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d)#Privatisation#du#foncier#

ARIDE#AFRICAIN# # Dans ce troisième chapitre je trace les grandes lignes de l’action publique dans

3.2. d)#Privatisation#du#foncier#

La dernière logique proposée considère la privatisation du foncier comme un moyen essentiel à l’accroissement de l’investissement et de la productivité de l’agriculture, suivant la théorie dite des droits de propriété.

La Banque Mondiale est un acteur clé de la promotion de cette vision et des interventions qui en découlent. Dans son rapport publié sous son autorité et intitulé « Des politiques foncières pour promouvoir la croissance et réduire la pauvreté », la Banque affirme que le droit foncier évolue en fonction « de l’augmentation de la rentabilité des investissements liés à l’utilisation plus intensive des terres résultant de la croissance démographique ou des possibilités offertes par l’intégration plus poussée de l’économie de marché et les progrès techniques » (2003 : 2). Selon la Banque, l’individualisation du droit foncier, et sa fixation dans un registre cadastral, facilite l’investissement et permet d’éviter l’accaparement des terres. Si le foncier est défini comme « un bien stratégique pour les pauvres », la Banque n’hésite

30 Eléments tirés de la présentation Sécurisation des systèmes pastoraux au Sahel face aux incertitudes

climatiques, socio-foncières et économiques. Présentée par Bernard Bonnet au colloque Agir en situation d’incertitude le 23 Novembre 2010.

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pas à définir les régimes fonciers gérés sur la base du droit coutumier comme « sub-optimaux au plan social et inefficaces au plan économique » (2003 : 3), et propose logiquement leur éviction dans les meilleurs délais.

La promotion de l’individualisation de la propriété privée du foncier passe par une série de promesses. Tandis que les atouts du droit foncier sont rehaussés par opposition aux droits d’usage, dont la protection est présentée comme trop gourmande en temps et argent, la concentration de la propriété, favorisée par la location ou la vente, apparaît comme le moyen de quitter la campagne et de libérer de la main d’œuvre. Par ailleurs, les titres fonciers sont décrits telles des garanties de nouvelles ressources, ouvrant aux particuliers l’accès au crédit, et permettant aux Etats de percevoir l’impôt foncier.

Cette rhétorique, produit et pilier de la philosophie néolibérale, joue un rôle central sur la scène internationale et en particulier en Afrique où plusieurs Etats, assistés par les institutions internationales de financement, sont en train de mettre en place des réformes foncières conformes aux critères et aux valeurs exprimés par cette rationalité. Jouant sur les contrastes entre tradition coutumière et modernité privative, l’argumentaire apparait convaincant, néanmoins, une analyse plus attentive à ce qui se passe sur le terrain laisse plus d’espace aux doutes.

Le Roy (1998) montre que trois différentes représentations de l’espace coexistent et interagissent de manière complexe en Afrique. Une représentation géographique et géométrique de l’espace, de matrice européenne, basée sur les calculs des surfaces, favorise les rapports marchands et l’appropriation individuelle de l’espace. Une représentation topo-centrique attribue les droits de contrôle et d’accès à un espace sur la base d’un point central et permet la coexistence de droits et d’usages différents. Enfin, une représentation hodologique considère l’espace d’un point de vue linéaire, comme l’itinéraire d’un point de départ à un point d’arrivée. Ces trois représentations semblent coexister dans le cas précis des paysages sahéliens, et où la représentation et l’appropriation géométrique concernent les champs clôturés, où la représentation topologique concerne les points d’eau d’où s’étend le contrôle des pâturages. Enfin la représentation hodologique correspond à la vision de l’espace des pasteurs en déplacement.

Christian Lund, dans « African Land tenure : questioning basic assumptions » (2000) répond à la thèse de la privatisation du foncier par une contre-argumentation particulièrement intéressante, basée sur le contexte sahélien, qui invalide point par point sa rationalité. Dans la première partie de son texte, le chercheur déconstruit certaines rhétoriques, aux tendances égalitaristes et communautaristes, qui identifient la propriété privée de la terre, et son aliénation, comme quelque chose d’exogène aux cultures africaines et aux différentes formes que les droits coutumiers ont assumées sur le continent. A l’aide de plusieurs exemples, Lund montre que la propriété privée y est présente depuis longtemps, coexistant avec d’autres formes de gestion du foncier (prêt, troc, formes de partage plus ou moins durables). Si effectivement la vente est interdite dans certaines sociétés, des formes d’arrangement et de contournement ont toujours eu lieu sur la base d’accords informels en dehors de l’espace public villageois ; de la terre

97 peut par exemple être donnée en gage sans être rachetée par la suite. Lund invite à interpréter la propriété privée en termes de degrés d’usage et de contrôle plus ou moins forts ou faibles, ce qui permet de considérer la propriété foncière comme un processus et non comme un état figé (Lund, 2000 : 6). Dans ce sens, la propriété est une relation qui demande de la reconnaissance sociale, condition sine qua non de sa matérialisation.

Dans la deuxième partie de son écrit, Lund conteste la causalité entre individualisation de la propriété privée du foncier et augmentation de la productivité : des données référencées montrent par exemple qu’il n’y a pas de différence de productivité entre la terre vendue et celle transmise en héritage ; en effet, les droits d’usage à court terme sont les plus productifs et les investissements spéculatifs les moins. L’argument de la facilitation de l’investissement n’est pas non plus toujours pertinent car, a contrario, l’insécurité foncière motive des investissements importants dans l’objectif d’acquérir ou de garder une légitimité dans l’occupation et l’usage de la terre. Du point de vue de la création de sécurité, une des principales justifications des processus de réforme invoqués par la Banque, la situation est renversée : d’abord, des droits d’accès flexibles et partagés, liés à différentes ressources sur un même espace, évitent l’exclusion d’usagers qui se retrouveraient, en cas de droit d’usage exclusif et totalisant, en complète insécurité. De plus, l’incertitude est constitutive des processus de privatisation, en particulier dans les conditions de forte inégalité sociale, éducative et d’accès aux services et aux administrations publiques qui caractérisent la plupart des pays africains. Cette incertitude est souvent créatrice de conflit et d’insécurité.

L’auteur tire de cette analyse trois conclusions majeures. Premièrement, en Afrique, d’autres formes de gestion du foncier que la privatisation, dans l’acception d’usage individualisé et exclusif d’un espace et des ressources que s’y trouvent, apparaissent comme plus sûres car bénéficiant d’une large reconnaissance sociale, alors que les réformes et les procédures bureaucratiques étatiques n’ont souvent pas de légitimité pour une bonne partie des intéressés. Au lieu de renforcer la sécurité, les réformes du foncier sur le modèle suggéré par la Banque Mondiale favorisent la conflictualité et l’incertitude. Deuxièmement, la productivité de la terre et l’investissement semblent dépendre bien moins de la reconnaissance formelle d’un droit de propriété que d’autres variables, telles que l’accès au marché et au crédit. Troisièmement, plutôt que de faire référence à des modèles cohérents, bien présentés mais complètement abstraits, il serait judicieux de se focaliser davantage sur les réalités du terrain.

Les conséquences de l’appropriation individuelle et privative de l’espace sont, là où elle est appliquée, particulièrement lourdes pour les systèmes pastoraux qui se voient amputés de la possibilité de pratiquer la mobilité et de se voir accorder des droits secondaires ou saisonniers sur une diversité de ressources dans des espaces complémentaires.

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Dans cette partie j’ai montré en quoi les notions et logiques qui ont légitimé les principales interventions de développement pastoral sont profondément inadaptées à la fois à l’écologie des milieux arides et semi-arides, et au fonctionnement des systèmes pastoraux. Ainsi, la notion de capacité de charge a justifié, sur la base d’interprétations erronées de processus de dégradation présumés des milieux arides et semi-arides, la mise en œuvre de pratiques fortement pénalisantes à l’égard des pasteurs, telles que la restriction de la mobilité et la sédentarisation des pasteurs. La promotion du modèle de développement de l’agro-élevage, inspiré de la tradition européenne, a contribué à la méconnaissance des spécificités du pastoralisme comme système de production spécialisé, adapté aux milieux arides et semi-arides, ainsi qu’à la négation du rôle central des complémentarités et des échanges entre les systèmes pastoraux et les systèmes agricoles. Le paradigme technoscientifique de l’intensification, basé sur l’émancipation des systèmes d’élevage de l’environnement l’apport d’intrants et les investissements en infrastructures, a nié et contraint l’« intensité » des systèmes pastoraux s’exprimant dans leur capacité de mettre la variabilité climatique au service de la production.

Les réflexions sur l’intensification et les droits fonciers en particulier montrent la nécessité d’élargir la portée empirique et théorique de ces concepts et invitent à reconsidérer ce qui fait « ressource». Dupré (1996) critique le statut attribué couramment aux ressources naturelles, censées exister indépendamment des sociétés humaines qui les exploitent. Figuié et Hubert (2012), à partir de différentes façons de représenter et qualifier le pâturage au Brésil, invitent à considérer les ressources comme des constructions sociales. La qualification de l’état de la ressource varie en fonction de l’orientation technique des exploitations, des objectifs de production, éventuellement du référentiel technique : « les ressources ne peuvent donc pas être considérées dans l’absolu, indépendamment des pratiques par lesquelles elles sont mobilisées et donc des valeurs, des références, des normes qui sous-tendent ces pratiques et doivent être prises en compte comme des composantes à part entière de l’agroécosystème » (Figuié et Hubert, 2012 : 307). Ce constat invite à remettre en discussion l’approche classique des sciences agronomiques et économiques, qui conçoivent les ressources naturelles comme un capital fixe, pour s’orienter davantage vers l’étude des capacités co-génératives des communautés du vivant qui interagissent dans des systèmes donnés (Hubert et Ison, 2011 : 11-12).

Le cas du pastoralisme fournit des éléments intéressants dans cette perspective. La valeur des ressources pastorales dépend de la manière dont les pasteurs construisent l’interaction entre leur bétail et l’environnement. La qualité des pâturages dépend non seulement de la qualité des sols et de la pluviosité, mais aussi du moment auquel le bétail y a accès. La capacité des pasteurs à exploiter, la variabilité climatique caractéristique des milieux arides et semi-arides via la mobilité est absolument centrale, de même que la possibilité d’accéder saisonnièrement à des ressources dont l’usage complémentaire détermine la valeur globale. Les ressources ne prennent de valeur que si elles sont perçues et utilisées selon des modalités qui impliquent à la fois des savoirs spécialisés et des droits spécifiques. Considérer une ressource immatérielle, tel que le droit à la mobilité, comme essentielle, au même titre

99 que l’eau et les pâturages, permettrait d’élargir les réflexions sur l’intensification et le développement à des ressources négligées par l’économie classique, c’est-à-dire à des ressources qui sont transformées, valorisées et mises en circulation, sans forcément passer par le système capitaliste d’échange.

3.3#Déterminants#du#changement#et#actions#publiques##

La littérature récente fournit divers éléments quant aux déterminants du changement dans les milieux pastoraux africains. Deux d’entre eux me semblent particulièrement structurants des trajectoires du changement des systèmes pastoraux : il s’agit de la fragmentation des espaces pastoraux d’une part et, des nouvelles ouvertures des systèmes d’élevage sur les marchés d’autre part. Ces déterminants du changement correspondent à des secteurs de l’action publique que j’examinerai ici en détail, avant de discuter des tendances qui se profilent à la lumière des dynamiques de changement social ainsi mises en évidence.