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c)' La' construction' technique' des' problèmes' de' développement' et' des' contextes'd’intervention'

1.3' Expliciter' les' dimensions' «'cachées'»' des' interventions' de' développement''

1.3. c)' La' construction' technique' des' problèmes' de' développement' et' des' contextes'd’intervention'

Dans son essai The Will to Improve (2007), Tania Murray Li centre son analyse sur les dynamiques et les implications de la construction technique des interventions du développement. L’anthropologue étudie les principales tendances et les effets des interventions de développement dans une zone montagneuse du centre de l’île de Sulawesi, en Indonésie. L’histoire locale est caractérisée par de violentes vagues de déplacement forcé de populations. Cette politique coercitive est mise en exécution une première fois, au début du XXe siècle, durant la colonisation néerlandaise, puis le même modèle est repris, à des fins différentes à partir des années 1970. Les

43 déplacements s’accompagnent de l’affectation d’importants espaces forestiers à de grandes entreprises d’exploitation du bois et à des projets de conservation de la nature. Par conséquent, durant les années 1990, le nombre de paysans sans terre augmente de façon dramatique.

Dans ce contexte social, politique et économique tendu, Murray Li étudie deux opérations de développement réalisées successivement dans la zone.

La première consiste dans la promotion d’un projet de protection de la biodiversité financé par d’importants bailleurs internationaux à partir de 1998 dans les environs du parc naturel de Lore Lindu. Le projet veut limiter les cultures illégales de café et de cacao à l’intérieur du parc. La solution proposée est l’intensification et l’amélioration de l’agriculture paysanne pour éviter les débordements et les coupes forestières. Des intrants agricoles et des semences améliorées sont mis à disposition des bénéficiaires et un programme est mis en œuvre pour promouvoir l’arboriculture fruitière et la diffusion de techniques inspirées par l’agroécologie. Le projet, dont la principale préoccupation est la conservation de la biodiversité, propose un ensemble de solutions techniques sans tenir compte du manque d’accès à la terre des paysans, conséquence directe des choix politiques mis en œuvre en parallèle : les affectations foncières aux compagnies forestières et la sanctuarisation d’aires naturelles en réponse à la déforestation qui dérive de l’exploitation du bois. La construction technique du contexte et du contenu de l’intervention, en occultant la nature historique et politique des inégalités sociales et économiques, produit un fort décalage entre les rationalités des développeurs et celles des paysans : la relance de cultures vivrières diversifiées alors que les dynamiques de marché favorisent les monocultures de rente ; la proposition de techniques de cultures « durables » à des paysans en mal de survie ; la promotion d’une intensification agricole économiquement irréaliste. Ainsi, les paysans pauvres, déçus, entreprennent des actions collectives pour proposer leurs propres solutions de développement : la revendication de droits fonciers « ancestraux », sur la base de la promotion d’un discours sur l’autochtonie ; l’occupation organisée de terres à l’intérieur du parc naturel sur la base d’un discours de justice sociale et d’accès à la terre.

La deuxième opération de développement étudiée par Murray Li est un énorme projet de développement financé par la Banque Mondiale sur la période 1998-2003. Le projet met à disposition un milliard de dollars de crédits à l’investissement aux collectivités locales indonésiennes pour réduire l’intensité des conflits violents en milieu rural. La forte conflictualité étant conçue comme le produit de la corruption généralisée et du manque de participation démocratique, les solutions identifiées portent sur l’amélioration des compétences locales en comptabilité et gestion, et la promotion de la participation démocratique dans la prise des décisions concernant la nature de l’investissement local. Les conditionnalités d’accès aux financements imposent le respect des règles et des procédures fixées par la Banque en matière de lutte contre la corruption, de gestion des crédits et de mécanismes consultatifs. Par son « community approach », le projet explique les conflits par des dynamiques locales de communautés considérées comme entités autonomes et isolées. C’est sans considérer le

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cadre plus général des politiques économiques nationales d’inspiration néolibérale qui déterminent l’affectation de terres et forêts aux entreprises minières, aux compagnies d’exploitation du bois et aux groupes d’agro-business. Par ces processus de dépossession foncière à grande échelle, les conflits deviennent structuraux. La prétendue autonomie des communautés locales dans la gestion des conflits et dans le développement économique se révèle une construction fictive. Les véritables causes des inégalités génératrices de conflit ne sont pas prises en compte par des interventions de développement limitées au domaine de la technique.

En réalité, traiter la démocratie, la participation et la paix sociale comme le résultat de l’acquisition de compétences et de la mise en place de procédures administratives se révèle un acte hautement politique. Par son analyse, Murray Li démontre que le caractère techniciste de l’aide au développement contribue à cacher les origines politiques de la pauvreté et des inégalités sociales, et la conflictualité qui en dérive. Ce mode opératoire permet la perpétuation des modèles politiques et des intérêts qui les sous-tendent. Les interventions de développement, plutôt qu’apporter des solutions, apparaissent dans cette optique comme des déterminants des problèmes qu’elles auraient la prétention de résoudre : « my tracking of the working out of this will from its colonial to neoliberal iterations reveals some profound limits to what it has accomplished. For vast numbers of people, it falls short of the promise to make the world better than it is. Yet, as my study has shown, it deeply shapes the conditions of their lives. It is not as if the processes intrinsic to the population have been left to take their natural course. For two centuries, conditions have been set, and they could be set quite differently » (2007 : 283).

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