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Parce que tout n’est pas parfait, parce que le métier n’est pas toujours facile, parce que certaines pratiques militantes ne sont pas adaptées, parce que les autres

posent un regard sur nous, parce que moi-même j’ai mes limites… Militants et

publicitaires prennent du recul sur le plan individuel, sur leur personnalité et leurs propres limites, mais aussi sur leur rapport au temps : le temps de faire, l’organisation du temps, la volonté de durer dans le temps… entre pression, manque de temps et volonté d’exister longtemps, nos acteurs tentent de définir leur engagement et leur métier.

§ 1 - Regard individuel

A. Une personnalité particulière

La publicité, un métier un peu à part qui rapproche le publicitaire, nous l’avons compris, de la figure de l’artiste. Le besoin de créer, qui s’inscrit dans ce que les professionnels présentent comme une démarche artistique, est donc lié à une personnalité particulière. Une personnalité caractérisée par la curiosité. Créer c’est aussi laisser une place à l’expression de la curiosité, de la découverte. Franck Saelens explique qu’il existe deux catégories de gens définies par deux types de raisonnement : le raisonnement vertical, « décisionnaire » incarnant la figure du client, de l’annonceur, et le raisonnement horizontal, « curieux » et « ouvert », « artiste dans l’âme », qui appartient donc au publicitaire. Franck n’est pas un « créa » mais un « commercial », il se présente comme un traducteur fabriquant le pont entre clients et « créas ».

« Pourquoi avoir choisi la publicité ? (…) je sens que les gens ont une personnalité ; pour vous donner une image, c'est qu'on a un raisonnement vertical ou horizontal (…) moi je suis plutôt quelqu'un qui a un raisonnement horizontal. (…) Donc souvent les gens sont des gens, non pas que les autres sont pas curieux mais leurs priorités en agence de pub, c'est des gens un petit peu moins décisionnaires, un petit peu moins comme ça enfermés sur les choses, mais qui en revanche adorent être comme ça dans la découverte, dans la curiosité, voilà. Donc ça c'est mon métier

à moi et j’avais une personnalité comme ça ; c'est-à-dire j'aimais bien le monde artistique, je suis pas un artiste, je sais pas dessiner, mais j'ai une sensibilité à l'image (…) et c'est vrai qu'en agence de communication, il y a des gens qui sont comme ça assez curieux, ouverts, mais voilà. Et inversement j'ai aussi une partie de mon cerveau qui est, par rapport à un pur... à un créatif qui sont les vrais, les gens qui eux sont vraiment des artistes, plus artistes dans l'âme, j'ai quand même une partie de moi qui est un peu rationnelle, j'ai un peu de moi, un bout de client et j'ai un bout de créatif en moi (rire). Mais souvent les commerciaux en agence c'est ça ; c'est des gens qui sont nés un petit peu traducteurs, on est un petit peu entre deux, et c'était ça ma personnalité depuis le début. »1

Pour Nabil, le concepteur rédacteur se distingue du créatif de par sa personnalité, plus littéraire, il a un goût pour la lecture. Lui, il se présente comme un créa, plus intéressé par l’art, « l’art visuel ». Son choix pour la publicité est attaché à une valorisation de la différence : il ne voulait pas « être dans les normes de tout le monde et faire pareil ». Il s’agissait aussi d’arriver à « vendre quelque chose aux autres » en utilisant sa propre « culture », sa propre « personnalité », et en mettant en avant sa « sensibilité ». Pour lui la publicité consiste à « communiquer par rapport à des choses très personnelles. » Être publicitaire, c’est donc être un peu à part, être un peu différent et valoriser une personnalité sensible à la démarche artistique.

Du côté des militants, l’engagement semble aussi dépendre d’une personnalité spécifique. Jean-Christophe parle de « sensibilités antipublicitaires » et Claire.A valorise sa différence, une différence traduite par les mots de fantaisie, de poésie.

« … comme je suis une personne un petit peu…, un petit peu fantaisiste, un petit peu poétique et que je vis un petit peu différemment parce que je suis pas trop dans le circuit classique, traditionnel et je prends pas de chapeau à roulettes malgré mon grand âge et des choses comme ça, quelquefois on me dit : "Mais tu es rêveuse, tu es fantasque, tu exagères". Donc j’essaie dans mon discours d’être modérée. »2

Etre militant, c’est donc être un peu différent. Yvan Gradis souligne sa personnalité indépendante de toute organisation religieuse ou politique. Un peu en retrait des autres, tel un « électron libre », il joue le rôle d’intermédiaire au sein du groupe. Mais c’est en prenant du recul sur ses relations avec les autres qu’il évoque une certaine

1 Entretien P n°10 : Franck Saelens, l.102.

incompréhension de leur part, un certain rejet aussi de ses idées et de ses méthodes. « On m’a ri au nez ! » dit-il, et ce malgré le fait d’occuper le statut d’ancien président et co-fondateur du collectif. Pas toujours compris et un peu à part, identifié comme « bizarre » ou encore « péremptoire », Yvan Gradis explique cette position par sa personnalité et sa façon de s’exprimer alors même que ses « doutes » et son « humilité » ne sont pas perçues.

Chez les militants comme pour les publicitaires, le discours se veut objectif et présente une remise en question des défauts tout en gratifiant cette capacité de prendre du recul sur soi et de tenir compte du regard des autres. La personnalité particulière, définie comme une personnalité sensible, ouverte, un peu différente et indépendante, est valorisée et mise en avant.

B. Connaître ses propres limites

Si l’engagement militant correspond donc à une personnalité particulière et valorisée, les antipub connaissent aussi leurs défauts, délimitant leurs domaines d’action. Ainsi, occuper tel ou tel rôle au sein du collectif fait l’objet de préférences ou au contraire de refus. Pour Yvan Gradis, le rôle de « mobilisateur » correspond à sa personnalité contrairement à celui de « sensibilisateur ».

« … je suis un très mauvais sensibilisateur, je crois que je suis meilleur comme mobilisateur c’est-à-dire que je m’adresse à des gens, ça c’est mon défaut et ma spécialité, qui sont déjà convaincus, parce que voilà. J’ai pas le temps de prêcher sur les routes de France et sur les places de villages pour essayer de convaincre les gens. D’autres le font beaucoup mieux que moi ; François Brune par exemple est un excellent sensibilisateur ; moi je suis un meilleur mobilisateur. »3

Le mobilisateur qui tente de rassembler les militants, le sensibilisateur qui souhaite faire réagir les passants dans la rue, le public ou encore les politiques, afin de grossir les rangs des contestataires… Les responsabilités endossées à l’intérieur de l’association sont donc fonction des qualités et des défauts que chacun objective, d’un côté, grâce à ses propres remises en question, et d’un autre côté grâce aux retours des membres du groupe. Ne pas avoir peur de parler aux médias, savoir communiquer, être un peu meneur, aimer réfléchir, analyser et écrire, aimer le dessin, être timide, suiveur, se

passionner pour l’informatique… « Les autres savent aussi de quoi tu es capable. » La personnalité reste la source principale de justification mais aussi de légitimation d’une position et du rôle au sein du groupe. Mais la remise en question individuelle est malgré tout peu évoquée dans les entretiens, si ce n’est à travers le thème de l’essoufflement qui constitue un point central vers lequel se dirige le questionnement. En effet, sans mettre en doute l’engagement, les militants évoquent les périodes de doutes, un manque de « motivation » ou encore un manque de « force ». Le doute invite chacun à prendre du recul, à changer de direction et à mettre en place de nouvelles stratégies.

« Mais, voilà, ça ne m’a pas suffi. J’ai mis un terme à cette activité (Paysages de France) tout simplement parce que dans la vie, il arrive souvent qu’on n’ait plus la motivation pour continuer d’agir de telle façon, telle ou telle façon, donc je passe à autre chose (…) mais je suis passé à autre chose en espérant un résultat plus massif. Voilà, c’est une stratégie différente. »4

Chez les publicitaires, la question des limites se pose constamment et prend les couleurs d’une éthique de la publicité. Non, on ne pourrait pas faire de la pub pour tout. Hors de question, par exemple, de faire de la publicité pour de l’armement, affirme Franck Saelens. Jean-Marie Dru « adhère à l’idée qu’il faut réduire la publicité pour les jouets lorsque les écrans sont envahis, juste avant Noël. » Pour Jean-Pierre Macia ce sont les automobiles faussement écologiques qui posent problème.

« Parfois…, parfois oui, parfois je doute, par exemple en ce moment on a l’impression que toutes les voitures qu’on utilise sont des voitures vraiment propres, on va respirer etc. Ces marques s’engouffrent là-dedans de façon éhontée, quoi ! Là ça me gêne vraiment ; ça me gêne vraiment parce que je suis aussi un citoyen, j’essaie d’être en adéquation justement avec un produit etc. C’est vrai qu’aujourd’hui j’aurai du mal par exemple à faire croire aux gens que certaines voitures en effet…., c’est vrai que certaines voitures sont plus ou moins neutres, enfin ça pollue énormément, j’ai du mal. »5

Se poser des limites c’est aussi savoir faire des choix. Ne pas accepter de travailler pour un parti politique avec « des tendances réactionnaires » a été, pour Jean-Pierre, un refus auquel il accorde de l’importance. Il semble donc que les publicitaires souhaitent

4 Entretien AP n°14 : Claire.A, l.298.

accorder métier et valeurs personnelles et, lorsque cela est difficile, une remise en question, qui prend la forme d’un doute, peut émerger. En effet, Lætitia était publicitaire lorsque je l’ai rencontrée, elle a décidé ensuite de créer une revue « d’informations culturelles ». Elle explique qu’il est toujours possible et même essentiel de garder une certaine liberté de choix des annonceurs car elle n’aimerait pas faire de la publicité pour tout. Elle veut rester en accord avec ses valeurs et mettre en avant non pas les « grands » mais « les petits ».

« Je n’aimerais pas faire de la pub pour Monsanto6 ou des gens que je déteste. C’est des gens qui font des OGM, je suis plutôt écolo, il y a des trucs que je pourrais pas, il y a des gens, je ne peux pas les voir dans mon magazine parce que pour moi c’est des pourris. Alors après si je peux me trouver des annonceurs qui sont plus des gens de proximité, une boutique du coin, un imprimeur, des gens qui font des choses concrètes pour les gens, encore une fois, proches des petits, les grands de toute façon il n’ont pas besoin de moi, donc ils viendront pas, ça c’est très clair, mais je préfère clairement dans mon magazine avoir une pub pour le petit shop du coin que pour Nike parce que y a quand même un échange de… c'est-à-dire que ce petit magasin tu peux le faire connaître, et puis lui nous finance. »7

Le discours des professionnels de la publicité souligne cette exigence d’accomplir son métier en adéquation avec des valeurs personnelles. Se poser des limites c’est donc respecter ses propres valeurs et garder une certaine liberté face aux diktats de la profession. Mais au contraire pour d’autres, le travail c’est le travail, et les exigences professionnelles doivent prévaloir sur ses propres inclinations. Le « choix » de cette absence de liberté fait du travail non plus une passion mais redevient un gagne-pain. Pour Yvan par exemple, quel que soit le produit vendu, le travail doit être fait.

« … c’est comme faire une pub pour une arme à feu, on aura beau faire une publicité, qu’elle soit drôle, qu’elle soit juste ou quoi que ce soit, derrière, le produit reste le produit… oui je pourrais me poser des questions, je pourrais éventuellement le faire à contrecœur mais si on me dit "fais-le", je…, ou alors je pose ma dèm’.

6 « Monsanto est une société consacrée à l’agriculture. Nos innovations et notre technologie aident les agriculteurs du monde entier à produire plus en préservant plus… » cf. http://www.monsanto.fr/

Mais… je suis aussi conscient que…, ce que je disais tout à l’heure, on n’est pas non plus lisse de tout reproche, et à un moment on a aussi besoin de manger. »8

Si certains publicitaires entreprennent donc de faire des choix dans leur métier afin de respecter les valeurs personnelles, pour d’autres au contraire, une remise en question ne peut pas être constructive. Franck Salens parle d’une certaine résignation ou du moins une acceptation du système en place. Il s’agit pour lui de jouer son rôle de manière honnête en tant que simple « maillon » au sein de ce système, tout en étant « respectueux ». Mais pour certains, faire son métier honnêtement devient difficile quand la démarche artistique, soulignée à plusieurs reprises, se trouve en contradiction avec les exigences du métier. La part de créativité se trouve réduite pour laisser place au travail technique, jugé par les « créas » comme étant répétitif, « qui ne donne pas beaucoup de place à l’expression d’idées ». Face à ce dilemme, le doute s’installe et les choix concernant le métier sont remis en question. Lætitia ne se considère pas comme publicitaire et souhaite même changer d’orientation quand son contrat se terminera, pour devenir peut-être enseignante d’arts plastiques ou encore créer un magazine culturel. Alexandre Lévy exprime aussi une certaine lassitude à peine cachée dans son discours. Son intérêt porte sur le théâtre pour lequel il consacre du temps à la répétition de pièces dans lesquelles il joue. Nabil, de son côté, a quitté son agence parce qu’il ne se sentait « pas assez libre dans son travail de création »…

Les publicitaires s’interrogent donc sur l’éthique de leur métier. En effet, les entretiens révèlent une remise en question qui revêt parfois les traits de la confession. La confession de Nabil, par exemple, qui fabrique une maquette touristique avec des photos mensongères.

« Parce que j’ai l’impression de mentir. Je sais que quand je fais des mailings, et tout ça, même quand je fais des plaquettes, je peux faire une plaquette pour St-Lari, les photos ne sont même pas celles de St-Lari. Il faut montrer des gens heureux, des gens…. On ment constamment, la vie est belle. La pub c'est un monde qui est magnifique, y a pas de problème, il n’y a rien qui se passe, et c’est pas vrai. Et moi, c’est ça que j’aime pas dans la pub, parce que tu ne les confrontes pas à la réalité, tu ne les fais pas avancer. (…) Moi ça me pose problème dans l’intégrité. »9

8 Entretien P n°7 : Yvan, l.637.

L’impression de mentir… Alexandre parle de « subterfuge » ou encore d’« exagération » lorsqu’il s’agit de « faire consommer des choses dont les gens n’ont pas forcément besoin ». Pour Yvan, ce n’est « pas le métier le plus noble du monde », car il comporte un « petit côté manipulateur » et crée « des besoins de surconsommation ». La manipulation est un aspect très souvent évoqué par les publicitaires eux-mêmes et va à l’encontre de leurs propres valeurs. En effet, cette remise en question souligne encore ici les contradictions auxquelles ils sont confrontés. Si les limites personnelles qui s’apparentent à une éthique professionnelle sont donc définies chez les publicitaires, d’un côté par les exigences techniques qui entrent en contradiction avec la démarche artistique, et d’un autre côté par les valeurs personnelles, chez les militants, elles sont déterminées par leur personnalité, leurs qualités et leurs défauts. Il ne s’agit donc pas pour ces derniers de choix personnels, les limites sont posées en fonction de ce que l’on est capable de faire ou non. Sur le plan individuel, les prises de recul individuelles traduisent une auto-valorisation en faisant de la personnalité la principale justification. Ainsi une personnalité un peu à part, indépendante, une sensibilité marquée par l’ouverture à l’autre, à la différence, explique les limites de chacun dans ce qui peut être fait ou non, car loin d’être présentées comme des faiblesses ou des défauts, ces limites s’apparentent chez les publicitaires, à une éthique professionnelle.

§ 2 - Le temps

L’efficacité est aussi liée au temps, à ce qui dure, au fait d’exister longtemps, « faire durer la chose », « agir depuis longtemps », c'est-à-dire à ce qui a un impact dans le temps… Militants et professionnels tiennent tous un discours sur le temps. A la fois celui qui désigne une endurance, celui qui évoque l’organisation de la journée, et enfin celui qui se répète, chaque jour, chaque semaine, chaque mois… tel un cycle sans fin. Il s’agit ici de faire l’étude des « temporalités sociales » que je définis avec Daniel Mercure comme « la réalité des temps vécus par les groupes, c'est-à-dire la multiplicité des conduites temporelles et des représentations du temps liées à la diversité des

situations sociales et des modes d’activité dans le temps. »10 Pour reprendre l’auteur, les

temporalités sociales sont donc liées aux notions de multiplicité des temps sociaux et de rythme social. Ainsi la prise de conscience du temps, relative à chacun, est aussi relative à chaque groupe. Les différentes situations et expériences sociales marquent donc une impossible uniformité des temps sociaux. Selon Georges Gurvitch, « le rythme est une accentuation des durées et des intervalles, un équilibre recherché entre la continuité et la

discontinuité dans les temps. »11 Le rythme désigne donc à la fois la continuité :

régularité du temps et périodicité, « alternance de temps forts et de temps faibles », et la discontinuité : cadence, allure, vitesse, rapidité, accélération du rythme de vie…

Quels sont alors les rythmes sociaux qui marquent les temporalités sociales des militants et des publicitaires ? Comment définissent-ils ou du moins comment conçoivent-ils le temps dans leur quotidien, leur travail, leur vocation…

A. Durer dans le temps

Les entretiens avec les professionnels de la publicité n’évoquent pas le temps dans la durée, au contraire, « rien ne dure ». Benoît m’explique que « tout est question de mode » et « la mode va très vite » : le rouge était très à la mode avant, « maintenant c’est le orange, couleur de la communication ». Le métier s’inspire de la mode, évolue en fonction de la mode, donc logiquement, si la mode est marquée par le renouvellement perpétuel des codes, le métier aussi. La discontinuité caractérise ici le temps pour reprendre l’idée de Georges Gurvitch. Le rythme de travail s’accélère, le renouvellement rapide influe sur la production créative entraînant ainsi la naissance de l’éphémère, rien ne dure… Et pourtant, Jean-Marie Dru souligne l’importance d’une campagne qui dure, car ici le temps traduit l’efficacité.

« La plupart des grandes idées de vente sont restées plus de 10 ans à l’antenne. 30 ans pour Orangina. Les idées de vente fortes ont cette particularité de durer et, ce faisant, de donner encore plus de valeur aux marques.»12

Pour les professionnels de la publicité, plus une idée dure dans le temps, plus elle

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