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Quelle était l’attitude de la presse grecque tout au long des événements qui ont marqué le début du contentieux ? Nous allons tout particulièrement nous intéresser à deux études de presse réalisées par une équipe de sociologues grecs à partir d’analyses de contenu d’articles relatifs à l’affaire macédonienne. Ceux-ci ont clairement montré le caractère nationaliste de la presse, notamment pendant la période 1991-1993 (Armenakis et al., 1996). Leur analyse approfondie des éditions du dimanche de cinq quotidiens grecs (quatre athéniens et un salonicien), à savoir un total impressionnant de 1883 articles, sur une période de 17 mois (de décembre 1991 à avril 1993) a mis en évidence, entre autres, leur positionnement majoritairement (79,7%) ethnocentrique face au conflit nominal. En effet, les auteurs font une distinction entre deux types de positions idéologiques : ethnocentrique et polycentrique. La première, conçoit la nation comme identité sociale dominante qui emporte et surpasse tout autre identité au sein d’une communauté ; la seconde, plaide pour l’identité nationale comme une parmi d’autres qui peut potentiellement prendre une place moindre dans la hiérarchie des choix citoyens, notamment devant la violation de principes œcuméniques (p. ex. Droits de l’Homme). De plus, la majorité des auteurs de ces articles, des journalistes n’ayant ni la formation, ni les supports nécessaires pour se renseigner sur l’historique du conflit, ont rempli de la plus mauvaise manière le rôle d’informateurs face à un public qui ignorait autant qu’eux les véritables causes de l’affaire, en diffusant des informations confuses, fausses, des opinions et des points de vue.

Les origines du groupe national sont présentées dans la presse comme une continuité ininterrompue de l’antiquité à nos jours, Alexandre le Grand et l’étoile de Vergina sont, dans ce même

argument, les symboles-preuves de l’hellénicité de la Macédoine grecque. Selon les mêmes articles, les partenaires européens ne peuvent pas saisir les particularités de la réalité balkanique, ils ne sont intéressés que par leurs intérêts géopolitiques dans la région. Enfin, 67% des articles soulignent le besoin de préserver l’unanimité nationale devant la revendication nominale, 73% d’entre eux utilisent uniquement le mot « Skopje » et « Skopjiens » pour désigner le pays voisin et sa population, et 17% s’expriment à son égard par des termes tels que « pseudo- état », « l’entité de Skopje », « l’état de Gligorov » etc. (Panagiotopoulou, 1996). Une étude plus récente effectuée par cette même équipe de sociologues (Demertzis et al., 1999) a comparé les éditions du dimanche de ces mêmes journaux peu avant et peu après la signature de l’accord intérimaire entre les deux pays au siège de l’ONU, en septembre 1995. Premier constat,

l’accord n’a pas suscité autant de zèle éditorial que l’affaire elle- même quatre ans plus tôt. Un total de 237 articles ont été publiés à ce sujet, dont 46,8% étaient négatifs quant à l’aboutissement des négociations, 36,7% neutres et juste 16,5% positifs. Un changement notable s’est également produit au niveau du contenu des articles dont 55,7% étaient de nature polycentrique, contre 44,3% de nature ethnocentrique.

Résumons ce qui nous paraît essentiel comparativement à la première étude : la presse grecque s’est montrée moins intéressée par l’accord, qui pourtant a constitué la fin provisoire de la dispute entre la Grèce et la République de Macédoine, moins négative, polémique et ethnocentrique que dans le passé, quoique très critique. Les auteurs de l’étude interprètent ce changement d’attitude avec précaution, comme étant beaucoup plus une preuve de pragmatisme de la part de la presse, que comme un profond changement vis-à-vis du problème.

Les titres d’un quotidien grec

Afin de « prendre la température » de l’intérêt de la presse grecque de 1995 à 2001, nous avons suivi de près un quotidien grec de centre-gauche, Eleutherotypia (traduction : Liberté de la presse), qualifié par ces mêmes sociologues de moins ethnocentrique que tous les autres. Il s’agit d’un quotidien athénien à large diffusion qui s’adresse à un public majoritairement cultivé. De septembre 1995 à juillet 2001, nous avons collecté tous les articles publiés relatifs au problème nominal qui oppose Athènes et Skopje. Le graphique suivant illustre la courbe de température de l’apparition de ces 249 articles en l’espace de sept ans.

Graphique (1) : Fréquence de parution d’articles relatifs au problème (1995- 2001)

À la lumière du graphique, force est de constater la chute considérable du nombre d’articles publiés portant sur l’affaire entre 1995 et 1999, année où la fréquence atteint son niveau le plus bas avec moins de dix articles par an. Un certain regain d’intérêt est observé les deux dernières années (2000 et 2001), lié aussi bien aux tensions intercommunautaires à la République de Macédoine qu’à la fin de la durée officielle de l’espace de sept

0 10 20 30 40 50 60 70 80 90 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 Eleutherotypia

ans qui a été fixé par l’accord intérimaire de septembre 1995, afin de trouver une solution viable et définitive pour le nom entre les deux pays intéressés et qui eut comme effet l’accélération des pourparlers. C’est justement à partir de la signature de cet accord de 1995 que le nombre d’articles sur le contentieux décroît en masse.

Nous avons ensuite classé les articles en sept catégories sur la base de leur contenu : ceux qui portaient sur les discussions et les négociations diplomatiques entre la Grèce et la République de Macédoine, ceux qui se référaient à leurs politiques intérieures respectives, se déroulant exclusivement dans leurs capitales, les interviews avec les acteurs politiques des négociations, les articles portant sur la politique extérieure, et ceux qui exprimaient l’opinion de leurs auteurs, à savoir les journalistes du quotidien. Les articles portant sur les pourparlers diplomatiques occupent 29,9% de l’ensemble du corpus. Visiblement, l’intérêt journalistique s’active sensiblement à chaque occasion qui préfigure un début de solution et suit attentivement le dialogue et les commentaires qu’il suscite sur le plan des politiques intérieures. Sans surprise, viennent ensuite ceux qui portent sur la politique intérieure de chaque pays (26,2% et 16,5% respectivement), les interviews politiques (12,5%), la politique extérieure (9,1%), et enfin les opinions des journalistes (5,8%). Les trois premières catégories forment dans une certaine

mesure des vases communicants, au sens où toute progression ou régression dans les discussions à Athènes, à Skopje ou à New York entre les délégués politiques de chaque pays produit des épiphénomènes et des réactions au sein de chaque scène politique respective, et vice versa.

Il est intéressant à cet égard de regarder plus en détail les titres des articles de ce journal : toute référence à la région géographique large de la Macédoine dans la péninsule

balkanique est occultée, le terme même d’affaire « macédonienne » a été remplacé par un autre qui résume exclusivement et uniquement le différend nominal sans aucune référence, sans aucun ancrage dans le passé d’un problème et d’une question dont l’émergence se situe à la fin du 19e

siècle. Ainsi, le problème dans sa nouvelle terminologie depuis 1992, se résume dans le vocabulaire de ces articles, à l’affaire « skopjienne », au problème « gréco-skopjien », ou plus directement au « nom ». Tout au long des différentes publications issues des discussions diplomatiques entre les deux parties, la presse annonce la fin du problème en faisant preuve d’inventivité en matière de rhétorique afin de ne pas répéter les mêmes expressions. Par exemple : « Fin réaliste de l’affaire (1996), L’affaire skopjienne se finalise (1997), Ils mettent en scène le compromis (1998), Maintenant le nom (1999), Athènes et Skopje accélèrent pour le nom (2000), Affaire greco-skopjienne : deux occasions pour un nom (2001) ».

Chaque nouvelle relative à une éventuelle décision définitive sur le problème est accompagnée de différentes hypothèses ou rumeurs quant au statut nominal qui fonde le consensus entre les deux parties. Les différentes appellations alternatives pour la République de Macédoine qui font converger ou diverger les négociations sont, par ordre chronologique d’apparition dans le journal, les suivantes : « Nouvelle Macédoine (Nova Makedonija) (1996), Nova Makedonija (1997), Macédoine de Skopje (1998), Slavomacédoine (2000), Gorna Makedonija (Macédoine d’en haut), Nouvelle Macédoine (Nova Makedonija) (2001) ». Uniquement du point de vue de la fréquence, l’appellation la plus souvent citée est celle de Nouvelle Macédoine. Signe d’une évolution lente des négociations ? Ou d’un retour au passé ? Seul l’avenir nous le dira. Pour l’instant nous nous contentons d’observer, et de rappeler au lecteur, que

cette même solution a été proposée sans succès par la présidence portugaise de la commission européenne, dès 1992…

Nous avons effectué une analyse lexicale des 249 titres des articles du quotidien grec, afin de mettre en évidence les différences et les similarités en matière de lexique et de sémantique par année de publication. Les résultats obtenus nous offrent trois champs lexicaux distincts, qui nous permettent de remarquer, d’une part, la présence des noms des protagonistes politiques de chacune des différentes phases des discussions (Gligorov, Pangalos, Simitis, Georgievski), de l’autre, une certaine évolution dans le vocabulaire employé par la presse du côté des substantifs, p. ex. « compromis », « problème », « l’attaque », la « double appellation » ou du côté des verbes, p. ex. « composer - é », « insister », que nous retrouvons dans les titres des années 1995-2000. Inversement, en 2001, nous observons une phraséologie qui se caractérise par la présence de termes tels que « discussion, proposition, solution », plus neutres et pragmatiques qu’auparavant.

La nouvelle phase dans laquelle, dès 1995, les relations politiques et économiques entre la Grèce et la République de Macédoine se sont insérées, ne témoigne en rien, ou presque, du problème qui les oppose et du conflit qui les a divisées. Cette phase que nous avions qualifié de « compromis réaliste » se reflète également dans la quantité, le contenu et le style d’écriture des articles de la presse hellénique. Cette dernière fait preuve d’indifférence et de critique face au dernier acte des discussions dont l’ultime scène se joue depuis environ dix ans. Dans sa large majorité, elle ne manque pas l’occasion de souligner les avantages économiques supplémentaires que la Grèce pourrait tirer une fois cette épine enlevée, sans presque aucune allusion au passé tumultueux de l’affaire.

L’examen de la presse hellénique nous permet de constater la double temporalité de l’affaire macédonienne. De 1991 à 1995, elle a suscité une mobilisation politique et populaire impressionnante frôlant le nationalisme, tandis que depuis cette période elle semble tournée vers une approche plus pragmatique, dictée par l’actualité de la région balkanique, la réalité internationale, les avancées économiques, mais également la position minoritaire de la Grèce sur la question du nom. Destin curieux pour une affaire qui a suscité tant de passions, rappelant une phrase que beaucoup de Grecs ont en mémoire car prononcée par leur Premier ministre en 1993 - peu avant la chute de son gouvernement - et qui garde aujourd’hui une couleur prophétique : « Dans dix ans l’affaire skopjienne sera oubliée »…