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L’étude des groupes nationaux dans les sciences humaines n’a cessé de poser des questionnements quant à la nature de la nation elle-même. Ce regroupement basé sur un vouloir-vivre collectif a été opérationnalisé sous de multiples facettes, aussi bien comme « idéal », que comme « prophétie créatrice de la conscience collective » (Hauser, 1916), « croyance subjective » (Weber, 1921), ou sobrement, « une affaire d’esprit (mind) et non pas de relation physique » (Pillsbury, 1919). Le mot « nation » a été investi par un programme entier d’idées, depuis son apparition à la fin du 18e, et surtout tout au long du 19e siècle.

L’idée de la nation en tant que sujet collectif autonome et historique a donné lieu à la constitution d’une affinité « quasi- naturelle » entre d’un côté, le discours historique et le pouvoir politique qui l’a produite, et de l’autre, la réalité sociale qui la sous-tend et qui lui donne sens (Tsoukalas, 1999). Différentes études s’aventurent ainsi à la recherche d’une définition opérationnelle (historique, sociologique ou même littéraire) de la nation à travers l’étude de sa matière, des éléments (ethniques, culturels, spatiaux) qui constituent son essence, son « être » national. D’autres, au contraire, cherchent à définir cette communauté nationale par la manière dont la nation se manifeste à ses citoyens, son « paraître ». Sans trop nous aventurer dans la myriade d’études consacrées à ce domaine, constatons sommairement que malgré le changement de perspectives, de terminologie et de méthodes d’investigation, le principe « spirituel » ou « idéel » (appelé dorénavant système d’idées, esprit, solidarité, attachement, croyances, mythes, imaginaire, psyché etc.) qui tient ensemble les membres du groupe national, demeure incontestable.

Prenons l’exemple de la conférence d’Ernest Renan qui démontre clairement la non-validité de certains critères habituels de définition d’un groupe national comme tel (à savoir la « race », la langue, la religion, la géographie, la communauté des intérêts). Il conclut que ce dernier n’est qu’un principe spirituel, résultant des complications profondes de l’histoire et non pas un groupe déterminé par la configuration du sol. Cette spiritualité, cette « âme », accroche ensemble les souvenirs du passé et la volonté de partager un lien commun dans le futur : « Elle [la nation] suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune » (1882, p. 241).

Les critères « objectifs » souvent utilisés pour définir une nation sont aussi flous, mouvants et ambigus « …que la forme des nuages comparée au relief terrestre » (Hobsbawm 1990, p. 15). Les critères de définition de cette catégorie de classification de groupes, de collectivités ou de personnes ne permettent aucunement une généralisation universelle, car le processus même de la constitution des nations comme telles est conditionné par des évolutions sociohistoriques diverses qui ont donné lieu à la formation d’entités politiques divergentes du point de vue historique et culturel. Le passage d’une communauté à une entité politique organique définie historiquement, c’est-à-dire un sujet collectif historique, a présupposé dans l’histoire récente des nations, le passage par des clivages sociohistoriques incomparables. Les efforts d’une définition contemporaine de la nation s’affrontent ainsi à un paradoxe, et à une faille pour les chercheurs, qui renvoie à un ressenti déclaratif fort et profond des sujets nationaux concernant leur propre sentiment identitaire, sans pour autant pouvoir distinguer objectivement en quoi ce sentiment, cette forme d’identification, consiste, ni en quoi elle se différencie des autres formes possibles d’identification. Comme Nicole Lapierre

(1989) le fait très justement remarquer, l’étude de la fixation des symboles identitaires qui fondent une croyance en une origine commune, doit nous aider à pouvoir comprendre pourquoi le sentiment de l’appartenance à un groupe national ou ethnique ne se prononce presque jamais au passé ou au négatif.

Nous retrouvons la même aporie chez Henri Tajfel (1969) dans un de ses écrits consacré au processus de formation des attitudes nationales. D’entrée de jeu, l’auteur ne cache pas son embarras dans son effort de définir la nation qu’il qualifie par ailleurs de concept obscur : « la nation est le groupe humain le plus large, le plus complexe et le plus abstrait ; en même temps, il s’agit d’un groupe qui semble capable de provoquer une énorme intensité au niveau de l’attachement de ses membres, beaucoup plus qu’un groupe quelconque » (ibid., p. 143). Plus récemment, Ernest Gellner insiste sur le fait que cette difficulté est intrinsèque à cette notion, fait partie de son essence même, en disant que « …un homme sans nation est un homme sans ombre » (1983, p. 18). Selon le même auteur, deux hommes sont de la même nation si – et seulement si – ils partagent la même culture, quand la culture à son tour signifie un système d’idées, de signes, d’associations, de modes de comportement et de communication. On serait tenté de dire que l’appartenance à une même nation est définie par le partage des mêmes représentations culturelles autour de l’idée nationale. Ce partage n’est pas anodin, au contraire il contribue à l’élaboration d’un savoir identitaire indispensable et inéluctable, un savoir qui devient une seconde nature. Finalement, « avoir » une nationalité équivaut à partager un savoir identitaire, ou une

condition psychologique (McDougall, 1921), ou même le ressenti du partage d’une même appartenance, d’une croyance subjective

Michael Billig approfondit cette réflexion et, dans le sens de l’extrait de Renan, souligne qu’il n’est pas seulement « naturel » d’avoir une identité nationale, « il est aussi naturel de se souvenir d’elle » (1995, p. 37). Pierre Nora désigne la mémoire sociale, de par sa définition, comme lieu privilégié et unique, où la nation garde sa pertinence et sa légitimité. Ses liens inextricables avec l’histoire et la nation ont donné lieu, selon l’historien français, à une « […] circularité complémentaire, une

symbiose à tous les niveaux, scientifique et pédagogique,

théorique et pratique » (1986, pp. xxi-xxii). En ce sens, la mémoire joue un rôle de réservoir où le groupe va chercher les souvenirs- preuves de son existence, les fragments de son expérience, les traces de son être passé. Dans ce processus d’anamnèse collective, comme Maurice Halbwachs l’a brillamment illustré, les convergences sont toujours mieux retenues et sélectionnées que les divergences, au profit de la continuité et de l’identité du groupe : « Mais ce qui nous frappe, c’est que dans la mémoire [collective], les similitudes passent cependant au premier plan. Le groupe, au moment où il envisage son passé, sent bien qu’il est resté le même et prend conscience de son identité à travers le temps. Mais le groupe vit d’abord et surtout pour lui-même, vise à perpétuer les sentiments et les images qui forment la substance de sa pensée » (1950, p. 139).

Les récits sur la nation naissent spécifiquement pendant ces circonstances historiques qui amènent les groupes nationaux à oublier une partie de leur histoire (Anderson, 1983). Le groupe ne retient de son histoire que ce qui vérifie l’image qu’il cherche à montrer, à faire croire, ou à faire valoir, selon les conventions et les exigences du présent. Sous ce prisme, ce même auteur a décrit les nations comme des communautés imaginaires et

imaginées. Une communauté doit s’imaginer, car son

appréhension (temporelle, spatiale, humaine) dépasse largement l’expérience immédiate. Une communauté se distingue d’une

autre, non pas par sa fausseté ou son authenticité, mais par la manière particulière que chacune met en œuvre dans l’effort de se représenter comme telle. Ce spectre représentationnel témoigne aussi bien de la pluralité que de la singularité des styles employés pour penser la nation, ancrés dans des contextes sociohistoriques spécifiques et façonnés par les cultures indigènes. Ainsi, penser sa propre nation revient à utiliser les cadres mentaux d’une société donnée à un moment historique particulier. Ces cadres, vecteurs d’éléments issus de la culture et des traditions locales, véhiculent tout un imaginaire collectif concernant le groupe national qui le rend unique, c’est-à-dire, différent. Chez Elias Canetti (1966), l’importance de cette différence se prolonge au-delà de la simple différenciation culturelle ; les nations prennent une forme de religion, qui trouve sa forme paroxystique dans les guerres, et sa puissance quotidienne dans les symboles de masse qui l’incarnent.

La nation est également imaginée comme une entité unique en termes temporels et spatiaux. Elle est imaginée comme communauté temporelle sous un angle diachronique, de manière à garantir son héritage historique et son avenir. Elle a son propre passé, sa diachronie et son destin futur. Sa temporalité fait partie de son essence identitaire et entretient avec elle des relations d’implication réciproque. Le temps identitaire est un temps

imaginaire (Castoriadis, 1975). L’usage de la narration, des récits va garantir sa transmission, jusqu’à devenir parfois la condition même de son existence (Ricœur, 1983). « Cette façon de négocier et de renégocier les significations par le biais de l’interprétation des récits me paraît être, écrit Jerome Bruner, l’un des couronnements du développement de l’homme. Culturellement, le phénomène s’appuie sur les extraordinaires réserves de récits qu’accumule une communauté, mais aussi sur ses outils très précieux que sont les techniques interprétatives : ses mythes, sa typologie des attitudes humaines, mais aussi ses traditions dans

la définition et la résolution des récits divergents » (1991, p. 79). Une histoire nationale unique a comme théâtre un lieu unique qui la caractérise autant que sa durée. L’espace national est perçu au-delà de sa matérialisation géographique, comme un

topos national, sans limites naturelles emprisonnées par

l’expérience immédiate. Il s’agit plutôt d’un lieu qui sert de métaphore à l’unique du groupe national. Il est difficile de l’imaginer séparé en deux, plus encore, de voir son nom partagé avec un autre groupe.

La nation est le produit et le producteur d’une réalité sociale en phase avec ses formations symboliques et imaginaires et soutenue par ses représentations. Une réalité, d’après Serge Moscovici (1991), « qui colle d’aussi près que possible aux produits mentaux de la société, aux formations symboliques – croyances, idéologies, narrations, mythes, etc… – créées de manière continue pour soutenir les pratiques communes. Cette autocréation de la société à travers des symboles et des significations organisés est une partie intégrante de notre réalité sociale. On peut même dire qu’elle en est la partie dynamique, dans la mesure où l’ordre de la société n’existe pas automatiquement, mais doit être actualisé, défendu et justifié en nécessité par ses membres. Or ces formations symboliques fort diverses et en flux permanent sont articulées par une représentation commune à la plupart des gens et qui nous permet de les comprendre spontanément ».

La société se projette et s’interprète, comme communauté

interprétative. Dans l’effort d’étudier ces processus multiples il est

important de prendre en compte « […] le rôle essentiel, quoique souvent sous-estimé, que l’imagination joue dans la vie humaine, ainsi que le rôle également essentiel que les produits de l’imagination commune jouent dans la vie sociale des hommes » (Searle 1979, p. 118). Imagination qui intervient aussi

bien dans l’effort de se représenter le passé, de le reconstituer dans et par le présent, d’effacer ou d’oublier ses faces douloureuses et de pouvoir se projeter dans l’avenir, où, justement, l’irréel prend la relève. Néanmoins, projection et interprétation ne doivent pas être conçues comme des processus statiques, ni comme internes ou centrifuges aux groupes. Il s’agit de processus pris dans la dynamique sociale et historique de leur action et presque toujours dans un rapport à l’autre, celui qui n’est pas, au différent. Le groupe national est défini aussi par ses frontières, au sens matériel et figuré du terme, qu’il construit, qu’il négocie, ou qu’on lui projette (Barth, 1969).