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Si nous étions à la recherche de stéréotypes qui sous-tendent une part de vérité vis-à-vis de leurs objets, celui qui gravite autour des Balkans, pourrait nous servir d’exemple de départ. Un stéréotype, car rien ne préfigurait que la dénomination d’une large chaîne montagneuse (le véritable sens du mot turc Balkan) prenne le sens de poudrière qui lui a été attribué tout au long du 20e siècle. L’image caricaturale et primitive des populations

balkaniques comme étant de nature violente les a suivies, parfois avec les mêmes adjectifs, tout au long des grandes guerres du 20e

siècle, jusqu’à très récemment (Todorova, 1994) en raison des conflits intercommunautaires sanglants ayant suivi la dissolution de la fédération yougoslave. Dans les manuels scolaires européens, les Balkans sont associés directement et souvent exclusivement à une région caractérisée par l’absence de paix, comme la Grande-Bretagne est associée à l’industrialisation et la France au passage à la société bourgeoise (Höpken, 2000). Cependant, la part de vérité du stéréotype autour des Balkans repose principalement sur le fait que cette région dans son histoire récente a été un véritable théâtre de guerres et de conflits. Si l’image de la violence et de la haine a été attribuée comme qualité essentialiste aux populations balkaniques (Said, 1979), celle du conflit a été largement produite et reproduite au sein de chacune d’elles, tout particulièrement dans la construction, la narration, et la diffusion de leurs histoires nationales et mémoires historiques. Le sens de la causalité de ces conflits n’est naturellement pas le même selon le point de vue adopté.

Ce qui nous intéresse en prenant cet exemple, c’est de montrer la place et le rôle du conflit dans la construction de la représentation de l’histoire nationale. Non pas que le conflit, ou

l’antagonisme, soient les seules formes de relations instituées entre les peuples balkaniques. Au contraire, Simmel a largement élucidé la question, le conflit étant selon lui un élément inhérent aux sociétés et jouant un rôle polyvalent : il divise autant qu’il unit, il socialise autant qu’il isole, « un contre autrui qu’il faut ranger avec un pour autrui sous un seul concept supérieur » (1908, p. 20). L’affaire macédonienne a été principalement un effort collectif de différenciation, un effort pour montrer qu’un nom ne peut pas se partager quand les deux acteurs du partage ne le « méritent » pas de la même manière, au même degré. Dans ce sens, nous allons nous intéresser aux manuels d’histoire de l’enseignement grec afin de voir comment s’est construite l’image du soi national dans sa confrontation avec l’autre. Ensuite, nous nous focaliserons sur l’analyse qualitative du manuel distribué dans les écoles grecques tout spécialement pendant, et à cause, de l’affaire macédonienne.

Un manuel d’histoire fait sur mesure

L’approche ethnocentrique du passé historique est une règle générale appliquée par tous les pays balkaniques dans l’écriture de leurs manuels d’histoire, même pour ceux issus de la nouvelle réalité politique après 1989. Malgré la volonté clairement exprimée par les auteurs de ces ouvrages, de réécrire une histoire nationale nouvelle, de rompre la ligne unique que l’appareil idéologique leur imposait auparavant, leur entreprise conduit à remplacer un idéologème politique par un autre, national. La rhétorique du passé est généralement la même dans tous ces manuels. L’antiquité est vue et présentée sous l’angle axiologique et idéologique du présent, de manière unilatérale, comme source et preuve principale (spatiale, linguistique, ethnique) de l’indépendance et de l’autonomie étatique actuelle (Vouri, 2000). Un passé fragmenté, une antiquité qui légitime l’identité du présent.

Le système éducatif grec n’est pas étranger à cette conception de la nation et de l’histoire. Des études récentes d’analyse de contenu des manuels grecs de l’enseignement (primaire et secondaire) d’histoire et de langue, montrent que les nouveaux pays issus de la dissolution de la fédération yougoslave sont complètement absents du contenu des enseignements. Au contraire, tous les autres pays balkaniques sont présents, en termes de références, notamment les Turcs, puis les Bulgares, pour qui les commentaires, et l’image, sont colorés par les affrontements et les conflits qui les ont opposés aux Grecs (Xochelis et al., 2000). D’autres analyses récentes de manuels d’histoire utilisés dans l’enseignement grec corroborent ces conclusions (Frangoudaki et Dragonas, 1997). La continuité de l’hellénisme, de l’antiquité à nos jours, inscrite dans le temps, l’espace et la langue, constitue une composante essentielle de l’identité nationale continuellement renforcée à l’école, tout particulièrement par le biais de l’enseignement de l’histoire, mais aussi de ceux de la géographie et de la langue. Cela est dû d’une part, au système étatique sclérosé dont l’enseignement dépend, un des plus centralisés en Europe, qui détermine les canons de l’enseignement de la matière, à savoir le développement « de la conscience de la continuité hellénique », et de « la culture d’une authentique fierté nationale » (Avdela, 2000). De l’autre, c’est le résultat de la manière dont les livres et manuels d’histoire sont écrits et enseignés, sans prise en compte des derniers développements de la science de l’histoire, ni des événements historiques récents.

Un bon exemple en la matière nous est offert par un manuel sur l’histoire et la politique autour de la Macédoine, publié spécialement par le Ministère de l’Education et des Religions en 1992, à 400 000 exemplaires. À première vue, il ressemble à un livret plutôt qu’à un livre, d’un volume mince de cinquante-sept

pages, doté d’une préface du Ministre de l’Education, d’une carte géographique du département grec de Macédoine et de dix-sept illustrations en couleur (dont deux d’Alexandre le Grand). Sur la couverture, une autre image d’Alexandre, dans toute sa splendeur (selon toute évidence, sur la face d’une monnaie en or) donne d’ores et déjà à voir le ton et l’orientation du contenu. Il se divise en deux parties majeures, l’une, plus « historienne » et succincte (treize pages), traite de la place de la Macédoine dans l’histoire (antique, romaine, byzantine, slave, ottomane) jusqu’à la première guerre mondiale. La seconde, plus politique et plus développée (trente pages), examine l’affaire macédonienne, de la période de l’entre deux guerres mondiales jusqu’à nos jours (1992).

L’inaltérable culturel

Nous avons effectué une analyse lexicale7 de ce document qui

nous a permis de dégager trois champs de référence. Pas de surprise en ce qui concerne les deux premiers ; ils occupent chacun 38% et 48% de l’ensemble du corpus, et reflètent fidèlement, au niveau de leur profil lexical, la structure du sommaire. Pour le premier, l’histoire antique de la Macédoine, ressort avec des mots significatifs tels que « siècles », « histoire », « byzantine », « ottomane » etc., et pour le second, l’histoire et la politique récentes sont prégnantes, avec des mots tels que « yougoslave », « guerre », « Grèce », « bulgare », « Tito », « conflits », etc.

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Toutes les analyses lexicales présentées dans ce livre ont été effectuées à l’aide du logiciel ALCESTE. Rappelons, brièvement, le principe de cette méthode qui permet de cartographier les principaux lieux communs d’un discours, les mondes lexicaux, qui correspondent aux traces les plus prégnantes du langage utilisé. En somme, cet outil indique les champs de référence les plus marquants du discours (cf. Reinert, 1999 ; Kalampalikis, 2003 ; Kalampalikis et Moscovici, 2005).

C’est surtout vers le troisième champ que notre intérêt se dirige. Il représente 14% de l’ensemble et est façonné par des mots tels que « nom », « géographie », « confusion », et « définition », pour ne mentionner que ceux ayant une valeur statistique très élevée. Il s’agit d’un aperçu lexical d’un argument transversal du manuel à partir des critères qui justifient l’usage du nom Macédoine. Une lecture plus attentive de ces champs nous renseigne sur des mots spécifiques, qui, bien que moins fréquents dans l’ensemble du corpus, sont exclusivement présents au sein de chacun d’entre eux. Nous avons isolé trois mots, car ils reflètent fidèlement le contexte lexical et surtout sémantique dans lequel ils s’insèrent : « conscience(s) », « idéologie », et « origine ».

Faisons un bref retour au texte, afin de mieux justifier ce choix. Dans la première partie du manuel, celle qui fait l’historique de la région, nous retrouvons à chaque fin de sous- partie, c’est-à-dire à chaque présentation de l’histoire du passage des différents groupes ethniques ou empires dans cet espace, une phrase de conclusion implicite. Elle porte systématiquement sur l’aspect inaltérable de la composition ethnique de la population qui y habita et de sa conscience collective hellénique. Par exemple, les « tribus qui vivaient dans la région avant la descente des Macédoniens ont fait un avec eux », « les colons Romains se convertissent sur le plan de la langue », « durant le 3ème s. les attaques des Goths et autres tribus n’ont pas provoqué d’altérations ethniques », ou encore celle, « la population grecque de la Macédoine est resté essentiellement inaltérée jusqu’au 7e

siècle », ou encore, « le royaume bulgare de Samuel n’a pas pu altérer sensiblement le caractère ethnologique de la région ». La suite de la présentation dans un temps historique linéaire conserve ce même argument, ainsi « depuis le 18e siècle la grande masse chrétienne de Macédoine a eu

seconde guerre mondiale à l’affirmation qu’à l’issue des échanges de populations, les slavophones grecs « ont passé une crise de conscience [nationale] ». De cette manière, l’argument de la continuité culturelle et ethnique de l’antiquité à aujourd’hui sous-tend la problématique de l’affaire à des degrés différents, de l’affirmation d’une « nature ethnique » commune dans l’antiquité, à la certitude de l’acquisition et du partage d’une « conscience nationale » commune dans le présent.

Comparativement aux manuels d’histoire existant dans l’enseignement grec, ce manuel spécifique ne fait pas figure d’exception. En effet, la continuité dans le temps, l’absence de changement, l’homogénéité, la résistance, et la supériorité, émergent comme des qualités spécifiques aux Grecs à travers plusieurs manuels d’histoire (Frangoudaki et Dragonas, 1997). Le soi national est défini comme supérieur à cause de – ou grâce à – la continuité supposée de la civilisation grecque de l’antiquité jusqu’au présent, ainsi que de son influence sur la civilisation occidentale. Il est important également de souligner l’aspect naturel de la nation dont l’homogénéité sociale semble évidente, les conflits internes effacés, les différences et les problèmes minimisés.

Le manuel de 1992 essaye de prouver l’inaltérable culturel, mais aussi ethnique, de la population de la province grecque de Macédoine de l’antiquité à nos jours. Ainsi, les affirmations avancées sur une « conscience collective diachronique » naturalisent cet argument. La position de départ des auteurs privilégie la thèse selon laquelle les Anciens Macédoniens « faisaient partie du monde des Grecs ». Ceci semble être démontré suffisamment, dans le même manuel, à travers les vestiges archéologiques et les analyses linguistiques des épigraphes qui « nous montrent qu’il n’y a pas d’interruption, ni culturelle, ni linguistique de l’unité des Macédoniens avec le

reste des Grecs ». Cependant, au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture du texte, ce même argument prend des allures plus absolues, devenant une sorte de définition. Ainsi, on trouve un peu plus loin que « ce nom [Macédoine] avait une origine grecque antique puisqu’il indiquait l’ethnie grecque des Anciens Macédoniens ». Pour arriver à la fin du manuel, où les auteurs sont plus affirmatifs quant à la nature du lien entre Macédoniens et Grecs dans l’antiquité, par le biais d’une distinction entre deux références du nom Macédoine. D’une part, en tant que notion « ethnologique-historique », elle s’attache directement à la Grèce antique, « car elle signifie le pays d’une ethnie indubitablement hellénique : celle des Macédoniens de Philippe et d’Alexandre ». De l’autre, en tant que notion « administrative-géographique », après le Moyen Age, « ce mot est utilisé pour signifier une province administrative d’un espace géographique incertain ». De cette manière, les auteurs du manuel attribuent au nom une référence historique colorée ethniquement et ils omettent la référence géographique en tant que région balkanique large, en mettant plutôt en avant l’incertitude de ces frontières.

Des frontières et des sensibilités

Ainsi, le problème du nom se résume, d’après le manuel, à une confusion de significations et à l’usage incongru par un peuple slave d’un nom géographique dans sa composante historique et ethnologique. Cette dernière appartient prioritairement à l’héritage culturel grec qui, du coup, se sent privé d’un de ses éléments essentiels qui le définit comme tel. L’assimilation faite entre mémoire historique, culture et identité nationale, autrement dit entre culture et nature, à l’égard de la reconnaissance de la nouvelle république sous le nom Macédoine est assez évidente dans l’extrait qui a servi de support de discussion lors des entretiens individuels.

Résumons l’essentiel : on ne peut pas associer à quelqu’un d’autre un

élément qui nous appartient de peur d’être assimilé à cet autre.

Le principe de l’altérité doit rester intact face à un danger éventuel de classification dans une même catégorie culturelle, d’assimilation identitaire. La volonté de limiter l’usage du nom Macédoine exclusivement à l’intérieur des frontières géographiques et identitaires grecques, c’est admettre la nécessité de préserver les frontières entre Grecs et Slaves. La délimitation nominale doit juxtaposer la démarcation spatiale en respectant la chronologie historique, sinon il y a risque de violation de l’espace identitaire. Par conséquent, les « Skopjiens », des Slaves descendus au 7e siècle après J.-C. dans

cette région, n’ont pas le droit de revendiquer la composante ethnologique-historique du nom « Macédoine » dans la mesure où celle-ci appartient aux Grecs bien avant leur arrivée dans la région. Selon ce manuel, la Grèce ne peut pas accepter l’usage du nom « Macédoine » comme appellation nationale d’un état et d’un peuple slaves. Les termes « Macédoine » – « Macédoniens » appartiennent à l’hellénisme et aux Grecs. Ils font partie de leur héritage national et culturel et ils ont été considérés ainsi par une histoire séculaire, avant que les Slaves ne se présentent dans la région des Balkans. Dans cet esprit, les « Skopjiens » n’appartenant pas à cette même communauté culturelle et ethnique ne doivent pas utiliser cette appellation comme nationale.

Deux raisons « psychologiques » avancées par les auteurs du manuel justifient la vivacité des réactions grecques au sujet du nom : l’une, concerne le sentiment « traditionnel d’insécurité » qui caractérise les Grecs, dû au souvenir des affrontements incessants dans la région tout au long du 20e

siècle, et l’autre, leur « sensibilité » sui generis au sujet de leur héritage historique, à cause d’une historicité unique remontant loin dans le temps.

L’enracinement historique du peuple est mis en avant afin de défendre l’idée de la continuité linéaire à travers les siècles (Antiquité, Byzance, Modernité). Une réaction collective est justifiée par des traits collectifs « d’un caractère national ». Une explication de type psychologique est mise en place pour justifier la sensibilité des Grecs aux questions nationales. Cette caractéristique prêtée à la nation, justifie à cet égard les débordements éventuels. L’idéologie de l’origine du groupe se traduit en termes de conscience dans sa mémoire historique. Cette idée corrobore par ailleurs les analyses des manuels grecs mentionnées précédemment. D’après ces travaux, l’histoire acquiert la valeur d’une vérité irréfutable qui est apprise par les élèves selon la technique de mémorisation et non pas par compréhension critique. Les livres d’histoire soulignent la supériorité, la continuité et l’inaltérable nature de l’hellénisme à travers les siècles, son indépendance dans l’espace et le temps, sa résistance face aux « ennemis », au-delà de toute évolution historique. Cette narration nationale détermine et définit à plusieurs égards la représentation des « autres » groupes nationaux et les critères sur la base desquels une comparaison entre son propre groupe d’appartenance et celui des autres peut avoir lieu. Ainsi, les Turcs et les Bulgares « deviennent » dans ces mêmes manuels « hostiles et inférieurs », tandis que les Grecs sont « pleins de vertus et de talent, supérieurs intellectuellement et militairement ». Il est significatif de signaler à ce propos, qu’avant les événements récents, l’affaire macédonienne se résumait dans les manuels scolaires d’histoire, au vocable « lutte macédonienne » (période 1904-1908) qui regroupait les affrontements armés entre Grecs et Bulgares pour les territoires macédoniens à l’issue de l’insurrection d’Iliden (1903). Il faut dire que dans les manuels d’histoire grecs depuis 1950, les Bulgares ont été considérés grosso modo comme des terroristes, des sauvages et des « hellénocides » (Aggelopoulos, 2000).

L’analyse qualitative du manuel d’histoire nous a permis de mettre en évidence la politique de sa publication, mais aussi la publication d’une certaine politique. Cette dernière, dépassant le simple cadre pédagogique de la didactique de l’histoire, s’est élargi dans la sphère de l’identité en assimilant version(s) des faits historiques et définition(s) du soi national dans le temps vis-à-vis d’une revendication conflictuelle quasi permanente. L’enjeu principal étant, selon Bourdieu, « …d’imposer une vision du monde social à travers des principes de division qui, lorsqu’ils s’imposent à l’ensemble d’un groupe, font le sens et le consensus sur le sens, et en particulier sur l’identité et l’unité du groupe, qui fait la réalité de l’unité et de l’identité du groupe » (1980, p. 65). Une vision et un reflet du soi national aussi exclusifs qu’uniques, dont le contraste avec l’image de la population de FYROM, telle que les adjectifs de l’épreuve de l’image des

« autres » vont nous l’offrir, deviendront d’autant plus illustratifs.