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La mise en problème de l'économie publique dans les premiers savoirs d'Europe (1958-1968)

A l'issue des négociations du traité de Marché commun, deux nébuleuses sont parvenues à un « compromis opératoire » sur le statut de l'économie publique dont l'interprétation est susceptible de multiples lectures de la plus libérale à la plus dirigiste. La période de mise en place du Marché commun au cours de la décennie 1958-1968238 donne lieu à tout un ensemble de tractations européennes qui s'opèrent dans une relative discrétion, l'Europe mobilisant alors peu l'attention des dirigeants nationaux. C'est l'époque des premiers entrepreneurs d'Europe qui appartiennent souvent à des fractions réformatrices dans leur espace national. Les premiers acteurs qui s'investissent dans la construction européenne font généralement le pari que l'Europe peut constituer le vecteur d'ambitions professionnelles. Mais cet entrepreneuriat européen rencontre à ce stade de multiples embûches. Tout d'abord, la construction initiale d'un espace institutionnel européen est un exercice étroitement encadré par la mise en œuvre de la règle d'équilibre dans la représentation des Etats membres au sein des instances des Communautés européennes. De plus, la « crise de la chaise vide » provoquée par le général de Gaulle en 1963 est perçue comme un coup d'arrêt donné d'entrée de jeu au supranationalisme européen. Parallèlement, la construction à l'origine d'un espace juridique européen est émaillée de difficultés majeures qu'ont illustré divers travaux qui ont décrypté en parallèle les ressorts du « coup de force » symbolique et politique que constitue à ce stade l'imposition d'un droit proprement européen239. Enfin, la construction initiale d'un espace public européen a aussi ses contraintes qui renvoient notamment aux conditions de passage à l'Europe des organisations civiles et commerciales. Dans ce contexte, des acteurs issus de part et d'autre de ces nébuleuses en lutte lors des négociations s'évertuent à les enraciner en agrégeant divers groupes d'acteurs intéressés par la construction européenne qu'ils s'efforcent de réunir autour d'un programme commun de gouvernement économique. Il s'agit, pour les uns, de stimuler l'unification d'un monde européen de la concurrence autour d'un « programme fort » servant à faire valoir un statut de l'économie publique dans le Marché commun aligné sur celui de l'entreprise privée. Il s'agit, pour d'autres, de promouvoir l'agrégation d'un monde européen de l'économie publique autour d'un projet alternatif porteur d'un statut spécifique (un statut « à part ») de l'économie publique dans le nouvel espace économique européen. Or, originairement, l'émergence du monde européen de la concurrence réussit, tandis que celle d'un monde européen de l'économie publique échoue. La mise en regard des destins initiaux de ces mondes européens permet de mettre en lumière les conditions de possibilité d'émergence d'un monde transnational. Elle fait apparaître que la formation de réseaux transeuropéens est une condition essentielle à

238Programmé initialement en 1969, l'achèvement de l'union douanière est réalisé le 1er juillet 1968.

239Cf. notamment Antoine Vauchez, L'Union par le droit. L'invention d'un programme institutionnel pour l'Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 2013 ; Julie Bailleux, Penser l'Europe par le droit. L'invention du droit communautaire en France (1945-1990), Paris, Dalloz, 2014.

cet égard mais ne se suffisant pas à elle-même, et qu'aussi il convient de prendre tout autant au sérieux les mobilisations transnationales des acteurs s'illustrant dans ces réseaux, notamment leurs investissements dans la construction des premiers savoirs européens. Cette première partie des développements fournit ainsi des clefs pour comprendre la réussite initiale du monde européen de la concurrence, malgré un contexte a priori peu favorable, qui se lie à l'existence de réseaux assez denses et disposant d'une base sociale et cognitive commune, et l'échec initial parallèlement d'un monde européen de l'économie publique, dont les acteurs s'allient à des réseaux plus disparates et ne disposent pas d'une assise comparable, en dépit d'un contexte a

priori plus favorable. Des affrontements originels autour du statut souhaitable de l'économie publique dans le Marché commun entre ces acteurs, il ressort un effet de cristallisation d'une forme de statut aligné sur le privé dans les premiers savoirs (notamment juridiques) européens, qui est porteuse d'un scénario d'alignement public-privé de l'économie européenne.

Le premier chapitre fait voir l'émergence d'un monde européen de la concurrence œuvrant à la cristallisation dans les premiers savoirs juridiques d'un statut de l'économie publique dans le Marché commun se calquant sur le modèle privé, en faisant valoir un « programme fort » de la concurrence voué à enclencher une mécanique d'alignement public-privé de l'économie européenne. En insistant sur les difficultés qui émaillent à l'origine cet entrepreneuriat européen, il montre que s'emparer des premiers savoirs européens associés à l'économie publique constitue la meilleure arme dont ce monde d'acteurs ait pu se saisir contre l'avènement du dirigisme dans la nouvelle Europe.

Le chapitre 2 révèle l'existence de discours alternatifs prônant à l'inverse la singularité de l'économie publique mais bénéficiant d'un rayonnement bien moindre, ce qui tient aux difficultés contrariant l'émergence d'un monde européen de l'économie publique. Si d'importants groupes d'acteurs bien insérés dans les premiers réseaux européens soutiennent une autre conception de l'économie publique en Europe, ils ne disposent pas d'une base sociale et cognitive commune. Mettant à jour les difficultés que rencontre la création d'un syndicat patronal européen de l'entreprise publique et la dispersion des premiers savoirs européens associés à la conception d'un statut particulier de l'économie publique illustrée à partir du cas français, les développements du chapitre montrent que le succès initial d'un statut de l'économie publique

aligné sur le privé inscrit dans un « programme fort » de la concurrence doit autant au succès du monde européen de la concurrence qu'à l'échec alors d'un monde européen de l'économie publique.

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