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Durant son premier séjour en Suisse, en 1790, Senan- Senan-cour composa vraisemblablement Aldomen, ou le Bonheur

Dans le document FRIBOURG ûMffêl''^^ SOIXANTE-QUATRIEME ANNEE (Page 171-177)

dans l'obscurité. DuTSint son second séjour, il'fit le gros

œuvre d'Obermann. Entre deux se placent les Rêveries sur

la nature.primitive de l'homme. Ces trois ouvrages ne sont

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-guère que l'histoire de l'âme de Senancour, histoire tou-jours en gestation, et toutou-jours à refaire.

Voici comment M. l'abbé Charpine, dans la Liberté du 25 m a i 1907, expliquait la venue de Senancour à F r i b o u r g :

« Il se persuada que son mal était aggravé p a r la société qui, d'après le Contrat social, p e r v e r t i t l'homme naturelle-m e n t bon ; sans délibérer plus longtenaturelle-mps, il résolut de supprimer a u t a n t que possible cette cause de douleur.

Alors, il se mit à rêver à une contrée où, dans le silence aus-tère de la n a t u r e , il pourrait oublier l'existence, s'ennuyer à sa façon, sans jamais être c o n t r a i n t par les convenances à sourire quand il v o u d r a i t bailler. »

Telles sont bien les préoccupations d'Obermann : « C'est dans l'indépendance des choses, comme dans le silence des passions, que l'on p e u t étudier son être. J e vais choisir une retraite dans ces m o n t s tranquilles d o n t la vue k frappé mon enfance elle-même». (Lettre I.)

« J ' a l l a i s vivre ^dans le seul pays peut-être de l'Europe où, dans un climat assez favorable, on trouve encore les sévères beautés des sites naturels ». (Lettre IL)

Est-ce bien F r i b o u r g d o n t il s'agit, et peut-on dire que la cité des Zashringen soit située au milieu des m o n t s ? Pour nous, Suisses, non, mais pour un Parisien, oui. Senancour déclare que l'un des grands a v a n t a g e s de cette ville, c'est d ' ê t r e bâtie à la campagne, e t même à la m o n t a g n e :

« Vous trouvez que ce n ' é t a i t pas la peine de quitter si t ô t Lyon pour m ' a r r ê t e r dans une ville; je vous envoie p o u r réponse, une vue de Fribourg. Vous y verrez que je suis au milieu des rocs : être à Fribourg, c'est aussi être à la campagne. La ville est dans les rochers et sur les ro-chers. » (Lettre LIV.)

Comme la p l u p a r t des r o m a n t i q u e s , Senancour devait être malheureux en amour. Charles Maurras a finement d é m o n t r é dans les Amants de Venise que la passion

vio-lente n ' e m p o r t e pas t o u t l'être, qu'elle inclut même une bonne p a r t de duplicité. Senancour, d'une n a t u r e trop débile pour cultiver l'amour sans frein, n'en fut pas moins d u p e de l'illusion créée par le c h a r m e extérieur de la femme.

Il fallut même assez peu de chose pour l'engager dans des liens que t o u t lui c o m m a n d a i t d'éviter. Le printemps e t

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un vague besoin d'aimer y firent beaucoup plus que la voix fraîche et l'humeur indépendante de Marie. Daguet. On peut rapporter sans trop de témérité à la campagne d'Agy la description suivante : « Il y avait des violettes au pied des buissons et des lilas, dans un petit pré bien printanier,

Etienne de Senancour.

bien tranquille, incliné au soleil de midi. La maison était

au-dessus, beaucoup plus haut. Un jardin en terrasse

-ôtàit la vue des fenêtres. Sous le pré, des rocs difficiles

et droits comme des murs, au fond, un large torrent et

par-delà, d'autres rochers couverts de prés, de haies, de

sapins ! Les murs antiques de la ville passaient à travers

tout cela: il v avait un hibou dans leurs vieilles tours.

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-Le soir, la lune éclairait: des qors se répondaient dans l'é-loignement. » (Lettre X L )

Comment être malheureux, si l'être aimé s'unit à vous dans une semblable contemplation r o m a n t i q u e ? Mais Senancour oubliait qu'il était un précurseur et que les Fri-bourgeoises devaient être admises beaucoup plus tard à savourer des sensations aussi délicates. Lorsqu'il v o u l u t emmener son épouse dans un refuge plus sauvage encore et plus solitaire, à Etrouble, elle recula. Les montagnes du Valais paraissaient se mouvoir sur leurs bases pour écra-ser sa voiture. Elle déclara à Senancour en style classique:

Quoi, renoncer au monde avant que de vieillir Et dans votre désert aller m'ensevelir.

Le charme était rompu, presque a u t a n t avec Fribourg Cfu'avec Marie D a g u e t : « Quels lieux furent jamais p o u r moi ce qu'ils furent pour les autres hommes ? quels temps furent tolérable^, et sous quel ciel ai-je trouvé le repos du cœur ? J ' a i vu le r e m u e m e n t des villes et le vide des campagnes, et l'austérité des m o n t s ; j ' a i vu la grossièreté de l'ignorance, et les t o u r m e n t s des a r t s ; j ' a i vu les vertus inutiles, les succès indifférents et tous les biens perdus dans tous les m a u x » . (Lettre X X X V I L )

Comme Rousseau, Senancour, précisément parce que romantique, était un être difficile à fixer.

Malgré l'éloge qu'il fait de la vie simple et uniforme, il était de ceux sur lesquels le m o t ai/Zeii/'s exerce un puissant prestige. De plus, les divergences de doctrine et de caractère avec la société fribourgeoise s'étaient faites plus aiguës.

Sa fille rédigea plus tard, sur sa vie, une notice qu'elle t a r d a à m e t t r e au j o u r : Certaines «révélations, disait-elle,, sont capables de nuire à la mémoire de mon père, d'attirer, p a r exemple, sur lui, l'animadversion des dévots de Fri- ' bourg et d'ailleurs, et les a t t a q u e s de la presse religieuse.»

De plus, Senancour avait t r o p conscience de sa supériorité.

Obermann adressait à ses confrères romantiques le discours s u i v a n t : «Vous, que le vulgaire croit semblable à lui, parce que vous vivez avec simplicité, parce que vous avez^

du génie sans avoir les prétentions de l'esprit, ou simple-m e n t parce qu'il vous voit vivre, et que, cosimple-msimple-me lui,

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-vous mangez et dormez ; hommes primitifs, jetés çà et là dans le siècle vain, pour conserver la trace des choses n a t u -relles, vous vous reconnaissez, vous vous entendez dans une langue que la foule ne sait point. » (T. L, p . 259.)

E t m ê m e si les Fribourgeois a v a i e n t été à ce m o m e n t là fort a m a t e u r s de romantisme, ils n ' a u r a i e n t pas toujours compris celui de Senancour, plus t e r n e et plus intellectuel q u e celui de Chateaubriand, p a r e x e m p l e : «Quelquefois, sur le sommet des collines b a t t u e s des vents, au milieu des bouleaux épars et de la bruyère desséchée, avide de pensées et d'émotions extrêmes, j ' a i voulu entrer dans le v a g u e des causes primitives des êtres, de la loi réelle des accidents du nvonde et de la fin des choses. Quelle accablante puissance dans 'les vicissitudes des formes et dans la succession des temps ! J e cherche des époques anciennes, des motifs extérieurs, des incidents libres, des renouvellements, une fiii, une tendance. J e ne vois rien dans ces profondeurs p a r t o u t sans volonté, m u e t t e s , vides, et de t o u t côté infinies. Eternelle nécessité ! C'est t o u t ce que je sais et c'est là que t o u t s'abîme ». (Quatrième rêverie, p . 18.)

E n t r e r dans le vague des causes et scruter la loi réelle des accidents était une entreprise qui devait tenter fort peu de Fribourgeois. Se b a t t r e les flancs p o u r arriver, de l'aveu même de l'instigateur, à ne rien savoir et à t o u t abîmer, le jeu n'en valait pas la chandelle. Rien d ' é t o n n a n t donc q u e Senancour ait été chez-nous comme David p a r m i les h a b i t a n t s de Cédar.

Au XIX™" siècle, Fribourg s'affirma de plus en plus comme un centre de l'ultraraontanisme, et le refuge indiq u é de t o u t e une classe d'exilés : « La présence de ces é t r a n -gers, dit M. Gaston Castella, royalistes français de la plus stricte observance, selon l'expression de l'historien bernois A. de Tillier, resserrait les liens e n t r e Fribourg et la grande monarchie». [Histoire du Canion,de Fribourg, p . 495.)

P a r m i ces voyageurs, que la Révolution lançait à travers l ' E u r o p e , nous en t r o u v o n s un, fort peu nourri de romantisme, il est vrai, mais qui, en m e t t a n t le pied sur le territoire fribourgeois, semble avoir été touché p a r le charme du paysage. Or, ce paysage était un paysage

lunaire. Nous lisons dans les carnets du comte Joseph de Maistre, à la d a t e du 10 juillet 1794: « J e p a r s (de L a u -sanne), pour Berne en cabriolet, à 3 h. du matin... arrivé à Morat à 8 h. 14 du soir ; très grande journée ; a v a n t de souper, je vais nager à la lune dans le lac de Morat — quelques rêveries sur l'armée de Charles le Téméraire. »

Mais il n'a pas été converti par cette scène r o m a n t i q u e et ce souvenir démocratique.

T o u t n'est pas flatteur dans le portrait que trace de Fribourg le duc Victor de Broglie, une des vedettes parlementaires de la Restauration, libéral parvenu à un c a t h o -licisme tardif, et qui passa chez nous en 1819. Il y a lieu de penser, d'après sa description, que la l u t t e y avait renforcé e t non diminué l'opposition a u x idées nouvelles : V Fribourg é t a i t alors comme aujourd'hui (vers 1860) plutôt lin couvent q u ' u n e ville. L'herbe croissait dans les rues ; les cloches sonnaient à plein carillon de dix minutes en dix minutes ; sur vingt passants qu'on, y rencontrait, douze ou quinze étaient des moines m a r c h a n t les mains jointes, les yeux baissés, disant leur chapelet, ou récitant des prières. Du h a u t de cette rive escarpée, au pied de laquelle court en bouillonnant la Sarine, on voyait se succéder et presque se toucher, des files de monastère ou d'hommes ou de femmes; au sommet de la colline qui do-mine l'intérieur de la ville, régnait, comme une citadelle, la grande école secondaire des Jésuites. » (Souvenirs, t. I I , p. 49.)

Un bel éloge du P . Girard se termine ainsi: « L e bon sens p r a t i q u e , la sagacité p r u d e n t e , la p r o m p t e décision, une certaine liberté d'esprit, un certain dégagé de pensée et de langage, dirai-je un certain tour français y c o n t r a s t a i t avec son accent national -et sa profession, e x p l i q u a n t , sans la justifier en rien, la défiance q u ' i l inspirait à ses supérieurs, pour ne rien dire des ordres rivaux, et au gouvernement encroûté de son pays. Aussi son école, t o u r à tour ouverte, fermée, rouverte, tour à t o u r approuvée et dénoncée, n'a-t-elle pu porter tous ses fruits et ses meilleurs fruits sur le sol n a t a l , et ses, travau:-c ont-ils é t é plus utiles en France qu'en Suisse. » {Souvenirs, t. I I , p . 50.)

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-Nous ne croyons cependant pas qu'il suffisait à cette

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