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Premier bilan de notre enquête : emergere et chimie

concept d’émergence

2.3 Premier bilan de notre enquête : emergere et chimie

Le dauphin change brusquement de lieu, en un instant le voilà émergeant en plein air

avant de replonger dans l’eau. Sa forme et son mouvement ont permis de le repérer par

rapport à la mer et au paysage. Un groupe d’oiseaux se détache du fond montagneux, la forme

collective et son mouvement d’ensemble attirent notre attention. Quelle est l’origine de ce

mouvement global qui paraît si cohérent nous demandons-nous ? Est-ce un simple hasard ou bien est-ce explicable et comment ? Du dauphin au collectif d’oiseaux, nous repérons des variations de forme et de mouvement et cherchons à imposer des modèles à cette « réalité ».

Comme l’écrit François Jullien : « Imposer, c’est-à-dire placer sur, comme pour décalquer,

mais aussi y soumettre de force. »272 Nous rentrons ainsi dans une logique de modélisation, voire de modelage. Nous traduisons sous forme d’équations non linéaires les effets du vent, nos connaissances liées à chaque oiseau et à ses modes de communication ainsi que des informations sur l’évolution du groupe. δes scientifiques tentent d’articuler plusieurs éléments de connaissance très hétérogènes pour décrire et prévoir la forme de ces mouvements collectifs. Le circonstanciel est conçu comme ce qui se « tient-autour », circum- stare en latin, de chaque oiseau et du groupe à titre d’accessoire ou de détails accompagnant

ce qui serait l’essentiel de la situation, son essence. σous partons ainsi d’un modèle, fourni de

préférence par les mathématiques, pour envisager ensuite à quel point la pratique en diffère. Andrew Pickering dirait que les chercheurs entrent dans une danse273 qui, par ajustements successifs, permet d’affiner les modèles.

Le ver à soie et le papillon font trembler cet édifice méthodologique car ils poussent les biologistes à penser la transformation de l’un en l’autre en même temps que tout le reste. La

notion d’émergence ne répond plus au même problème, ne pose plus exactement les mêmes

questions ; bref elle ne se pose plus dans les mêmes termes. Les biologistes utilisent toujours des modèles mathématiques et biophysiques, ils articulent toujours des éléments hétérogènes pour stabiliser leurs explications, mais ils doivent néanmoins comprendre le vivant, son individuation et sa continuelle transformation, et le rôle de la sélection naturelle. En bref, ils doivent apprendre à saisir un potentiel de situation dans un contexte biologique.

272 JULLIEN, François. Traité de l’efficacité, Grasset, Paris, 1996, p.17. 273

La chimie renforce cet éloignement par rapport à un schéma qui consiste à projeter des formes idéales sur le monde en vue de le saisir. Dans les pratiques chimiques, le circonstanciel devient crucial car c’est à travers lui qu’advient le potentiel de situation, c’est- à-dire cette capacité à agir des corps chimiques hétérogènes en fonction des contextes. La

recherche d’une essence cède le pas au processus de transformation. Les procédés, le milieu

associé, les opérations chimiques sont inéliminables dès lors qu’il s’agit de penser l’apparition

d’une nouvelle molécule dont les caractérisations dépendent elles-mêmes du mode d’intervention.

Relata et relations deviennent co-relatives et co-dépendantes. δa question n’est plus de savoir si les individus, pris isolément ou en relation, suffisent à expliquer le comportement du groupe, ou inversement. Les chimistes ne sont ni totalement réductionnistes, ni totalement holistes. Ils définissent les corps par le biais de réactions chimiques, c’est-à-dire de relations. Est-ce pour autant qu’une ontologie des relations trouverait en chimie un fondement solide ou que les chimistes célèbreraient la prééminence des relations sur les relata ? Une telle conclusion serait hâtive car les nouveaux corps chimiques, une fois purifiés, permettent de définir de nouveaux types de relations. Les corps chimiques sont des relata qui résultent

d’opérations de purification et de caractérisation. δe corps pur est ainsi le résultat d’un

ensemble de transformations sachant que les critères de pureté dépendent des pratiques utilisées et des normes qui les structurent. Relata, relations, procédés, et milieu associé sont constitutivement enchevêtrés dans les taxonomies, les théories et les savoir-faire chimiques274.

δes catégories de l’individu et du processus sont interdépendantes dans ce cadre, il n’est pas

possible de penser les relata sans relations, un individu sans processus, et inversement.

δ’émergence en chimie répond à un besoin d’articulation entre une entité, ce qu’elle contient,

et ce qui lui est extérieur. Cette articulation est constitutivement ouverte dans la mesure où de nouvelles circonstances produiront de nouvelles caractérisations, bref de nouvelles « affordances ». Nous ne connaissons pas toutes les relations possibles et encore moins toutes

les conséquences qu’elles peuvent avoir lorsque des corps chimiques réagissent avec d’autres

corps chimiques, des vivants et des minéraux. Ces corps se répandent et agissent sur notre planète et son atmosphère, nous ne sommes pas capables de prévoir toutes les conséquences de cette propagation ! Cette situation nous dépasse d’autant plus que des transformations

274

LLORED, Jean-Pierre & BITBOL, Michel. « Des pratiques chimiques à une philosophie des relations », in

La chimie, cette inconnue ?, op. cit. LLORED, Jean-Pierre. « Emergence and Quantum chemistry », Foundations of Chemistry, 14 (3), 2012, pp. 245-274.

chimiques et photochimiques ne cessent de se produire, bref les corps changent en cours de route. Les modes d’accès participent de façon constitutive aux propriétés-caractérisations. Ces dernières deviennent, en ce sens, semblables aux « observables » de la physique quantique.

Cette articulation fait en outre appel à une vision d’un monde en pleine transformation et

peuplé d’individus qui ont des capacités à agir. Cette supposition est une condition qui rend possible l’ensemble des pratiques chimiques, qu’elles soient discursives, opératoires ou

théoriques. Comme l’écrit le dernier Wittgenstein :

« C’est-à-dire : les questions que nous posons et nos doutes reposent sur le fait que certaines propositions sont soustraites au doute – sont, pour ainsi dire, comme des gonds sur lesquels tournent nos questions et nos doutes. C’est-à-dire : il appartient à la logique de nos investigations scientifiques que certaines choses ne soient en fait pas mises en doute. Mais cela ne revient pas à dire que nous ne

pouvons pas tout vérifier et sommes donc obligés de nous contenter de présuppositions. Si je veux que

la porte tourne, il faut que les gonds restent fixes. »275

Sans cette certitude fondamentale tout l’édifice chimique s’effondrerait ! Cette certitude

n’est pas le résultat d’un raisonnement, d’une démonstration mais est, au contraire, une

conviction si enfouie, si profonde que les chimistes en sont intimement convaincus et ne la discutent même pas ; bref elle échappe au moindre doute. Quel chimiste, en effet, pourrait remettre en question le postulat selon lequel les corps agissent, réellement, les uns sur les autres et ont donc des capacités à agir ? Cette certitude est une condition de possibilité des explications chimiques. Comme l’écrivait le célèbre chimiste George Urbain :

« Il n’est peut-être pas un chimiste qui ne confonde la réalité du sulfate de baryte avec l’idée qu’il s’en fait. J’ai eu la curiosité de poser la question à quelques-uns d’entre eux. A tous elle a paru singulière. Au regard effaré qu’ils m’ont jeté, j’ai reconnu que tous me croyaient fou de leur poser pareille question. Voilà qui est acquis : le chimiste actuel fait des corps le substratum absolu de leurs propriétés, sans se préoccuper du caractère hypothétique de cette conception. »276

Les chimistes croient en la réalité des êtres créés par leur science et en leur capacité à agir. Les corps chimistes existent car ils peuvent agir et sont utilisés pour agir. Cette « évidence opératoire » de la réalité des corps chimiques est à rapprocher, me semble-t-il, du réalisme d’entité développé par Ian Hacking à propos de l’existence des électrons : « si on peut les projeter, ils sont réels »277. Michel Bitbol a analysé cette stratégie réaliste en montrant que :

275 WITTGENSTEIN, Ludwig. De la certitude, op. cit., §γζ1 à γζγ, p. λ8. δes italiques sont celles de l’auteur. 276 URBAIN, George. Essai de discipline scientifique, La Grande Revue, Paris, Mars 1920, p. 16 du tirage à part. 277

« (…) ce changement de statut des électrons et des relations, de la position d’entité hypothétique à celle d’entité présupposée par l’action (concrète ou déductive), ne leur confère aucun privilège ontologique. Il leur donne seulement la position d’un présupposé indiscuté de l’action, d’une réserve commune de consensus sur laquelle il n’est pratiquement plus admissible de revenir sous peine de perte d’efficacité collective (…). Sous la surface d’une découverte de la réalité, se dissimule la métamorphose de la relation cognitive, seule habilité à investir l’un de ses termes du qualificatif « réel ». Etre réel pour une particule, c’est pouvoir être déplacée, dans la relation cognitive, de la situation de ce qui est interrogé vers ce qui sert de point d’appui non interrogé aux interrogations futures. »278

Ce besoin d’efficacité collective est amplifié par la demande sociale en nouveaux

matériaux pour le développement durable, la concurrence, et le modèle de la société basée sur

la production et la consommation. Cette situation renforce d’autant cette conviction des chimistes en la capacité d’action des corps qu’ils fabriquent. Cette vision du monde n’a cessé d’être consolidée par les réussites et les échecs des « révolutions » industrielles et

énergétiques. Les chimistes n’en restent pas moins, pour autant, pragmatiques et sont capables

d’utiliser des théories et modèles très différents selon leurs objectifs et les circonstances. Leur savoir n’en est pas moins structuré, stabilisé, et massivement producteur de corps chimiques

qui participent activement à la transformation de nos modes de vie. Des conceptions du monde que certains philosophes n’hésitent pas à qualifier d’ontologies sont engagées dans les

pratiques des scientifiques. Ces dernières ne sont pas plus neutres qu’un cristal n’est parfait, qu’une matrice n’est blanche ou qu’un corps n’est intrinsèquement pur « dans la nature ». δ’unité des taxonomies chimiques ne procède pas par abstraction d’essence mais, comme l’écrit François Jullien dans un tout autre cadre, « par communication au travers de la

différence et par enfilage des cas »279. Les chimistes changent les contextes dans lesquels les transformations ont lieu ; cet « art des circonstances » leur permet de relier entre eux les corps chimiques en fonction de leurs caractérisations. Dans chaque cas, ils suivent les réseaux qui

attachent ces entités à d’autres et examinent, tout en les modifiant, les procédures qui les font

advenir. Ils ne cessent de différencier les modalités d’instanciation des corps qu’ils fabriquent et analysent. Les différences permettent d’établir des classifications par enfilage des cas, ce

sont d’importants réseaux d’interdépendance qui sont progressivement mis à jour. Des tables d’affinité ou de rapports entre corps au XVIIIème

siècle aux classifications des principes immédiats au XIXèmesiècle, de l’élaboration des classifications périodiques des éléments aux diagrammes de corrélations de Mulliken en chimie quantique, pour ne citer que ces quelques

278 BITBOL, Michel. De l’intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations, op. cit., p. 404. 279

exemples, les chimistes mettent en évidence des hétérogénéités qu’ils classent par analogie et différentiation. La métaphore du réseau a un pouvoir heuristique tel qu’elle peut rendre compte de ce long travail des chimistes qui vise à établir des correspondances entre les corps

qu’ils produisent. Comme l’écrit Philippe Descola dans un autre cadre d’étude :

« Chaque chose est particulière, certes, mais l’on peut trouver en chaque chose une propriété qui la reliera à une autre, et cette autre à une autre encore, de sorte que des pans entiers de l’expérience du monde se retrouvent ainsi tissés par la chaîne de l’analogie. »280

Je préfère utiliser l’expression « propriété-caractérisation » à celle de propriété tout court pour souligner le rôle des interactions, bref des relations, dans la définition d’un corps chimique. Ce mot reflète davantage le rôle inéliminable des modes d’accès (selon les cas : instruments, autres corps, sens, concepts). Il n’en reste pas moins que la phrase de Descola me semble adaptable au travail des chimistes.

Dans son livre Par-delà nature et culture, Philippe Descola fait l’hypothèse que les humains sont capables de détecter des continuités et des discontinuités entre humains et non-

humains sur la base d’un contraste entre ce qu’ils perçoivent comme relevant de l’intériorité

(leurs états affectifs et mentaux) et ce qui relève de la physicalité (les corps et les processus matériels). Il propose même une taxonomie des ontologies (naturaliste, animiste, analogiste,

totémiste) qui dépend du rôle et du statut que les peuples donnent à l’intériorité et la

physicalité281. Aujourd’hui les produits chimiques que nous avons produits reviennent en force sur nous, entrent dans nos corps, modifient notre intériorité, allègent notre souffrance physique, remplacent des organes déficients, ou provoquent des maladies, des allergies, la

mort. δ’émergence de nouveaux produits chimiques brouille la frontière entre humains et

non-humains dont Bruno δatour a clairement montré qu’elle résulte d’une évolution récente

de notre culture qu’il conviendrait de dépasser.282

Nous sommes contraints de plus en plus à

penser l’articulation des humains et non-humains.

δa question de l’émergence en chimie est reliée à ce type de problème de part la définition

constitutivement ouverte des corps chimiques. Il faut insister sur la dépendance de la

définition d’un corps aux ensembles d’action qui permettent de modifier les groupes de

relations qui le caractérisent. Un corps chimique n’est pas défini par une essence mais par un

ensemble de performances qu’il réalise dans un contexte donné, en fonction d’un procédé, d’une instrumentation, des autres corps en présence et de ce qu’il contient lui-même. En ce

280 DESCOLA, Philippe. L’écologie de l’autre. L’anthropologie et la question de la nature, op. cit., p. 87. 281 DESCOLA, Philippe. Par-delà nature et culture, Gallimard, Paris, 2005.

282

sens, sa définition est ouverte et provisoire. δa question de l’émergence ou, devrais-je écrire,

le problème de l’émergence en chimie consiste donc plutôt à penser ensemble un tout, ses parties, les circonstances de l’individuation du tout et celles de sa persistance relative.

Pour une même composition chimique et des proportions identiques, la structure d’un

corps dépend de sa taille qui dépend elle-même du milieu associé et donc du procédé utilisé. Il devient donc nécessaire d’articuler composition, proportion, structure, taille, milieu associé

et procédé pour penser l’instanciation d’une caractérisation inédite. Plus que jamais, les chimistes sont capables de relier à l’intérieur d’un même corps des composés jadis incompatibles. Si un concept d’émergence peut être relié à la chimie, il ne pourra faire l’économie de cette dépendance mutuelle d’un tout, de ses parties et du milieu associé.

Comment définir un individu chimique ? Comme une distribution de corps que relie un air de famille ? Un ensemble d’ « affordances » dont il s’agit de définir le géométral ? Une « ex- stance » comme le propose Bachelard ?

La réponse à ces questions ne va pas de soi et est liée aux pratiques des chimistes et à la

question de l’émergence en chimie. δa dernière partie de notre thèse reviendra sur ces

questions fondamentales. Retenons simplement à ce point de notre travail que le rôle du milieu associé, du procédé utilisé, des méthodes mises au point pour tenir compte des effets de matrice sont requis pour penser cette émergence en chimie. Retenons aussi la dépendance mutuelle des relations et des relata et l’enchevêtrement des niveaux d’organisation successifs. Je propose d’étudier à présent comment les philosophes relient la chimie au concept

d’émergence avant d’engager une discussion et d’étudier ensuite comment se construit la mise