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Les étourneaux : asymétrie et émergence

concept d’émergence

2.1 Emergere et chimie: recherche d’une mise en relation possible

2.1.2 Les étourneaux : asymétrie et émergence

Prenons un deuxième exemple classique afin de glisser progressivement vers ce qui nous intéresse, à savoir la caractérisation d’un type d’émergence en chimie d’abord, en chimie quantique ensuite.

Je suis assis dans ma chambre et contemple le Canigou, superbe montagne située non loin de Perpignan en terres catalanes. Tout d’un coup, quelque chose change, une variation de forme, une modification liée à un mouvement font que je deviens conscient qu’un groupe

d’oiseaux, probablement des étourneaux à cette époque, s’interpose entre la montagne et moi,

bref, sort du cadre de vue précédent. Là encore, une variation liée au mouvement du groupe

d’oiseaux que j’observe comme un tout, c’est-à-dire un changement soudain de forme, bref,

une discontinuité dans mon champ de vision, est à l’origine de cette émergence d’un vol

82 FAGOT-LARGEAULT, Anne. « δ’émergence », in Philosophie des sciences, tome II, ANDLER, Daniel, FAGOT-LARGEAULT, Anne & SAINT-SERNIN, Bertrand (Dir.), Gallimard, Paris, 2002, chapitre 8.

d’oiseaux dans mon acte d’observation. Avant même de pouvoir distinguer différents oiseaux à l’intérieur du groupe, j’observe des formes et des structures collectives qui me paraissent

ordonnées à l’échelle du groupe et qui se détachent du fond montagneux.

La philosophe Sandra Mitchell nous apporte quelques éclairages sur ces comportements collectifs en précisant que chaque oiseau utilise ses propres « capteurs » de lumière, de son,

de pression et d’odeurs pour s’adapter au mouvement de ses plus proches congénères, le

groupe formant alors un « réseau d’interactions non linéaires » dans lequel circule une « information topologique » qui permet au collectif de « s’auto-organiser » en fonction de

l’environnement qu’il traverse83

. Bref, selon cette analyse, le milieu ambiant influencerait le groupe qui influencerait l’individu qui, à son tour, influencerait le groupe par un effet en retour. Le groupe sort d’un précédent cadre de vision duquel il était absent pour un observateur extérieur, mais des formes inédites, non prévisibles à partir d’une connaissance exhaustive des oiseaux considérés individuellement, émergent, sortent elles aussi du groupe qui maintenant occupe mon champ de vision. Le groupe contraint les évolutions possibles de chaque oiseau. Mitchell utilise le terme de nouveauté pour désigner ces formes et structures qui sortent du collectif, elle fait référence à des modes de description issus de la physique comme l’auto-organisation et la non-linéarité ainsi qu’à la topologie. Elle fait un acte de modélisation d’un collectif en reliant l’évolution de sa forme globale aux connaissances que nous avons des modalités de repérage dont disposerait chaque oiseau à l’intérieur de ce même collectif. εitchell structure son explication en utilisant les concepts fédérateurs d’information et de transfert. Son approche de l’émergence est ainsi une tentative d’articulation qu’elle qualifie bien volontiers de « pluralisme intégratif » et qui consiste à faire « tenir ensemble » des théories physiques, des connaissances et des savoir-faire liés aux fonctionnements de

capteurs, la description biologique et physiologique des organes d’un oiseau qui elle-même

reflète des présuppositions sur la nature des liens entre un organisme et ses parties, une approche systémique d’un collectif, la théorie de l’information, et l’atmosphère, bref, le milieu environnant.

Contrairement au premier exemple, un dauphin qui émerge des flots, un récif visible à marée basse, une autre modalité d’émergence, collective et irréductible, se signale ici à travers le mouvement et la variation de forme. Dans un cas comme dans l’autre, différents observateurs observeraient un dauphin, un récif ou un collectif d’oiseaux à partir d’endroits différents au même moment. La variation concerne un individu dans un cas, un collectif dans

83 MITCHELL, Sandra, A. Unsimple Truths. Science, Complexity and Policy, The University of Chicago Press, Chicago and London, 2009, pp. 34-44.

l’autre. Une forme d’asymétrie semble se signaler cependant. D’un côté, chaque oiseau a des organes et manifeste des comportements qui lui seraient propres alors que de l’autre, un comportement collectif dépendrait du mode d’accès qui le constitue, en l’occurrence mon

observation et ma prédication des formes collectives successives. Une partie de la modélisation dépendrait donc de caractéristiques propres aux éléments qui composent un tout,

en l’occurrence les étourneaux, et une autre serait relative à notre vision, nos méthodes d’analyse, notre conscience. δe propre et le relatif se trouvent mêlés dans ce type de

description que nous proposons à propos d’une nouveauté qui est source d’émergence.

δ’irréductibilité du comportement nouveau collectif par rapport aux comportements

individuels est expliquée en termes de non-linéarité des interactions supposées, bref, par le

biais d’un modèle qui utilise des paramètres et des fonctions mathématiques afin de décrire le comportement d’un « système ouvert ».

Est-il étonnant de conclure à l’irréductibilité et à la nouveauté d’un comportement alors que la base de l’explication utilise des modèles supposant des bifurcations et une sensibilité aux conditions initiales ? Retrouvons-nous dans cette approche, des « caractéristiques propres » au collectif décrit , aux individus qui le composent, à leurs relations avec le milieu extérieur, ou bien celles de nos propres hypothèses, théories et modèles ? δ’asymétrie apparente que nous avons signalée semble accompagner une certaine circularité analytique, bref, une tautologie, dès lors que les notions d’irréductibilité et de nouveauté sont en jeu. Sortir de suppose dans ce cas une variation par rapport à un observateur, mais aussi un collectif, des individus qui le composent, un environnement, et l’articulation qui les relie dans

l’explication produite par des experts selon des critères de pertinence inter-subjectivement définis et stabilisés. Il s’agit d’une « double sortie », celle qui intervient d’abord par rapport

aux individus en ce sens qu’une nouveauté devient assignable au collectif, une seconde relativement à un cadre d’observation par fluctuation de formes et de mouvements.

δe lien fait avec l’auto-organisation et la notion de « collectif » me permet de revenir à la

chimie. Les chimistes connaissent mieux de nos jours cette notion. De la thermodynamique des phénomènes non réversibles étudiés par le Nobel de chimie Ilya Prigogine aux auto- assemblages en chimie supramoléculaire élucidés par le Nobel de chimie Jean-Marie Lehn ; de la synthèse de principe actif par micellisation à celle de nano-composés par précipitation de particules céramiques84 ; des ensembles de corps chimiques manifestent des

84 AIMABLE, ANNE. « Synthèse par précipitation de particules céramiques », in « Interfaces chimiques : de la pratique au concept », LLORED Jean-Pierre, SARRADE Stéphane, AIMABLE Anne, BRAYNER Roberta &

comportements collectifs qui sortent du simple amas agrégatif des ingrédients initiaux pris séparément. Lehn a par exemple montré comment les interactions de faible énergie entre molécules font émerger des comportements collectifs inédits en raison de couplages entre processus85. Une différence importante semble néanmoins se profiler par rapport aux exemples précédents. Laquelle ? Pour répondre à cette question, je souhaite envisager un avant-dernier exemple issu de la biologie.