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Introduction : L'architecture du discours médical

I. La psychiatrie impériale A Les origines

2. Les premières politiques de la folie

a) Premières interventions de l’État

À côté de cette prise en charge religieuse et populaire, l’État russe légifère progressivement sur la question de l'aliénation, impactant par là l'histoire de la folie en Russie.

C'est sous le règne du tsar Ivan le Terrible (1530-1584), durant le XVIe siècle, que les premières

lois sont édictées afin de réglementer la question des soins à dispenser aux aliénés : le premier édit sur les aliénés est promulgué en 1551 lors du Synode de la Très Haute Église (21).

Le texte valide la prise en charge monastique de la folie, soulignant que les pauvres, les malades, « les possédés du diable et ceux qui avaient perdu l'esprit » devront être cloisonnés dans les monastères « afin qu'ils ne tiennent lieu d'entrave ou ne soient occasions d'alarme aux bien portants » (21). Ainsi, ils ne « gêneront pas les biens portants et recevront la lumière de l’entendement de la vérité » (22). Bien que la loi fixe le placement des aliénés au sein de structures réservées, une large part d'entre eux continuent à errer à travers les villages devant le manque de lieux adaptés. Dans nombre de documents de l'époque, il n’existe pas de distinction clairement établie entre les indigents et les fous, le terme nestchastny (infortuné) étant utilisé indifféremment (23).

Sous le règne du tsar Alexis Ier (règne de 1645-1676), un nouveau code législatif est rédigé, l'Oulogénie (1669) : la question juridique de l'aliénation est une nouvelle fois posée : les aliénés sont assimilés aux sourds-muets et aux mineurs en matière de témoignage judiciaire (16). Parallèlement à ces apports juridiques le regard porté sur la folie se modifie ; Moscou est progressivement investi par des masses croissantes de populations rurales en détresse. Dès lors, pauvres et fous ne sont plus considérés comme des infortunés, mais comme des menaces pour la société (23).

La première mesure gouvernementale concernant directement la question de l'aliénation émane du tsar Fédor Alexéiévitch (règne de 1676 à 1682) ; souhaitant légiférer sur l'aide apportée aux fous, il demande au Saint-Synode d'établir une classification des malades mentaux afin de bâtir des hôpitaux spéciaux, séparés des autres, spécialisés dans la prise en charge de ces malades (23). Le projet ne connaît pas de suite, mais la question est posée.

À côté de cette volonté d'institutionnalisation, de la folie se pose le problème de la protection des aliénés, plus particulièrement de ceux disposant de revenus conséquents. Dans ces cas, les abus de l'entourage étaient parfois flagrants. En 1677, le tsar Fédor Alexéiévitch promulgue une première loi protectrice des biens des malades :

Les personnes qui sont aveugles, sourdes ou muettes, peuvent administrer leur fortune, mais celles qui sont adonnés à ivrognerie ou qui sont stupides ne peuvent le faire (16).

b) Les mesures de Pierre le Grand

C’est le tsar Pierre le Grand (règne de 1682-1725) qui légifère en profondeur sur la question de la folie à travers plusieurs oukases (édits) : le tsar enclenche des réformes importantes qui influencent directement la médecine légale russe (24) - en instaurant par exemple le principe de l'autopsie médico-légale en Russie (1716) (24) -, en spécifiant que les fous sont placés sous la responsabilité de la police (1722), mais également en légiférant plus largement sur la notion de folie.

Dans son statut militaire de 1716, Pierre le Grand réforme simultanément les systèmes juridique et médical ; désormais, dans le cadre de la vision rationnelle de l’État défendue par Pierre, tout médecin se voit obligé d'exercer des fonctions médicales au service du système judiciaire afin, écrit Élisa Becker, d'allier « la rationalité présumée des méthodes scientifiques à celle de la procédure inquisitoire nouvellement importée » (25).

Le 6 avril 1722, le tsar limite les droits de mariages et d'administration des malades mentaux afin de mieux les protéger :

Attendu qu'il est d'usage que chacun, quel que soit son rang, laisse en héritage à ses enfants ses biens meubles et immeubles, et que cet usage est valable même pour les imbéciles ou les fous qui ne peuvent ni apprendre quoi que ce soit ni occuper une fonction quelconque ; que, d'autre part, des personnes se rencontrent pour épouser ces derniers, malgré leur imbécillité ou leur folie, uniquement à cause de leur fortune ; que ces imbéciles et ces fous, dont la descendance ne peut être d'aucune utilité pour l’État, dissipent leur fortune d'une manière insensée, frappent et

maltraitent leurs subordonnés, et même assez fréquemment commettent des meurtres et arrivent à une ruine complète, nous ordonnons ce qui suit :

''Tous ces individus, quel que soit leurs rangs, devront être immédiatement signalés au Sénat, afin que le Sénat les examine. Si l'examen révèle qu'ils sont inaptes à toute éducation et à tout service utile, nous leur défendons d'entrer dans les liens du mariage et d’administrer eux-mêmes leurs propriétés. Ces propriétés seront administrées par leurs proches parents, où, à leur défaut, par les parents éloignés, et ceux-ci seront tenus de pourvoir aux besoins des incapables'' (16).

Le 16 décembre 1723, par un deuxième texte, le tsar précise les conditions d'examens des aliénés :

Le Sénat devra s'informer de leur conduite journalière et leur poser des questions très simples telles que tout homme sensé puisse facilement y répondre. Si l'individu ne répond rien à ces questions ou ne répond que par des stupidités n'ayant rien à voir avec la question posée, cela indique la folie. S'il est déjà marié, s'il a des enfants, sa fortune ne doit pas lui être enlevée, mais être administrée par des personnes raisonnables (16).

Pierre interdit également l'envoi des fous dans les monastères ; c'est à l’État qu'incombe désormais de bâtir des hôpitaux dédiés. Toutefois, devant la lenteur d’exécution, les malades sont, pour les décennies suivantes, encore accueillis au sein des monastères (16).

c) Le statut juridique de l’aliéné

Pendant longtemps, les aliénés sont traités sur le plan pénal de la même manière que les personnes saines et ne sont pas exemptés de condamnations pour infractions.

En 1801, on retrouve un oukase d'Alexandre Ier (règne de 1801-1825) - qui a valeur de

réprimande à un fonctionnaire plutôt que de décision générale -, dans lequel le tsar souligne l'importance que prend la folie dans certains actes violents, et la nécessaire prise en compte de cette donnée dans l’application de la justice. L'oukase est adressé au gouverneur de Kalouga,

Lopoukine, qui a fait juger pour meurtre un paysan aliéné :

Dans votre rapport du 15 avril sur les événements qui ont eu lieu dans le gouvernement qui vous est confié, ayant remarqué que le paysan aliéné, Vasile Pakomoff, est mis en jugement pour meurtre sur la personne de son oncle, le paysan Petroff, je trouve nécessaire de vous faire observer que, dans ce cas, il aurait fallu seulement s'adresser à l'aide de la police du district et du Collège de Médecine. Si, en effet, il a fait cela en état d'aliénation mentale, en vertu de cet examen on devrait l'envoyer dans la maison d'aliénés. Il n'y avait aucun des éléments nécessaires pour le mettre en jugement, car pour de telles personnes, il n'y a ni pénalités ni loi pénale. Je suppose que vous ne laisserez pas sans attention cette observation et que, dans ce cas, comme dans d'autres semblables, vous vous comporterez conformément à cette observation (24).

C'est n’est qu’en 1815 que la question de la responsabilité des aliénés est officiellement légiférée (24).

En 1833 est publié sur l'ordre du tsar Nicolas Ier (règne de 1825-1855) une nouvelle compilation

de droit russe, le Svod zakonov (24), dans laquelle la législation sur la folie est réactualisée. Ainsi dans les lois civiles on peut retrouver les articles suivants :

Art. 367. - Chaque famille, dans laquelle se trouve un aliéné, est

obligée d'aviser l'autorité locale, et à la suite d'un tel avis ce dernier est soumis à l'examen du Collège de Médecine.

Art. 366. - Est considéré comme aliéné celui dont la folie a été

occasionnée pendant le cours de la vie par une cause quelconque.

Art. 373. - En cas de guérison de la personne, qui a été reconnue

par l'examen comme aliénée, elle sera réexaminée suivant les mêmes règles.

Art. 381. - D'après les mêmes dispositions sont examinés les

muets et les sourds-muets, après leur majorité. Quand il sera démontré que l’examiné peut librement exprimer ses idées et sa volonté, il lui est accordé le droit de diriger et de disposer de ses biens. S'il est trouvé qu'il est dangereux de lui accorder

pleinement un tel droit, il lui sera désigné une tutelle. Les muets et sourds-muets, sans aucune instruction et privés de tous les moyens de s'instruire et d'exprimer leur volonté, seront pourvus de tutelle.

Art. 1106. - Peuvent succéder […] § 3, les personnes ayant des

infirmités physiques ou mentales (sourds, muets, aliénés).

Art. 1107. - Les testaments des aliénés, quand ils sont composés

pendant l'aliénation mentale, sont réputés nuls (24).

La réforme judiciaire de 186411 modifie en profondeur la fonction médico-légale des médecins :

si depuis Pierre le Grand les médecins sont introduits dans le processus de décision judiciaire en tant que prolongement de l'activité des juges, en déterminant la nature des lésions ou examinant l'état mental des patients des délinquants criminels, la loi de 1864 incorpore pour la première fois une véritable fonction expertale, qui a pour objet de déceler la folie du prévenu. « La combinaison de ces innovations, écrit E. Becker, a amené des contemporains (profanes et spécialistes) à considérer la question de la folie et la responsabilité́ comme la tâche médico-légale la plus importante du médecin, et a entraîné le rôle juridique du médecin dans les débats sociaux et politiques du dernier quart du siècle » (25).

Pendant longtemps, et ce en retard avec certains pays européens, la Russie ne possède pas de loi spéciale pour l'enfermement de force des aliénés (26), hormis les quelques textes présentés plus avant. Au court du XIXe siècle, aucun aliéné, s’il n'a pas été interdit, ne peut être contraint sans l’intervention de la police, et ce même pour les placements aux siens des structures publiques. L'oukase du 17 avril 1861 vient autoriser le placement pour les aliénés non interdits au sein des asiles privés, après avoir été examinés par un médecin (26).

Sur le plan juridique, la législation civile de la Russie connaît de grands changements à partir de 1882, date à partir de laquelle elle commence à se rapprocher des standards occidentaux (27). À cette période les textes législatifs définissent l'aliénation mentale comme suit :

Art. 265. - Sont réputés insensés ceux qui n'ont pas la raison saine

depuis leur première enfance.

Art. 366. - Sont dits fous, ceux dont l'aliénation, constituant une

11 Cette réforme instaure, pour la première fois en Russie, la séparation entre le pouvoir judiciaire et exécutif, en

affirmant l'inamovibilité des juges et la réunion de jurys populaires, créant un domaine officiel séparé de la volonté directe du souverain (cf. Richard Pipes, Les Révolutions Russes, 1905-1917, Éditions Perrin, 2018, p. 102).

maladie, qui est portée parois jusqu'à la fureur, pourrait nuire aux malades et à la société ; elle exige donc une surveillance particulière (28).

Nombre de droits sont retirés aux aliénés, leur responsabilité juridique étant quasi nulle. Ainsi, avec l'article 1016, est établi que les testaments doivent être rédigés par des personnes jouissant pleinement de leur raison et de leur mémoire ; l'article suivant souligne que :

Art. 1017. - Par conséquent sont nuls les testaments 1° des

insensés, des fous et des aliénés, quand ils sont dans une période d'aliénation mentale ; 2° de ceux qui se sont suicidés.

De plus :

Art. 19. - Les aliénés sont représentés devant les tribunaux par

leurs parents ou tuteurs.

Art. 367. - Un mariage fait avec une personne atteinte

d'aliénation ou entre deux aliénés est nul. Leurs biens sont mis en tutelle.

Art. 371. - Ne sont pas admis comme témoins ceux qui, par suite

d'un dérangement des facultés mentales, sont soumis à un examen ou traitement médical, par ordre des autorités compétentes (28).

La non-accessibilité des aliénés à leurs droits juridiques est justifiée par l'article 700, d'après lequel l’acquisition des droits n'est valide que lorsqu'elle est basée sur un consentement mutuel et respectant le libre arbitre, facultés qui font défaut aux aliénés (28).

Pour tous préjudices et dommages causés par les aliénés :

Art. 654. - Sont responsables ceux qui, aux termes de la loi, sont

obligés d'exercer une surveillance sur eux (28).

La loi russe reconnaît comme raison de non-responsabilité la perturbation des fonctions mentales ; d'après l'article 10 du Code des peines :

Art. 10. - Tout acte commis n'est pas considéré comme crime en

cas de démence, de folie ou d'accès d'une maladie pouvant entraîner la fureur ou la perte complète de conscience.

Art. 13. - La faiblesse d'esprit est regardée comme circonstance

Le système judiciaire impérial se tourne vers les médecins pour affirmer, ou infirmer, l’existence d'une pathologie mentale. Les médecins doivent alors établir la capacité civile d'un malade et justifier ou non la mise en place d’une mesure de tutelle, en prévention d'un acte délictueux ; enfin, ils doivent statuer sur la question de la responsabilité criminelle (28) de l’inculpé.

L'examen de mise sous tutelle est effectué en présence d'un représentant de la fonction publique, dont l'autorité croît proportionnellement au rang social du malade (régence du gouvernement, gouverneur, vice-gouverneur, président du conseil municipal, simples fonctionnaires). Tous les individus présents lors de l'examen ont le droit de vote. L'examen (art. 373.) se limite à une liste de questions concernant la vie quotidienne. Un procès-verbal est ensuite rédigé et soumis, si le patient n'est pas un paysan, au Sénat pour jugement définitif. Si l'individu est reconnu fou ou insensé par la chambre, il est alors placé sous tutelle (art. 376.) (28).

Un ensemble de texte légifère sur la question de la protection des biens et la mise sous tutelle :

Art. 375. - Les personnes reconnues aliénées par le Sénat sont

confiées aux soins et placées sous la surveillance de leurs parents les plus proches ; en cas de refus de la part de ces derniers, elles sont placées dans un asile d'aliénés.

Art. 376. - Les biens des personnes atteintes d'aliénation mentale

sont confiés à leurs héritiers, sans que ceux-ci aient le droit de les aliéner, ni de les hypothéquer du vivant du malade ; ils doivent en outre mettre les revenus en sûreté.

Art. 377. - Au point de vue de la gestion de ses biens confiés aux

héritiers, l'aliéné est assimilé à un mineur (29).

Pour l'établissement de la responsabilité criminelle, c'est le juge d'instruction qui, lorsqu'il émet des doutes sur l'état des facultés mentales du prévenu, qui peut suspendre l’instruction et demander à la cour la prescription d'un examen médical. Ce dernier s'effectue en présence du tribunal, sans les jurés, par trois médecins. Si ces derniers sont censés, comme lors de la procédure de mise sous tutelle, suivre une liste de questions portant sur la vie domestique, la réalité de la pratique judiciaire ne suit pas toujours la procédure. Le prévenu peut être placé dans un asile afin d'évaluer plus précisément son état mental. Le tribunal et les jurés ne sont pas tenus de suivre l'expertise médicale. Si l'aliénation mentale est établie, l'affaire est renvoyée (28).