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Introduction : L'architecture du discours médical

I. La psychiatrie impériale A Les origines

3. La médicalisation de la folie

a) Les débuts de la laïcisation de la folie

Si, comme on l’a vu, c’est par l'intermédiaire du juridique et du politique que la folie devient définitivement une question médicale au cours du XIXe siècle, c'est sous le règne de Pierre le Grand que débute réellement la médicalisation de la folie en Russie.

Convaincu que le service universel de l’État est l'unique façon d'atteindre la société parfaite, Pierre le Grand enclenche une modernisation à marche forcée du pays (30). Au sein de cette nouvelle société, plus de place pour le fou libre ou l'oisif. Par une série de décrets, le tsar fait savoir que la place des sujets socialement ''inutiles'', ''dangereux'' ou ''menaçants'' est désormais d'être placés au sein d’institutions spécialisées (23). À partir de la première partie des années 1720, un nouveau terme est utilisé (soumasbrodnye) dans les documents législatifs afin de départager les fous des autres infortunés (nestchastny), marquant par-là la modification du regard porté sur la folie.

S'intéressant à la question de la mendicité, l'empereur réalise que nombre de mendiants sont fous. Il ordonne leurs examens par des délégués qui leur font passer des questionnaires, « dont, avec un peu d'imagination, on pourrait faire les préformes des tests psychologiques et des échelles modernes » (31), écrivent les psychiatres Koupernik et Gourevitch. Devant l'inefficacité de telles mesures d’évaluation et de placement, le tsar décide en 1723 de la construction de ''maisons de fous'' dédiées à ces populations ; mais, comme le souligne Gregory Zilboorg, même la volonté despotique de l'empereur ne peut facilement renverser la tendance sous-tendue par une tradition pluricentenaire (32). Pierre Le Grand décède avant de voir le projet abouti, ce dernier sera terminé par son petit-fils, Pierre III et poursuivit par l'impératrice Catherine II.

La motivation de Pierre est principalement d'ordre étatique ; la question de la réhabilitation des malades n'est pas abordée. Comme l'écrit l'historien Martin Miller, « en usant d'un terme spécifique pour les fous et en obligeant à déplacer les soins des monastères vers les institutions laïques, Pierre le Grand pose les jalons d'un système asilaire, sans cependant pour sa part l'instaurer » (23).

b) Naissance de l’aliénisme

Malgré la volonté du souverain, à la mort de Pierre, peu de bâtiments ont été construits pour accueillir les fous ; en 1727, le Synode reçoit la consigne de ne plus se référer au décret de Pierre et est chargé de ne plus faire d'obstacle à l'admission des malades mentaux dans les monastères (33). Le Sénat décide en 1742, sous le règne d’Élisabeth, fille de Pierre le grand, de faire marche arrière : comme par le passé les fous seraient envoyés au sein des monastères et entretenus par ces derniers, enterrant l'idée du tsar défunt jusqu'au règne du souverain suivant (16).

Pierre III (règne de 1761 à 1762), à l'instar de son grand-père, souhaite envoyer les aliénés au sein de structures spécialisées, structures qui devront être pensées par l'Académie des Sciences ; le 20 avril 1762, il écrit :

Les délirants, les fous, ne doivent pas être mis dans des cloîtres ; qu'on leur bâtisse une maison spéciale, une maison de fous comme cela se pratique à l'étranger, telle est ma volonté (16).

Iouri Kannabick voit dans ce décret le début de l'histoire de la psychiatrie russe (33). La même année, le Sénat examine le cas des princes Kozlovski atteints de maladie mentale ; l'assemblée décide, respectant la volonté du prince 12, que ces derniers :

ne [soient] pas envoyés à un monastère, mais plutôt placés dans une maison spéciale qui serait construite à cet effet, comme c'est le cas dans les pays étrangers, où ils ont établi des ''Dollhouses'' 13(32).

12 Pierre III inscrit sur un rapport concernant les princes l'indication suivante : « Ne pas envoyez les fous dans les

monastères, mais construire à cette fin un bâtiment spécial ». (cf. L. Rokhline, La médecine soviétique en lutte

contre les maladies mentales, Éditions en langues étrangères, Moscou, 1958, p. 11.

13* ''Dollhouses'' voulant dire ''maisons de poupée'' en anglais. L'origine du nom n'est pas certaine ; utilisé jusqu'à

la fin du XIVe siècle, il est fort possible qu'il s'agisse d'un terme non conforme de ''Tollhauss'', voulant dire ''maison de fou'' en allemand. Cf. Gregory Zilboorg, Russian Psychiatry – its Historical and Ideological Background, The Bulletin, Octobre 1943, pp. 717.

L'impératrice Catherine II (règne de 1762 à 1796) poursuit l’œuvre de Pierre III sur la question de la prise en charge des aliénés ; confisquant les biens ecclésiastiques en échange de traitements (1764), elle donne l'ordre qu'on désaffecte les cloîtres afin de pouvoir y loger les fous dans l'attente de la construction d'établissements spéciaux habilités à les recevoir. Les premiers cloîtres ainsi réhabilités seront ceux de Seleneck dans le diocèse de Novgorod et d'Andréewsk dans celui de Moscou (1765) : l'administration des établissements est confiée à la chancellerie synodale (16).

Cette période d'institutionnalisation de la folie est également le moment de sa médicalisation : l'académicien Gerhard Friedrich Miller, historiographe14 pourtant ignorant des questions

médicales, est mandaté par l'Académie des Sciences à la demande de Pierre III (1762) pour étudier les lieux d’accueils des aliénés ; il consulte la documentation existante et produit un rapport, Des fondements des maisons de fous décrivant ce que pourrait être une ''Dollhouse''. L'académicien indique qu'une telle structure doit être gérée par des médecins et relègue les religieux à une place accessoire, ne pouvant intervenir uniquement lorsque les malades sont stabilisés (32). Les patients, propose-t-il, seront divisés selon quatre grands critères : les épileptiques, les lunatiques, les mélancoliques et les maniaques (bechenye, littéralement les ''enragés'') (23), nécessitant une répartition distincte dans les bâtiments de l’hôpital. En 1765 l'académicien Schlotzer se rend en Europe occidentale pour visiter les asiles et s'en inspirer (16), poursuivant cette tendance à la médicalisation de la folie.

Concomitamment à cette récupération de la folie dans la sphère d’influence du politique, le discours ecclésiastique évolue également : le synode de l'Église Orthodoxe russe de 1767 établit la distinction entre les cas d'infirmité mentale, éligibles à la médecine, et les cas d'atteintes de l'âme affectée par « des esprits diaboliques », domaine réservé des ecclésiastiques (19). La laïcisation du discours sur la folie est parallèle à sa médicalisation progressive.

14 Gerhard Friedrich Miller est connu dans l'histoire russe pour avoir, en 1749, prononcé une conférence à

l'Académie des Sciences dans laquelle il expose sa théorie dans laquelle la Russie kiévienne aurait été fondée par des Normands. Devant l’indignation déclenchée par une telle thèse, jugée nuisible aux intérêts et à la gloire de l'Empire, l'impératrice Élisabeth Petrovna nomme une commission d'enquête. Les publications de Miller sont confisquées et détruites et interdiction lui ait faite de travailler sur l'histoire de la Russie antique. (Cf. Michel Heller,