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La psychiatrie et la défense de la société

Introduction : L'architecture du discours médical

E. Politique et psychiatrie

1. La psychiatrie et la défense de la société

a) Les causes de la Folie. Psychiatrie et conservatisme

La dispute scientifique autour de l’étiologie de la folie se voit fortement politiser au tournant du XIX-XXe siècle ; les facteurs exogènes retrouvés dans la pathologie mentale sont à l’origine d’une mise en garde de la part des psychiatres qui avertissent la société du danger qu’elle court, et ce, quelle que soit leur orientation politique. Les futures constructions biopsychologiques des déviants sociaux pensées par les soviétiques trouvent en réalité leurs origines dans « les efforts des libéraux tsaristes pour identifier et contenir le crime et les troubles sociaux qui ont accompagné la modernisation de la Russie […]. À la fin de la période impériale, les sciences humaines ont commencé à catégoriser les individus qui représentaient une menace biopsychologique, un "danger social" pour l'ordre établi. Dans le sillage de la révolution, ces idées se sont radicalisées sous l'impact du marxisme soviétique pour générer des accusations contre des groupes sociaux et des classes entières » (208).

Le journal russe Novstoi publie, en 1866, des statistiques sur les cas de suicides et d'aliénations mentales : en dix ans, les chiffres ont doublé dans les maisons de santé de Saint-Pétersbourg ; les conditions de vie difficiles et les données économiques sont présentées comme les causes de cet emballement (183).

Les causes externes favorisant la folie sont, au cours du XIXe siècle, largement désignées

comme étant à l'origine d'épidémies de troubles mentaux. Dans sa communication du 25 décembre 1885 devant la Société des aliénistes de Saint-Pétersbourg, le Dr Hertzenstein rapporte le résultat de ses recherches sur les statistiques des maladies mentales en Russie ; regrettant l'absence d'un organisme permettant de fournir des chiffres sûrs, il propose une approximation statistique, à travers l'étude des comptes rendus du département des conscrits : il rapporte une incidence de 9,72 %, relativement stable dans le temps (oscillant entre 9,58 % et 10,04%) des troubles mentaux. Hertzenstein explique la relative constance des troubles mentaux par le fait que le peuple russe soit exposé à une série de causes constantes, déterminant un nombre relativement invariable de maladies de dégénérescence (210).

La fin du XIXe siècle est le terreau sur lequel poussent nombre de contestations. La modernisation de la société pousse les intellectuels à penser les nouvelles déviances.

Organisée autour des concepts de dégénérescence (vyrozdenie) et de régénération sociale (ozdorovlenie), cette nouvelle pensée en sciences humaines russe puise dans les travaux des médecins et des criminologues l’idée de l'importance de l'hérédité et de l'environnement dans la déviance sociale. Ce constat justifie l’élaboration de stratégies de prophylaxie sociale, impliquant des méthodes coercitives et répressives. Selon Daniel Beer (96), on retrouve ici, la naissance de l'action autoritaire étatique comme réponse aux menaces de décomposition sociale, « voie unique de dépassement des blocages économiques et politiques du pays » (211). Méthodologie que feront sienne les bolcheviks, une fois leur prise de pouvoir effective en 1917. Comme l'écrit Daniel Beer, « les praticiens libéraux dans le domaine des sciences humaines en Russe » ont fourni un outillage théorique de la « coercition modernisatrice » (96), coercition que mettra en place l’État bolchevik, à travers l'idéologie révolutionnaire.

La réforme judiciaire de 1864 offre aux médecins une autorité nouvelle : dès lors, « ''l'expert scientifique'', écrit E. Becker, est généralement considéré comme une figure transnationale, qui représente l’incarnation d'une expertise neutre dans une arène juridique par ailleurs litigieuse ou politiquement chargée » (212). Cependant, cette autorité ''scientifique'', pensée comme neutre, va rapidement se confronter au pouvoir politique rival. « En Russie, poursuit Becker, le médecin expert lui-même est devenu politiquement chargé, et a représenté une source concurrente d'autorité dans une culture politique autocratique. […]. L'autorité sociale de la science dans le cadre de la structure juridique réformée, l'expertise médico-légale représentait une double menace pour une autocratie traditionnellement jalouse à la fois de son monopole

sur la tutelle administrée par l'État et du pouvoir intrinsèque du droit. Cette menace était particulièrement prononcée dans le cas de la psychiatrie légale. Alors que les notions médicales de la folie s'élargissaient et devenaient plus déterministes au cours du XIXe siècle, les médecins ont ouvertement contesté les vues autocratiques de la criminalité et du maintien de l'ordre social. Par conséquent, le rôle médico-légal du médecin s'est empêtré dans les intérêts politiques entourant la réforme juridique et s'est engagé dans de multiples programmes sociaux, professionnels et politiques. […] La prétendue neutralité des idées et des méthodes scientifiques et, par extension, les formes d'intervention civique qu'une telle expertise technique pourrait impliquer permettaient également aux médecins de légitimer leur activisme social et politique » (24).

Fondée en 1804 sur l'ordre du tsar Alexandre Ier, l'Université de Kharkov s’intéresse de façon

originale à la question médico-légale : comme l'écrit Louise McReynolds, « Kharkov accueillait l'un des réformateurs les plus agressifs du système juridique » (145) russe : le professeur de droit L. E. Vladimirov (213).

En 1869 avec sa thèse portant ''Sur l'importance des médecins experts en jurisprudence pénale'' (24), Vladimirov s'engage dans la défense du rôle de l'expert médical dans les procès, rôle attaqué par leurs adversaires. Partisan du rôle de la science comme guide du réformisme – lui- même ayant validé un cursus de science en 1866 (24) - il appelle à une importance et une fonction élargie du médecin dans l'amélioration du fonctionnement des tribunaux. « Il a cherché, écrit Elisa M. Becker, à améliorer, et donc à sécuriser, les nouvelles institutions judiciaires en rétablissant et en actualisant le rôle […] du médecin [lui offrant] une sphère d'autorité autonome qui était à l’abri de toute contestation ou évaluation externe et qui avait un poids obligatoire dans la prise de décisions juridiques » (24).

J'ai été le premier à introduire la pensée que l'expert n'est pas un témoin, mais un juge scientifique du côté particulier du dossier […] et conformément, son statut dans ce processus et ses droits devraient être précisés et élaborés (24).

Une fois nommé professeur de droit, il devient un théoricien majeur des procédures pénales. S’intéressant aux travaux de la psychiatrie internationale, Vladimirov est influencé par le psychiatre français Prosper Desprine, le psychiatre et philosophe anglais Henry Maudsley et le psychiatre et sexologue autrichien Richard von Kraft-Ebing (145). Dès 1877, Vladimirov

défend que l'investigation judiciaire doive :

ne pas faire seulement attention aux capacités mentales de l'accusé et des circonstances du crime, mais également aux données anthropologiques de sa vie, et des raisons organiques de sa dégénérescence (145).

Il se fait le défenseur de l'idée de dégénérescence (vyrozdenie) de Morel face à l'université de droit moscovite qui rejette, par l’intermédiaire du Dr S.I. Barshev, son doyen, les explications physiologiques et médicales du comportement humain (145), préférant la notion de libre arbitre à la croissante explication scientifique. Lors d'une affaire judiciaire, Vladimirov présente le concept de « folie temporaire » pouvant expliquer certains actes : pour ce faire Vladimirov sollicite l'aide de son confrère à l'université, le professeur de psychiatrie Pavel Ivanovich Kovalevsky.

La théorie de Morel (1857), défendue par un nombre important d’universitaires42, voit pourtant

son expansion favorisée par sa similitude avec la théologie chrétienne : les péchés du père sont répercutés chez les enfants (145).

En janvier 1887 se tient à Moscou le premier Congrès de psychiatrie national, présidé par le Pr Merjeyevski (31), réunissant 440 médecins, dont 86 psychiatres (32). Le Congrès, organisé par les aliénistes du pays, est soutenu et financé par le gouvernement, qui en avait validé en 1885 le principe (214).

Les plus grands noms de la psychiatrie nationale d'alors se réunissent dans ce qui marque une étape importante dans la constitution du savoir psychiatrique et de son organisation. Le règlement du congrès autorise la participation à tous les professeurs de psychiatrie, aux médecins des asiles ainsi qu'à tous ceux qui, par leurs services, ont des relations directes avec les patients ; le congrès est une réussite, réunissant 605 participants (214). De nombreuses questions sont évoquées tels le fonctionnement des hôpitaux, le statut juridique des malades mentaux, l’éducation des enfants présentant un retard mental. Les membres du congrès se

42 Citons pour exemple, l'intervention du Pr Isaak Orshanski de l’Université de Kharkov, qui, lors du premier

Congrès d'éducation publique (1914), présente un rapport sur L'hérédité et la dégénérescence, et appel à adopter

« une résolution spéciale sur la lutte contre la criminalité, le suicide, la déficience et la dégénérescence chez les enfants », permettant de fonder des écoles spécialisées pour la formation des ''enfants handicapés''. Cité par Nikolai Krementsov, Eugenics in Russia and the Soviet Union, dans The Oxford Handbook of The History of Eugenics, Edited by Alison Bashford, Philippa Levine, Oxford University Press, 2010, p. 414.

penchent également sur la problématique de l'alcoolisme, problème épineux en Russie (215) ; on réfléchit sur la délivrance de traitement au sein d'instituts dédiés (104). Le vaste programme du Congrès est composé de huit parties :

I : L'assistance des aliénés :

a) L’organisation des asiles d'aliénés de l’État, des gouvernements locaux (Zemstvos) et des personnes privées. b) Le régime des aliénés gardés dans les familles et le patronage des aliénés convalescents.

II. L'administration des asiles d’aliénés.

III. La surveillance exercée en cette matière par l’État.

IV. Les principes du régime et des traitements des aliénés dans les asiles : a) La distribution des aliénés en différentes catégories ; b) le système du no-restraint ; c) le mode de la surveillance des aliénés ; d) leur régime alimentaire ; e) l'application de quelques méthodes spéciales au traitement des aliénés.

V. La législation des aliénés : a) la critique des lois russes sur les aliénés ; b) l'expertise des aliénés par rapport à leur capacité civile et c) l'expertise en vue de la responsabilité pénale.

VI. La statistique des aliénés.

VII. La classification des maladies mentales.

VIII. Les mémoires sur des questions spéciales de psychiatrie (214).

Le Pr Merjeyevski, élu à l'unanimité président du Congrès, prononce le discours d’ouverture,

Sur les conditions favorables au développement des maladies mentales en Russie et les mesures visant à les réduire (32). Bien qu'il souligne l’importance de l'hérédité et de l’alcoolisme dans

l'étiologie des troubles, son discours prend une connotation environnementaliste en faisant remonter la crise sanitaire des aliénés à la réforme des années 1860 ayant émancipé les serfs : la majoration du stress dû la réforme a entraîné l'apparition de troubles psychiatriques sévères. Merjeyevski rapporte ainsi une augmentation croissante du nombre de malades mentaux (214). Pour l’aliéniste, ce ne sera qu'au prix d'une évolution de la société dans son ensemble que les causes profondes précipitant la folie ne pourront être combattues. Malgré l’origine sociale de l'étiologie, la psychiatrie a besoin de moyens supplémentaires pour traiter les malades (22), son objet étant de trouver le régime thérapeutique le plus adapté.

Il est urgent, pour Merjeyevski, de récolter des données plus précises sur le nombre exact d'aliénés, tandis que l'organisation des soins doit être repensée autour de la formation de pôles universitaires de pointe dans les grandes villes, complétés par des asiles locaux de moindres envergures qui doivent promouvoir le travail des patients dans des fermes, afin de lutter contre l'oisiveté et alléger les frais de fonctionnement des institutions. Merjeyevski défend également la création d'un Comité supérieur, composé de médecins, d'architectes, de juristes et administrateurs afin de surveillance les asiles publics et privés (214).

Le Pr Pavel Ivanovich Kovalevsky, organisateur du congrès, s'exprime également à la tribune ; proche des partis conservateurs, il exprime sa crainte devant l'explosion de la folie qu'il met en rapport avec l’augmentation des chiffres de la violence et de la criminalité. Mettant en garde le pays contre « le pandémonium de la démence qui le gagne » (22), il appelle à se soucier de la jeunesse, vulnérable à la subversion politique extrémiste, la décadence artistique et la déviance criminelle.

Pour Kovalevsky, quatre-vingt-dix pour cent des aliénés russes ne sont pas pris en charge ; il faut donc une action conjointe entre la psychiatrie et l’État pour régler le problème et limiter l'expansion de la démence. Il propose d'informer le public sur la dangerosité à laisser libres les aliénés, souhaite augmenter les enfermements et interdire les mariages. Ces mesures doivent être complétées « d'une élévation matérielle et morale » (22) dans la société afin de lutter contre les déceptions entraînées par des espoirs utopiques.

b) Prémisses d’une psychiatrie contestataire : les revendications

médicales dans les derniers temps de l’Empire

À côté de cette psychiatrie ''officielle'' et conservatrice, d'autres psychiatres posent la question de la santé mentale d'une manière différente.

Le psychiatre Pavel Ivanovich Iakobi (1842-1913) (216) s'intéresse également à cette propagation présumée de la démence en Russie, mais à partir de postulat opposé. Membre du parti révolutionnaire Zemlia i Volia (Terre et Liberté), il est un activiste engagé durant les années 1860. Diplômé de la faculté de médecine de Zurich en 1867, il rentre en Russie en 1890 après plusieurs années passées en Europe occidentale afin de pratiquer la psychiatrie. Influencé par les écrits de Karl Marx, Iakobi établit une corrélation directe entre la nature des structures politico-économico-sociales et les attitudes envers les aliénés. Comme il l'écrit :

Les psychiatres sont les fils de leur époque, les hôpitaux psychiatriques, le produit de leur temps (17).

Il critique l'utilisation qui est faite de l'asile, créé non pour guérir et soulager, mais soustraire, utilisation dévoyée motivée par, écrit-il :

une peur de classe à l'égard du fou de manière abstraite (22).

Ainsi, selon lui, la construction asilaire coïncide avec l'apparition d'une bourgeoisie russe, bourgeoisie souhaitant progressivement éliminer les membres de la société dénués de raison et obstacles à l'extension de sa domination. Iakobi souligne que les asiles, pensés comme des lieux de soins, ne peuvent qu’échouer, car, destinés à enfermer plus qu'à soigner, ils :

perdent toute leur signification thérapeutique et tiennent lieu d'hospices peu coûteux (22).

Jusqu'au milieu du 19e siècle, le domaine de la psychiatrie reste peu étudié en Russie : ce seront

les réformes des études médicales initiées par le tsar qui autorisent l’émergence de la profession. Créature quasi étatique par son origine, la psychiatrie russe est impactée par sa généalogie ; comme l'écrit Helen Lavretsky, « la profession de psychiatre russe était plus ou moins une création de l’État, et bon nombre de ses précurseurs ont été intimement impliquées dans la réaction de politiques d’état à l’égard des malades mentaux. Cette tradition de l'implication des psychiatres dans la politique et le gouvernement continuera plus tard durant la période soviétique » (19).

Les tensions existantes entre les médecins russes et l’État remontent des décennies avant la révolution de 1917 ; source et garent du statut médical, l’État impérial, bien que reconnaissant les compétences médicales et pourvoyeurs d'emplois, fixe de rigides contraintes à la profession. La loi chargée d'encadrer la médecine, la Charte médicale (Vrachebnyi ustav), promulguée en 1857, puis modifiée en 1892 et 1905, impose aux médecins des pratiques et des devoirs sans contreparties, tout en soumettant un panel de sanctions et de punitions aux contrevenants. Les médecins du service public russe sont chargés d'endiguer les épidémies, réaliser des autopsies, participer aux procès en tant qu'experts, délivrer des certificats, être témoins des exécutions et des punitions corporelles, etc. (217). Autre point de tension compliquant les relations médicales

et gouvernementales, les faibles moyens mis à disposition, limitant les médecins dans leurs tâches.

La réforme judiciaire de 1865 est à l'origine de la création d'un pôle nouveau d'autorité au sein de la société autocratique russe : devenant le ''représentant de la science'' dans l'arène publique, le pouvoir médical introduit, dès lors, une nouvelle autorité, celle des experts scientifiques. Ces derniers, comme le souligne E. Becker, auront pour mission de « promouvoir le rôle d'une éthique professionnelle sans valeurs comme moyen de transformer un État qui demeure politiquement autocratique et centralisé » (24).

Au tournant du siècle, un nombre important de médecins commencent à voir dans la réforme politique le seul moyen d'accomplir pleinement leurs fonctions (217). Lors du banquet anniversaire de la fondation de l'Académie de médecine et de chirurgie, se tenant du 28 au 31 décembre 1904, la résolution suivante a été adoptée par l'assemblée :

Nous, médecins de Pétersbourg […] nous sommes arrivés à la conviction qu'à l'heure présente, à l'heure où s'éveille la conscience de la nation, nous avons l’obligation morale de joindre notre voix à la voix universelle de la Russie.

Nous déclarons que le corps médical ne peut accomplir sa tâche sociale tant que durera le régime présent, le régime de la bureaucratie policière.

Nous sommes profondément convaincus que des réformes partielles apportées à ce régime seraient impuissantes à assurer la marche de la Russie dans la voie de la civilisation. La condition nécessaire de ce progrès, c'est l'intangibilité de la personne et du domicile, la liberté de conscience, la liberté de la parole dite et écrite, la liberté d'union et d’association, l'établissement solide d'un régime représentatif sur de larges bases démocratiques. En conséquence, nous déclarons nécessaires immédiatement : 1° l'amnistie entière pour toutes les condamnations en matière politique et religieuse.

2° La convocation d'une Assemblée constituante de représentants du peuple, librement élus par les citoyens de l'un et de l'autre sexe, sans distinction de nationalité ou de religion, sur la base du suffrage universel, égal, direct et secret (218).

Autre marqueur de la politisation de la profession médicale russe ; en 1911, une crise estudiantine agite une nouvelle fois l'université russe. Le gouvernement décide de prendre des mesures draconiennes pour éteindre la contestation : exclusions et peines d'emprisonnements sont prononcées à l’encontre des étudiants rebelles. À Moscou, le recteur et le vice-recteur de l'Université sont mis en disponibilité par décision gouvernementale. Un grand nombre de professeurs et d'agrégés démissionnent en signe de protestation : pour la psychiatrie, le professeur Serbski quitte son poste, accompagné des médecins agrégés, G. I. Rossolimo et P. Gannushkin (166).

Si le positionnement politique des médecins urbains est complexe et varié, ce sont principalement les médecins des zemstvos qui adoptent une vision politique plus hardie ; comme le témoigne le Dr Marcou, chef de service dans un hôpital de la capitale :

Ingénieurs et médecins, ce sont là les seuls éléments de la bourgeoisie en contact intime avec le peuple russe, comprenant le mieux ses tendances et ses besoins. Un grand nombre de médecins ruraux ont épousé sa cause et comptent parmi ses émancipateurs. Mais les médecins des villes sont restés silencieux en majeure partie, craignant de compromettre leur clientèle (219).

Les aliénistes russes ont largement participé à cette grogne médicale (217). Leur approche politique se comprend largement à travers de leur corpus intellectuel et scientifique : la théorie de la dégénérescence* est alors répandue chez les psychiatres russes (220). Provenant des

travaux du psychiatre français Bénédict Morel (Traité des dégénérescences physiques,

intellectuelles et morales, 1857), cette théorie insiste sur l'importance des facteurs combinés

que sont la biologie, la sociologie et l'histoire sur les individus : de mauvaises conditions vont, non seulement atteindre les individus, mais également leur descendance. Faisant son apparition en Russie dans les années 1880, elle offre aux psychiatres russes d'assimiler les notions de

déviances et de crise sociale.

* Sur ce concept, on pourra se référer à l'ouvrage de Jean-Christophe Coffin, La transmission de la folie, 1850-

1914, L'histoire du social, L'Harmattan, 2009. D'intéressantes informations pourront également se trouver dans la

lecture du livre de Paul Bercherie, Histoire et structure du savoir psychiatrique, les fondements de la clinique 1, L'Harmattan, 2001.

Les psychiatres russes, à l'instar de nombreux de leurs confrères européens, s’intéressent à l'influence de la civilisation industrielle dans ce qui semble être une véritable épidémie de troubles mentaux. Comme l'écrit Susan Morrisey, « le plus fondamental dans le cas de la Russie