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La question eugénique en Russie impériale

Introduction : L'architecture du discours médical

E. Politique et psychiatrie

2. La question eugénique en Russie impériale

a) Les débuts de l’eugénisme en Russie

Bien que le livre Hereditary Genius (1868) de Sir Francis Galton est traduit en langue russe dès 1874, les idées eugéniques ''d'amélioration de l'humanité'' ne reçoivent que peu d’intérêt dans le dernier quart du XIXe siècle russe.

Ce n'est qu'au tournant du siècle, alors que l'eugénisme commence à s'institutionnaliser en Occident, que la question va intéresser les savants russes. Introduit en russe en 1902, le mot ''eugénisme'' (evgenika) s’infiltre progressivement dans le monde intellectuel ; les éditeurs traduisent un certain nombre d'ouvrages de partisans occidentaux tandis que divers groupes professionnels (médecins, anthropologues, biologistes, juristes, sociologues, etc.) se saisissent de l’eugénisme pour le questionner dans le cadre de leurs pratiques propres. Les médecins sont, à ce sujet, le groupe le plus bruyant (224) : deux d'entre-deux sont les figures principales de l'eugénisme russe, le microbiologiste et médecin de santé publique Nikolaï Gamaleia (1859- 1949) et le psychiatre Tikhon Iudin (1879-1949), rédacteur en chef de la revue Psychiatrie

moderne ; il importe de souligner que ces derniers n'ont nullement la même vision sur la place

et le rôle de l'eugénisme, démontrant le manque d'uniformité du jeune mouvement eugénique.

Le courant eugéniste russe présente un particularisme national au regard des courants occidentaux, que ce soit sur le plan institutionnel, idéologique, multidisciplinaire (224). Si son évolution postrévolutionnaire se fait largement à travers la génétique, l’eugénisme russe connaît une phase ''préinstitutionnelle'', dont la direction sera principalement menée par de médecins (225) : comme l'écrit Nikolai Krementsov, au cours des deux dernières décennies de l’empire, « alors que l'eugénisme s’institutionnalisait rapidement en Europe occidentale et en Amérique du Nord et se transformait en un mouvement transnational, les idées, les pratiques et les politiques eugéniques ont suscité de vastes débats entre médecins, sociologues, biologistes, anthropologues, juristes et enseignants, bien que ces débats ne se soient pas ''traduits'' par la création d’institutions, par des politiques ou par des appels au ralliement de ce mouvement en gestation » (224).

Le courant russe, s’il reconnaît sa dette intellectuelle envers l'Occident, ne valide pas les interprétations racialistes de certaines de ces manifestions, considérées en Russie comme une « philosophie bestiale » (226), ou un « fanatisme » (224).

b) Nikolaï Fydorovich Gamaleia (1859-1949)

Nikolaï Gamaleia, après des études de biochimie, se destine à la neurologie et à la psychiatrie avant que la ''révolution'' microbiologique ne vienne modifier son plan de carrière (224). Gamaleia part étudier auprès de Louis Pasteur (1886), et, à son retour, permet de reproduire la technique de vaccination antirabique en Russie.

Figure 22 : Nikolaï Fydorovich Gamaleia (1859-1949)

De ce séjour en France, Gamaleia abandonne définitivement son intérêt pour la psychiatrie et la neurologie au profit de la microbiologie. En 1886, avec le soutien de Metchnikoff, futur prix Nobel pour sa découverte de la phagocytose, il crée le premier laboratoire de microbiologie russe à Odessa, sur le modèle du laboratoire de Pasteur.

En 1909 il est nommé à Saint-Pétersbourg en tant qu'inspecteur en chef à la Commission sanitaire de la ville. Occupant une position d'influence au sein de la bureaucratie médicale et civile de l'empire, Nikolaï Gamaleia s’intéresse dès lors à des questions de santé publique et participe à des projets d'importance comme la création d'un ministère de la santé ou la révision de la législation médicale et sanitaire (224).

Dans les colonnes de la revue qu'il a créée, Hygiène et assainissement, le médecin tente de démontrer l'impact bénéfique des interventions purement sanitaires sur la santé du pays, instant sur les maladies infectieuses, approvisionnement en eau potable, l'évacuation des eaux usées, le logement, l'hygiène scolaire et professionnelle, la démographie, l'hygiène militaire et navale et, enfin, l'eugénisme (224). Comme l'écrit N. Krementsov, « Gamaleia fait partie d'une

minorité de médecins russes qui préconisent un rôle accru pour le gouvernement central dans toutes les questions médicales et de santé publique. […]. De toute évidence, il considère le gouvernement central comme une source d'autorité et de pouvoir nécessaire pour appliquer et faire appliquer les recommandations des professionnels de la santé publique dans l'empire ''arriéré'' » (224).

À partir de 1910, il ouvre largement ses colonnes à la question de l'eugénisme, produisant des articles, des comptes rendus d'ouvrages, des études historiques. Gamaleia considère l’eugénisme comme étant l'évolution de l'hygiénisme et des réformes sanitaires et de santé publique ; le retard de la Russie l'empêche de se lancer dans de vastes politiques eugénistes, mais peut s'en inspirer :

La Russie, qui est encore à sa première période de réformes sociales est incapable de générer un fort mouvement eugénique, mais elle doit néanmoins comprendre les problèmes qui préoccupent ses voisins cultivés (224).

Pour Gamaleia l'eugénisme est avant tout l'extension de l'hygiène sociale et de la médecine préventive à un domaine encore non exploré par ces derniers, la reproduction humaine, afin de limiter et de prévenir la maladie. Le discours eugénique de Gamaleia se concentre ainsi sur la prévention des « maux sociaux », non directement reliés à l'hérédité selon lui, comme la criminalité, l'alcoolisme, les maladies vénériennes, la faiblesse d'esprit (224).

Gamaleia continue de diffuser les travaux occidentaux sur l'eugénisme, donne des cours, et des conférences, rédige des articles jusqu'en 1913, date à laquelle sa revue cesse de paraître. Comme l'écrit Nikolaï Krementsov, « malgré son engagement de courte durée dans l'eugénisme, Gamaleia et son journal ont joué un rôle important pour susciter l’intérêt des hygiénistes russes sur ce thème » (224).

c) Tikhon Ivanovich Iudin (1879-1949)

Le psychiatre Tikhon Ivanovich Iudin reprend à son compte la promotion de l'eugénisme, là où Gamaleia l'a laissée.

Diplômé en 1903 de l'Université de Moscou, il devient assistant de Serbski (224). En compagnie de Sergueï Soukhanov et de Petr Gannushkin, eux aussi formés par Serbski, mais également des psychiatres Alexander Bershtein, Mikhail Lakhtin et Ivan Vedenski (224), ils forment un groupe de jeunes praticiens souhaitant réformer la psychiatrie nationale, tant du point de vue administratif, institutionnel que théorique, par la promotion de nouvelles approches nosologiques et diagnostics développés par Kraepelin.

Figure 23 : Tikhon Ivanovich Iudin (1879-1949)

Suite à la révolution de 1905, la question de la gestion des établissements psychiatriques se pose de manière renouvelée ; le groupe de jeunes psychiatres s'engage activement pour qu'un rôle central soit donné aux médecins et au personnel subalterne. En 1907, devant la reprise en main autoritaire du monde universitaire, ces jeunes psychiatres démissionnent de leurs postes universitaires en signe de protestation ; au chômage, les membres du groupe se dispersent au sein de l'empire : Gannushkin est engagé à l’hôpital de Moscou, Soukhanov à Saint-Pétersbourg, Iudin à l'asile psychiatrique de Kharkov géré par le Zemstvo.

Malgré cet éloignement géographique, ils n'abandonnent pas leur volonté de réforme de la spécialité. En 1907, ils fondent, sous la direction de Gannushkin, Psychiatrie moderne, nouvelle revue au titre provocateur (224), qui se veut un espace de réflexion, de discussion et de diffusion des idées modernes en psychiatrie, qu'elles soient d'ordre théorique ou pratique. L'une d'elles est l'importance de l'hérédité.

Tikhon Iudin, poursuivant les travaux de Soukhanov, oriente ses recherches sur cette question héréditaire dans les pathologies mentales, s’intéressant aux cas de psychoses chez les jumeaux et les frères et sœurs. Les résultats obtenus confirment le rôle joué par l'hérédité dans la maladie mentale (224) ; Iudin souligne également la nécessité de dépasser la conception lamarckienne des caractères acquis, conception utilisée par ses prédécesseurs, de les réévaluer à l'aune des découvertes de Weismann afin de mieux saisir la nature de cette influence.

Lors du premier congrès de l'Union russe des psychiatres et neurologues se tenant à Moscou en septembre 1911, Iudin présente un long rapport sur la nature des relations héréditaires dans la pathologie mentale, dans lequel il appelle la psychiatrie à se saisir des données récentes sur la question l'hérédité, avec la redécouverte des lois de Mendel, l'introduction des concepts de ''génotype'', de ''phénotype'' et de ''lignée pure'' (224). Ces avancées scientifiques obligent la psychiatrie à modifier son rapport à la recherche, pour intégrer l'étude longitudinale des familles, les maladies mentales semblant suivre les lois de Mendel de manière récessive (224).

À la fin de l'année 1911 Iudin, rejoignant Gannushkin,déménage de Kharkov pour retourner à l'hôpital psychiatrique de Moscou. Il intègre alors de manière permanente l'équipe éditoriale de

Psychiatrie moderne ; dès lors, les recherches personnelles de Iudin orientent la ligne éditoriale

de la revue qui commence à traiter largement de la question eugénique.

Pour Iudin, l'hérédité, guidée par les lois de la génétique, tient une place importante et centrale dans la genèse des troubles mentaux, mais ne saurait suffire à recouvrir tout le champ de la pathologie mentale : cette hérédité donnée peut être modifiée par des données environnementales, l'éducation, l'hygiène. Il s'attaque à ceux qui négligent ces modifications possibles pour ériger la génétique comme seul vecteur de pathologie mentale. Pour Iudin, « cette croyance scientifique dans l'influence négligeable de l'environnement sur l'hérédité » pousse « certains eugénistes » à avancer certaines « idées douteuses », comme la notion de supériorité ou d'infériorité raciales, ou la préconisation de « politiques décisives », comme la stérilisation, la ségrégation ou l'euthanasie des personnes d'ascendance « inférieure » (224). Comprenant les réactions négatives que de telles propositions ont soulevées, Iudin indique qu'il ne faut pas réduire l'ensemble du mouvement eugénique à ces idées « fanatiques » (224), et rapporte que les connaissances scientifiques de l'hérédité sont encore à leurs balbutiements, et qu'en aucun cas une application humaine n’est envisageable. De plus, souligne Iudin, les troubles héréditaires sont souvent récessifs, et demeurent « invisibles » dans la descendance :

toute sélection contre ces traits, comme le souhaitent certains eugénistes, « ne peut mener à leurs suppressions » (224).

Face à ces politiques ''négatives'', Iudin présente des méthodes eugéniques ''positives'', qui cherchent à promouvoir l'hérédité saine dans les générations futures, par le biais de campagnes de propagande actives afin de faire entrer les idées eugéniques de base dans les mœurs sociales « inconscientes », dans les « dogmes religieux » (224).

Bien sûr, à l'heure actuelle, le fondement théorique de l'eugénisme et les recherches dans ce domaine en sont encore à leurs débuts, et l'époque où, sur la base des connaissances existantes, nous aurions le droit d’intervenir dans la vie sociale à grande échelle est encore loin d'être révolue. Mais les efforts pour faire avancer l'idée même de la nécessité d'une plus grande attention à la santé des générations futures, l'éducation de l'humanité dans l'esprit de cette idée, sa propagande, la création d'un sentiment commun propice à l'eugénisme [et] le soutien actif à la recherche scientifique dans ce sens, peut-être, s’avéreront très utiles à l'humanité entière. En tout cas, les idées eugéniques méritent une attention et une étude sérieuses (224).

Pour Iudin, l'eugénisme est avant tout une application de la génétique aux questions de la santé humaine. C'est pourquoi il s'intéresse aux fondements scientifiques de cette idéologie, en particulier sur le rôle de l'hérédité dans les « maux sociaux ». Malgré cet intérêt scientifique, Iudin s'engage personnellement - et contrairement à Gamaleia qui adopte une position de stricte neutralité - dans la lutte contre l’utilisation politique directe de ces recherches. Il fait publier, dans Psychiatrie moderne (1912), un article d'un confrère qui affirme que :

la pensée médico-sociale russe […] refusera toujours la participation des médecins à des politiques aussi cruelles [comme la stérilisation des détenus dans les prisons et les asiles publics] (224).

Si Gamaleia, en tant que haut fonctionnaire, souhaite une politique médicale centralisatrice, Iudin, psychiatre employé par le zemstvo de Kharkov, puis par la municipalité de Moscou, est hostile à l'ingérence étatique dans la gestion hospitalière et médicale. « Comme la majorité des

psychiatres russes, écrit N. Krementsov, il considérait le gouvernement central et les bureaucraties locales comme une menace à l'autonomie et à l'autorité de sa profession. […]. Il partageait certainement la conviction de nombreux médecins russes que leur expertise professionnelle et scientifique leur donnait l'autorité suprême pour traiter les questions médicales et de santé publique comme bon leur semblait, déléguant ainsi aux organismes publics un simple rôle de financement et de facilitation dans la ''santé'' de la Russie » (224).

d) Le particularisme russe

Ainsi, le courant eugéniste russe, qu'il soit porté par Gamaleia ou Iudin, se sépare en partie du courant occidental ; si, en Occident, l'une des principales tares marquant la « dégénérescence raciale » est le faible taux de natalité, ce constat ne peut être accepté par les Russes, qui connaissent le plus fort taux de natalité d'Europe, et qui lui préfèrent le taux de mortalité infantile. Autre distinction, le taux de « prolifération des maux sociaux » (alcoolisme, criminalité, faiblesse d’esprit, prostitution, etc.) désigné comme marqueur de la dégénérescence héréditaire en Occident. Si en Russie on valide cette théorie, on en minore toutefois l'importance en affirmant que cette prolifération n'est pas seulement dépendante de facteurs biologiques et héréditaires, mais également largement dépendants de causes et de facteurs socio-économico- politiques.

C'est dans cet esprit qu'en 1910, Vladimir Bekhterev, alors figure de proue de la psychiatrie nationale, publie dans le Herald of Europe, un article dénonçant le capitalisme et l’autocratie comme principale cause de la détérioration de la santé mentale de la population russe (224). Si l'hérédité joue un rôle important dans les troubles mentaux, écrit Bekhterev, il met en exergue que « le capitalisme est le principal fléau de notre époque », associé « à l'alcoolisation » croissante des populations, facilitées par les politiques impériales de facilitation de la consommation en vue d'en tirer une majoration des revenus fiscaux (224). Félicitant Bekhterev pour sa prise de position, Gamaleia s’attaque également aux négligences gouvernementales envers la santé des enfants russes, cause principale selon lui de la « dégénérescence » (224). De son côté, Iudin critique le concept de dégénérescence héréditaire morelienne, car fondée sur des conceptions lamarckiennes dépassées.

Ces divergences et le particularisme russe sur la question de l'eugénisme éclatent au grand jour lors du premier Congrès international d'eugénisme qui se tient à Londres en 1912. Bien que l'empire russe n'ait pas envoyé de délégation officielle, deux Russes assistent aux sessions : le prince Petr Kropotkine (1842-1921), théoricien de l'anarchisme, qui attaque l'esprit de classe de la réunion, et le journaliste Isaak Shklovski (1865-1935), couvrant l'événement, parlant de ''philosophe bestiale'' (227).

3.

Anthropologie criminelle en Russie.

a) Le lombrossisme en Russie

Bien que la majorité des intellectuels russes ait rejeté le concept de ''race'', certains anthropologues se sont engagés dans l'étude de la ''race russe'' (227) ; c’est par cette voie que l'anthropologie criminelle de Cesare Lombroso va faire des adeptes en Russie. Comme l'écrit l'italien (1900) :

C'est ainsi que l'idée socialiste fleurit en Russie et que l'école italienne a, précisément en Russie, ses principaux partisans (228).

Les thèses de Lombroso font irruption en Russie dès les années 1880 par l'intermédiaire de juristes et de médecins.

Le Pr Dmitri Drill (1846-1910), juriste, fait publier un ouvrage sur les peines judiciaires, inspiré par la théorie de Lombroso, tandis que I. Foinitski et N. Tagantsev tentent de proposer une adaptation concrète du système lombrosien à la pensée judiciaire russe (228).

P. I. Kovalevsky dans son ouvrage sur La psychologie criminelle (1903) (229), reconnais l’importance du travail de Lombroso, sans toutefois se rallier totalement à ces thèses.

Lombroso participe au XII congrès international de médecine qui se tient à Moscou en août 1897, et prononce une intervention sur Les conquêtes récentes de la psychiatrie (230).

Des journaux russes ouvrent leurs colonnes aux textes de Lombroso, comme en 1887 dans le

Messager russe (231) Le professeur turinois se rend en Russie, donnant une conférence sur les Caractères spéciaux de quelques dégénérescences et rencontre Tolstoï.

Dans le monde médical, le Dr Pauline Tarnowsky, fille de Benjamin Tarnowsky, médecin russe mondialement connu pour ses recherches sur la syphilis, développe en Russie certaines implications anthropologiques de la théorie de l’atavisme : ses travaux sur la prostitution et sur la femme criminelle devancent même les écrits italiens sur la question.

Auteur prolifique, la réputation de criminologue de Pauline Tarnowsky n'est plus à prouver - « la criminologue la plus importante d’Europe », écria un journal spécialisé américain à son sujet (232) -, elle fait publier nombre d'articles en Russie, mais également à l'étranger, jusqu'à paraître dans l'Archivo, journal du maître italien.

Son œuvre maîtresse est son Étude anthropométrique sur les prostitués et leurs voleuses, qui connaît une traduction française (233). Dans l'ouvrage, Tarnowsky étudie les mensurations, les traits psychologiques et les signes de dégénérescences de cent cinquante prostitués et voleuses récidivistes, qu'elle compare à celles de cent femmes du même âge non délinquantes ; elle conclut à l’existence d'une nature criminelle chez la femme, différente qualitativement à celle de l'homme, mais non quantitativement.

Les notions morales, les perceptions du bien et du mal sont réparties à doses égales entre les deux sexes. Si donc on prend en considération la tendance à la criminalité chez la femme moindre de quatre à cinq fois que chez l'homme, comme le prouve ailleurs la statistique, on ne voit pas trop pourquoi la femme serait supérieure à l'homme à un degré aussi marqué, au point de vue moral. Les prostitués habituels, qu'on ne saurait raisonnablement classer parmi les êtres sains, normaux, honnêtes, comblent, par la profession qu'elles exercent, la lacune trop large que la statistique de la criminalité établit en faveur des femmes. Nous croyons donc que les prostituées habituelles constituent le contrepoids qui égalise la balance de la criminalité et répartir cette dernière dans une mesure plus uniforme et plus juste parmi les deux sexes (234).

En somme, les prostitués et les voleuses présentent plus ou moins une certaine déviation du type normal de l'humanité ; l'examen seul de leur état physique, psychique et intellectuel l'atteste suffisamment. Elles sont, pour ainsi dire, le produit ''des bas- fonds, de la lie de la société'' (234).

Tarnowsky propose pour enrayer ce mal qui ronge la société, non d'user du châtiment, mais de la prévention sociale :

Prescrire l'abus de l'alcool, diminuer la misère en élargissant les voies du travail honnête, enfin les admettre à maints professions et métiers jusqu’ici principalement exercés par les hommes (234).

Toutefois, toujours inspirées par la pensée lombrosienne, Tarnowsky écrit dans Les Femmes

homicides (1907), que les stigmates physiques encore mal définis de la criminalité sont d'une

importance égale aux conditions sociologiques dans la genèse du crime (231). Tarnowsky traduit également les principaux travaux de Lombroso, mais également de ceux de Garofalo, Ferri et Sighele.

Tarnowsky se rend aux Congrès internationaux, accompagnée par des personnalités russes du monde médical, juridique et gouvernemental ; ces participations ne marquent pas l'adhésion généralisée aux thèses de Lombroso. Si V. M. Bekhterev est favorable aux thèses de l'école italienne, d'autres sommités russes s'y opposent : ainsi, le procureur général de Saint- Pétersbourg, Zakrewski se montera hostile à leurs propagations (231).

En 1890, Saint-Pétersbourg accueille la quatrième édition du Congrès international

pénitentiaire (235) qui se tiendra sous les auspices du lombrosisme alors au fait de sa gloire,

prétendant encore pouvoir révolutionner la médecine et le monde pénal (228).

b) Impact de l’anthropologie criminelle en Russie

L'impact en Russie de la théorie de l'anthropologie criminelle est beaucoup plus important dans le domaine artistique que dans les sphères médico-juridiques ; le peintre et théoricien de l'art Vassili Kandinsky, qui découvre dans sa jeunesse les théories d'anthropologie criminelle, sera influencé en profondeur par ce courant (236). Comme l'écrit Carol McKay, « l'impact des idées lombrosiennes sur la culture russe était suffisamment profond pour avoir des manifestations artistiques aussi diverses que l’abstraction idéaliste de Kandinsky ou le réalisme littéraire de Tolstoï » (236). Étudiant en droit, membre de la Société impériale des amis des sciences