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Première vignette : vers le Sommet des Amériques de Québec 2001

Chapitre 1. Introduction générale

1.2 Construire l’objet d’étude : le mouvement antiautoritaire au Québec

1.2.1 Première vignette : vers le Sommet des Amériques de Québec 2001

Le Sommet des Amériques de Québec en avril 2001 a été l’occasion d’importantes mobilisations sociales qui ont représenté l’un des moments forts du cycle de contestation globale contre la mondialisation des échanges économiques (Hammond-Callaghan et Hayday 2008). Cette rencontre officielle de 34 chefs d’État et de gouvernement du continent30 visait

partie d’un cycle de contestation plus long. Le procédé des vignettes a notamment été utilisé par McAdam, Tarrow et Tilly (2001) pour illustrer les propositions théoriques de l’approche du processus politique.

28 Le mouvement antiautoritaire a entre autres participé à une mobilisation contre le congrès du Parti libéral du Québec en 2004 et à celle contre le projet du Partenariat pour la sécurité et la prospérité discuté au Sommet de Montebello en 2007 (Breton 2013).

29 Les balises temporelles de 2000-2001 et de 2010, loin d’être associées à ce qui serait une date de naissance et de fin en vigueur du mouvement, correspondent ici à des événements charnières qui permettent de prendre la mesure de l’existence d’une sensibilité politique. Ils représentent ainsi des moments « où celle-ci parvient à l’intelligibilité générale et surtout médiatique » (Lamoureux 2008, 33).

30 Bien que le titre officiel du Sommet réfère au pluriel à l’aire géographique d’application du projet d’intégration (le Sommet des Amériques), les pays concernés font bel et bien partie d’un seul continent, soit celui formant

l’élaboration d’une Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) et la discussion d’un agenda d’intégration politique plus vaste pour la région, le Projet des Amériques31. Dès les premiers mois de l’an 2000, la province de Québec a ainsi été le théâtre d’une effervescence politique et sociale sans précédent en prévision de la tenue de l’événement (Lamoureux 2008). Au terme d’une longue campagne de mobilisation menée par diverses coalitions d’acteurs sociaux, on estime qu’entre 30 000 et 60 000 personnes opposées à cette rencontre ont convergé vers la ville de Québec pour participer aux manifestations entre le 20 et le 22 avril 2001 (Radio-Canada S.d.a).

Conformément à la composition hétérogène du mouvement altermondialiste transnational, des acteurs de plusieurs tendances et orientations politiques se sont retrouvés à cette occasion pour exprimer leur opposition à la création de la ZLÉA. Parmi ceux-ci, des groupes déjà constitués ont pris position contre le projet et ont participé à la contestation, par exemple les grandes centrales syndicales québécoises, les organisations non gouvernementales (ONG) du milieu communautaire, des groupes environnementaux, ceux qui composent le mouvement des femmes, les caucus de partis politiques provinciaux et fédéraux, de même que de nombreux groupes universitaires et collégiaux. D’autres groupes, réseaux et coalitions se sont formés pour l’occasion, notamment la Table de convergence Québec 2001, le Groupe opposé à la mondialisation des marchés (GOMM), la formation Occupation Québec printemps 2001 (OQP 2001), le Comité d’accueil du Sommet des Amériques (CASA) et la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC). Unis autour d’un principe général de rejet du libéralisme économique à tous crins, les acteurs mobilisés au Sommet de Québec se sont chacun regroupés autour d’un spectre de revendications plus spécifiques allant de l’exigence de la publication des textes de l’accord négocié par les gouvernements ou l’inclusion de clauses

l’hémisphère ouest de la Terre. Ce continent est délimité par l’océan Arctique au nord, le cap Horn au sud, l’océan Atlantique à l’est et l’océan Pacifique à l’ouest.

31 Officiellement adopté lors du premier Sommet des Amériques à Miami en 1998, bien que son architecture puisse être reliée à des initiatives antérieures élaborées dès les années 1980 aux États-Unis sous l’administration Reagan, le Projet des Amériques comportait un aspect commercial visant à lier l’ensemble des pays des Amériques, à l’exception de Cuba, par un accord de libre-échange et un aspect politique favorisant la promotion d’un cadre normatif commun pour la région principalement axé sur la valorisation de la démocratie et de la règle de droit (Vaillancourt 2001).

sociales dans celui-ci, à un objectif de blocage complet et d’empêchement de la tenue même de la rencontre.

Suivant ce dernier objectif, l’une des particularités de la mobilisation a reposé sur l’articulation par certains acteurs sociaux d’une position inspirée des principes de la pensée politique libertaire. En ce sens, la CLAC et le CASA, son alter ego de la région de Québec, se sont présentés dès leur création en 2000 comme des lieux de rencontre pour les différents groupes et individus opposés aux négociations du Projet des Amériques en se définissant d’emblée comme « radicaux » (Fortin 2005). Bien que l’affinité de la CLAC et du CASA avec l’idéologie anarchiste n’ait jamais été formulée explicitement dans le contexte du Sommet de Québec, leurs principes affinitaires formant la base d’unité des militants et des militantes regroupés sous leur bannière témoignaient de cette inspiration des valeurs libertaires. Le cœur de l’analyse politique de ces groupes reposait sur une position anticapitaliste; celle-ci était articulée à une stratégie d’action conséquente construite sur le recours à l’action directe et le principe du respect de la diversité des tactiques. De même, la CLAC et le CASA ont adopté d’emblée un mode organisationnel fondé sur la pratique de la démocratie directe et le développement de relations horizontales. Ces principes étaient traduits dans une campagne de mobilisation contre le Sommet des Amériques visant à faire de la ZLÉA « un non- événement »32.

Dans les mois qui ont précédé la rencontre, l’éducation populaire par des ateliers d’information publique et d’interventions médiatiques visait à mobiliser pour l’événement. Par exemple, la campagne « Adoptez un militant » menée auprès de la population de Québec combinait cet objectif de sensibilisation aux enjeux du Projet des Amériques avec celui, plus pragmatique, des besoins d’hébergement à combler pour les militants et les militantes pendant les manifestations. Pendant la rencontre des chefs d’État des Amériques, la CLAC et le CASA ont ensuite coordonné un « Carnaval contre le capitalisme »33 d’une durée de plusieurs jours et

32 Tel quel dans la base de principes de la CLAC (Gaudet et Sarrasin 2008; Breton 2013).

33 Le concept du carnaval rappelle ici l’événement bien connu tenu annuellement dans la ville de Québec pour célébrer l’hiver, soit le Carnaval de Québec.

ponctué de diverses actions élaborées dans un esprit créatif. La « Marche au flambeau » du 19 avril se voulait un événement rassembleur et familial, dans une perspective de non- confrontation. L’action a été rapportée ainsi dans les médias :

Environ 700 jeunes chantant des slogans contre la Zone de libre-échange des Amériques en particulier et le capitalisme en général, ont entamé la valse des manifestations du Sommet de Québec hier soir sous le regard attentif des policiers. (…) La procession est partie du campus de l’Université Laval pour se rendre dans la basse ville, en soirée, malgré un temps un peu frisquet. Les participants avaient reçu comme mot d’ordre d’apporter toutes sortes de chandelles et de lampes de poche pour « mettre un peu de lumière », ont dit les organisateurs de la manif, dans la « grande noirceur » qui a envahi la ville à cause du sommet. (…) Dans la foule, il y avait toutes sortes de gens, dont des jeunes qui étaient dans les maisons le long du parcours et qui sont descendus en entendant la musique des percussions des manifestants. (…) Dans la foule, il y avait aussi des jeunes cagoulés, vêtus de noir, portant des drapeaux tout noirs, ceux des anarchistes. Mais parmi les manifestants, il y avait aussi des gens du quartier, qui faisaient une promenade, et qui ont décidé de se joindre aux jeunes. (…) « Les rues sont à nous », « Le capitalisme est hypocrite », « La ZLÉA ne passera pas », criaient les manifestants, en passant devant les maisons et les structures d’abri Tempo, dont le plastique vient tout juste d’être enlevé. (…) C’est la CLAC, la Convergence des luttes anticapitalistes, une coalition de groupes très à gauche, parfois anarchistes, ainsi que le CASA, organisme frère de Québec, qui organisaient la manifestation (Lortie 2001).

En revanche, la journée du 20 avril était consacrée à diverses actions décentralisées (conférences, séminaires, ateliers, cabarets, concerts, cuisines populaires, manifestations, actions directes) organisées par des groupes d’affinités variés dans une optique de perturbation de la rencontre. Concrètement, l’application du principe du respect de la diversité des tactiques s’est réalisée par la définition de zones d’action identifiées par des couleurs (rouge, jaune, vert). Délimitées géographiquement par rapport au périmètre de sécurité mis en place par les autorités autour du lieu du Sommet, ces zones étaient qualifiées en fonction du niveau de confrontation possible avec les policiers et du niveau de risque d’arrestation associé, afin de permettre à une diversité de manifestants et de manifestantes de participer aux événements en fonction du niveau d’implication souhaité et de manière à anticiper selon ce positionnement un éventuel déploiement des forces policières. Malgré ces précautions stratégiques élaborées par les militants et les militantes, les différents actes de dissidence en marge du Sommet des Amériques furent indistinctement accueillis par la plus grande opération de contrôle policier

jamais déployée dans l’histoire du Québec34. Le relevé officiel rapporte 469 arrestations dans le cadre de la mobilisation (Allard 2011), tandis que les manifestants et les manifestantes évoquent l’usage abusif de balles de plastique et de gaz lacrymogène pendant les événements35.

Suivant cette mobilisation, les militants et les militantes impliqués dans le CASA choisirent de dissoudre le groupe en août 2001. Quant à elle, la CLAC se trouva quelques mois plus tard à la tête de la campagne « Prenons la capitale » à Ottawa, en opposition à la rencontre du G8 de 2002 à Kananaskis en Alberta. Porteurs de la position anarchiste dans le cadre de cet autre épisode de contestation, la Convergence connut par la suite quelques reconfigurations internes avant de finalement se dissoudre en 2006. Or, bien que le cycle de contestation contre la mondialisation des échanges économiques qui a connu son apogée dans la province au moment du Sommet des Amériques de Québec ait amorcé depuis une phase de décroissance, la CLAC et le mouvement social anarchiste dont elle est issue ont de nouveau fait surface sur la scène publique à l’été 2010.