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Les mouvements sociaux dans la continuité

Chapitre 2. État des lieux et problématisation de la thèse

2.1 État des lieux

2.1.3 Les mouvements sociaux dans la continuité

Dans un autre ordre d’idée, la priorité ontologique accordée à la relation avec la sphère politique institutionnalisée dans l’approche du processus politique, dont l’examen a ouvert cette revue de la littérature en début de chapitre, génère un second angle mort dans l’analyse des mouvements sociaux en ce qu’elle conduit à une vision interrompue du parcours des mouvements hors des cycles de contestation. Conséquemment, les chercheurs qui abordent ces phénomènes par la perspective du processus politique sont amenés à se concentrer sur l’action visible des mouvements, soit les mobilisations et les événements qui trouvent écho sur la scène publique et sont couverts par le radar médiatique lors de ces moments d’interaction. L’analyse en matière de cycles de contestation tend ainsi à accentuer les discontinuités entre les épisodes publics de mobilisation et à négliger les dynamiques qui affectent les mouvements sociaux dans les périodes de moindre intensité (Sommier 2009, 178).

Bien que peu nombreuses, certaines pistes conceptuelles permettent cependant d’appréhender la trajectoire des mouvements sociaux hors des grands épisodes de contestation. Ces propositions invitent ainsi à dépasser les analyses qui raisonnent en matière de naissance et de mort des mouvements pour aborder plutôt la continuité temporelle de ces phénomènes sociaux. Parmi celles-ci, la notion d’abeyance a été utilisée pour décrire les processus de

maintien ou de mise en veille d’un mouvement dans les périodes marquées par un rapport de confrontation diminué entre acteurs contestataires et autorités politiques (Taylor 1989; Taylor et Whittier 1992; 2005; Rupp et Taylor 1993; Joshua 2009; Taylor et Dahl Crossley 2013). Taylor (1989) y a d’abord fait référence pour dévoiler la filiation du mouvement des femmes des années 1960 aux États-Unis avec les épisodes de contestation de la vague du féminisme du début du XXe siècle. Les périodes d’abeyance sont ainsi soutenues par la persistance du cadre organisationnel du mouvement qui agit alors comme une « structure dormante » (Fillieule 2005) ou une « structure de rémanence » (Klandermans et Mayer 2001). Dans tous les cas, l’emploi de la notion met en lumière le phénomène de conservation des mouvements dans les périodes plus hostiles à leur développement par la préservation des ressources qui permettront ensuite sa reproduction face à de nouvelles opportunités politiques. Joshua (2007) a démontré cette fonction qui a permis à la Ligue communiste révolutionnaire en France d’éviter le désengagement dans la période de reflux des années 1980, pour ensuite réémerger dans le contexte politique plus favorable de la fin des années 2000. En canalisant l’action des militants, ces structures de mise en veille minimisent ainsi les risques de disparition du mouvement entre les cycles de contestation.

La notion de communauté de mouvement social s’inscrit dans une perspective similaire à celle de l’étude des structures en dormance en situant les mobilisations sociales dans la continuité des phénomènes connexes qui les ont précédées. Toutefois, cette conceptualisation rend plus explicite la diversité des structures de mobilisation qui soutiennent un mouvement social et repose sur une vision plus dynamique de la vie interne aux mouvements dans les périodes de moindre visibilité. Dans une étude sur la communauté féministe de la ville universitaire de Bloomington en Indiana, Staggenborg (1998) montre ainsi comment la consolidation d’une communauté de mouvement social autour d’une variété d’activités à caractère politique, mais aussi culturel, social et éducatif a eu pour effet de soutenir le travail des militantes autant lors de périodes-clés de mobilisation qu’à l’extérieur des expressions publiques du mouvement. Dans la même veine, Staggenborg et Taylor (2005) ont identifié dans l’histoire du mouvement des femmes aux États-Unis des seuils et des moments décisifs qui permettent d’envisager la trajectoire du mouvement sur le long terme, à l’extérieur de leur relation avec l’État. En ce

éventuellement de son intensité, il serait erroné de conclure pour autant à l’affaiblissement de ce mouvement. Un mouvement social peut se retirer de la scène publique à certains moments de son développement, ses composantes peuvent se remodeler et se transformer, tout en continuant à agir ailleurs et sur d’autres aspects que ceux initialement prévus.

Dans cette dernière perspective, la conceptualisation en matière de communauté de mouvement social dépasse l’idée de dormance associée à la notion d’« abeyance » pour rendre plus explicite la possibilité du changement au sein d’un mouvement social dans les intervalles entre les mobilisations. Ce changement est abordé par les vecteurs organisationnels et identitaires complémentaires mis en lumière dans les usages de la notion de communauté de mouvement social. Initialement formulée par Buechler (1990), cette dernière notion entendait dépasser le « biais organisationnel de la théorie de la mobilisation des ressources » (Bereni et Revillard 2012, 26) en présentant les mouvements sociaux comme un agencement d’organisations formelles, de réseaux informels et d’individus non affiliés impliqués dans une lutte commune pour le changement social.

Une communauté de mouvement social se reconnaît ainsi à l’existence de réseaux formels et informels d’individus politisés connectés les uns aux autres par une culture partagée et s’exprimant dans des symboles, rituels, valeurs et idéologies. Liés par ce sentiment d’appartenance, les membres de la communauté le sont également par la participation conjointe à des activités et institutions alternatives propres à cette communauté de mouvement social. Cette dernière est donc soutenue, d’une part, par des formes organisationnelles variées allant de la présence ou non d’organisations de mouvement social, de structures de mobilisation plus informelles tels des centres communautaires ou groupes culturels, et par des liens institutionnels variés avec des acteurs alliés de l’extérieur de la sphère des mouvements sociaux, par exemple des groupes de recherche, des maisons d’édition, des centres culturels, des agences gouvernementales ou des entreprises.

Outre ce lien organisationnel, les acteurs qui composent une communauté de mouvement social donnée partagent d’autre part un sentiment d’appartenance et une identification commune au mouvement. Telle que mobilisée dans les travaux de Taylor et Whittier (1992)

sur la communauté féministe lesbienne, la notion de communauté de mouvement social attire en effet l’attention sur la composante culturelle des mobilisations. Les liens qui tissent la communauté sont ainsi perceptibles « through an institutional base, multiple goals and actions and a collective identity that affirms members’ common interests in opposition to dominant groups » (Taylor et Whittier 1992, 107). La circulation des militants dans les espaces organisationnels fluides de la communauté de mouvement social permet ainsi de construire parallèlement leur adhésion subjective à cette dernière (Bereni et Revillard 2012). À l’élargissement des composantes organisationnelles au-delà des formes de représentations officielles d’un mouvement social, la notion de communauté de mouvement social contribue donc aussi à la réflexion sur le rôle de l’identité collective dans la construction de la contestation.

En rétrospective, la notion de communauté de mouvement social fait écho à la proposition selon laquelle un mouvement est un « network of small groups submerged in everyday life that only emerge on occasion to engage in overtly political actions » (Melucci 1985, 800). En ce sens, cet outil conceptuel met en lumière le fait qu’un mouvement social ne se développe pas seulement en fonction de changements dans la structure d’opportunité politique, mais également en raison de processus internes qui favorisent la mobilisation continue des militants. Dans cette perspective, les dynamiques organisationnelle et identitaire qui soutiennent la communauté de mouvement social témoignent de l’importance des facteurs endogènes dans la trajectoire d’un mouvement, à l’extérieur de sa relation avec l’État. Ce faisant, ces dynamiques contribuent à la persistance des luttes en supportant les pratiques militantes dans une perspective donnée, mais portent également le potentiel d’une transformation des mouvements sociaux en dehors des épisodes de contestation.

Enfin, en intégrant la considération de la dimension identitaire aux côtés de la conception élargie des ressources organisationnelles qui structurent les mobilisations, l’approche en matière de communauté de mouvement social rejoint les travaux qui proposent des approches synthétiques d’analyse des mouvements sociaux pour reconnaître l’effet de différents facteurs dans la constitution de ces acteurs (Meyer, Whittier et Robnett 2002; Van Stekelenburg,

trajectoire, l’interaction dynamique des facteurs organisationnels et identitaires impliqués dans la conceptualisation en matière de communauté de mouvement social permet par ailleurs d’envisager la prise en compte de la diversité au sein des mouvements sociaux. Le fait d’aborder les mouvements sous cet angle conceptuel permet ainsi d’accéder à la dynamique de construction de l’identité collective, à la fois dans son processus d’émergence comme dans son processus de renégociation constante, par des pratiques sociales incarnées dans la vie interne de la communauté (Voetgli 2010; Bereni et Revillard 2012).