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Chapitre VII: Diogène et son corps fabriquant de drogues

VII. 1. Présentation clinique

Diogène a été acheminé au CAPS-AD en 2012 par une communauté thérapeutique (CT), dans laquelle il était interné. À l’époque, il avait 37 ans, disait être divorcé et avoir quatre enfants. Il a interrompu sa scolarité au cours élémentaire, et raconte qu’il travaillait comme vendeur de rue. Il relate un début de consommation de cannabis, de merla (une forme de cocaïne fumée très courante au Brésil avant la dissémination du crack), de colle, de loló (solvant consommé en inhalation) et de tabac dès l’âge de 13 ans. À 18 ans il a commencé à consommer de la cocaïne et des boissons alcoolisées et, à 33 ans, du crack. Depuis cette époque, il consommait quotidiennement du crack, de l’alcool et du tabac.

Pendant les quatre années qui ont précédé son hospitalisation en CT, Diogène consommait quotidiennement des quantités abusives et destructrices de crack et d’alcool, au point de présenter des crises de convulsions et des pertes de connaissance. Ses principaux liens familiaux et sociaux étaient rompus ou fragilisés, et il passait la plus grande partie de son temps dans la rue, à consommer du crack. Son corps était amaigri et marqué par l’usage abusif de drogues et par l’expérience de la rue. Son langage appauvri trahissait la rupture dans le processus de scolarisation et dans l’acquisition du langage. Dès ses premiers contacts

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avec le service, il nous a « prévenu » qu’il n’aimait pas parler de lui-même, principalement qu’il n’aimait pas s’engager avec les autres et partager son histoire de vie en groupe.

Diogène a exprimé que pendant son adolescence il a commencé à s’impliquer dans le trafic – au début pour pouvoir payer sa consommation personnelle de drogue – et dans des activités criminelles, comme le vol. Il a raconté, sur le ton de la confession, l’extrême violence avec laquelle il s’était impliquée dans ce contexte, frôlant les limites de la mort. Au début de sa trajectoire thérapeutique, toutes les paroles de Diogène liées à cette période où il trafiquait et volait donnaient à entendre des signes de plaisir et de nostalgie en lien à cette phase de sa vie. Phase pendant laquelle il se sentait puissant et reconnu, avait de l’argent, une voiture, des « vêtements de marque », et impressionnait les femmes.

Diogène disait encore qu’il ne supportait pas d’être contrarié ou frustré, n’acceptait pas de recevoir des ordres et de se soumettre à des règles, et éprouvait des difficultés dans ses relations aux autres. « Je ne supporte personne près de moi et, si quelqu’un vient me parler, je m’irrite. » Il a raconté que, à l’époque où il était marié, sa relation conjugale était marquée et dominée par des conflits extrêmes et par une violence physique, verbale et psychologique perpétrée contre son épouse, ce qui l’avait déjà conduit en prison. Quand il parlait de ses difficultés relationnelles affectives, principalement avec son ex-femme et sa famille, Diogène exprimait de la rage, de l’amertume, et de la rancœur, se sentait abandonné et trahi, se plaçant, en dépit de toutes les violences qu’il avaient infligées, comme victime et disait ne vouloir aucun contact avec quiconque de sa famille.

Diogène présentait des symptômes persécutoires et paranoïaques intenses quand il était sous l’effet du crack. Mais la peur – et non la paranoïa –, selon Diogène, était un sentiment qui l’accompagnait depuis longtemps – peur d’« être abandonné » et de « rester seul dans la vie ». Il soulignait son envie intense de consommer du crack, un besoin senti comme corporel, un « craving » si intense qu’il ne parvenait pas à activer son corps par

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l’exercice physique : « je ne peux même pas faire d’exercices physiques dans la communauté [thérapeutique]… mon cœur s’accélère, ça me donne une plus forte envie de fumer du crack et je deviens agité et irrité ».

Diogène racontait avec une grande souffrance les « pertes » dans sa vie, qu’il attribuait exclusivement à l’usage de crack. Il disait se sentir perdu et avoir peur du « monstre » qu’il était devenu à cause de cette drogue. Outre ces pertes, ses paroles, au début de l’accompagnement, se concentraient aussi sur ses symptômes d’abstinence et sur l’envie intense de consommer du crack. Les conflits dans ses relations interpersonnelles et dans son mariage étaient attribués uniquement aux autres et au crack, qui avait tout détruit et l’avait transformé en un « monstre », porteur d’une « maladie incurable », selon son interprétation. Ses difficultés dans les liens avec l’autre se manifestaient également dans la collectivité du CAPS-AD, et il s’irritait, s’impatientait souvent dans les interactions avec les autres usagers ou avec les professionnels.

Diogène se trouvait dans un cycle répétitif et fermé entre « hospitalisation-rue », « abstinence-intoxication ». Au long des trois ans où je l’ai accompagné, Diogène a été hospitalisé quatre fois, pour des périodes allant de deux à quatre mois. Son lien au CAPS-AD était lui aussi marqué par les allers et retours.

Après une rechute plus grave, Diogène a commis deux tentatives de suicide. La première, par ingestion de médicaments psychotropes, et l’autre, après avoir consommé une grande quantité de crack, par ingestion de mort-aux-rats, ce qui l’a conduit à un état de santé critique et à l’hospitalisation. Après être sorti de l’hôpital, il a cherché le CAPS-AD et, en réunion de groupe de psychothérapie, a formulé les paroles suivantes : « Tout en moi devient drogue. Tout ce que je prends se transforme en drogue dans mon corps. J’en veux encore, encore et encore… si je prends un ibuprofène pour un mal de tête, par exemple, ça me donne

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envie de plus, je veux sentir le goût de l’ibuprofène dans ma bouche. Pareil quand j’ai quitté l’hôpital : tout ce que je voulais était de sentir le goût de la mort-aux-rats».