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La détresse radicale: précarité et vulnérabilité structurelles et constitutives

Chapitre IV: Une lecture psychanalytique de la précarité et de la vulnérabilité

IV. 1. La détresse radicale: précarité et vulnérabilité structurelles et constitutives

Pour réfléchir à la question de la vulnérabilité sociale et de la précarité dans une perspective psychanalytique, je me remets, dans un premier temps, à l’idée d’une vulnérabilité structurelle qui peut être dégagée des premières élaborations théoriques de Freud dans son « Esquisse d’une psychologie scientifique » (1895/2006), à partir de la mobilisation de la notion de détresse (Hilflosichkeit).

En décrivant les processus impliqués dans les premières expériences de satisfaction – dont la caractéristique d’induire les conséquences les plus radicales pour le développement des fonctions de l’individu est d’emblée soulignée –, Freud décrit un état initial où se trouve le nouveau-né, dans lequel il est atteint par certaines « excitations endogènes », qui ne sont susceptibles d’être abolies qu’au moyen d’interventions qui requièrent une modification du monde externe, comme l’ « apport de nourriture » et la « proximité de l’objet sexuel » (Freud, 1895/2006, p.370). C’est ainsi que Freud (1895/2006) introduit la notion d’une détresse radicale – être sans aide ou sans secours, conformément au terme allemand employé (Hilflosichkeit) –, qui caractérise la condition de l’être humain tel qu’il vient au monde.

Étant donné que le nouveau-né est confronté à cette situation de détresse absolue, ne pouvant s’orienter ou agir par lui-même que par l’intermédiaire des pleurs, des agitations motrices, ou du cri (actions décrites par Freud comme « décharges empruntant la voie de l’altération interne »), il est incapable de provoquer ces interventions spécifiques nécessaires à la satisfaction de ces « excitations endogènes ». Comme l’a souligné Schneider (2011), cet état signifie que le nouveau-né est doublement dépourvu : d’une part, il est privé de ce qui lui est nécessaire, d’autre part, il est privé de tout savoir quant à ce qui le plonge dans cet état d’inconfort, de malaise et de souffrance. Cette « aide étrangère » (fremde Hilfe) est donc indispensable ; elle sera offerte par cette “personne expérimentée”, “un autre être humain”

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(Nebenmensch, l’être proche, l’être secourable), qui, après avoir été convoqué par les pleurs, les cris, ou les mouvements du bébé, vient à sa rencontre, et qui, avant d’être décrit comme porteur de solutions, est décrit par Freud comme « attentif » (aufmerksam) à l’enfant.

Dès lors, l’attention du Nebenmensch revêt une caractéristique singulière : elle ne capte pas une signification perceptible mais donne forme et sens aux manifestations du bébé qui, initialement, n’ont pas de statut de message. L’« être proche » ne répond pas au bébé en offrant ce qu’il suppose avoir été demandé par le bébé. Il ne s’agit pas d’associer une demande à une réponse. Comme le montre Schneider (2011), c’est seulement après ce moment, où l’intervention provenant du monde externe apaise l’état initial de malaise, que la figure du malaise peut être rétrospectivement interprétée. Par conséquent, la fonction première, et la première forme d’aide soutenue par le Nebenmensch, est l’interprétation, qu’elle soit adéquate ou non ; il apparaît alors nécessaire qu’il intervienne non seulement à travers l’ « action spécifique » (Freud, 1895/2006, p.370) dans le monde externe pour l’être en détresse, mais surtout, et avant tout, interprète quelle est cette action spécifique. Et cette interprétation se fonde, en premier lieu, sur un déchiffrement hypothétique des besoins du bébé (Schneider, 2011).

Du point de vue du bébé, l’interprétation n’induit donc pas seulement le soulagement qui découle de la satisfaction d’une excitation vécue comme intrusive, mais lui permet de commencer à connaître les mouvements dirigés par lesquels il se tourne vers une extériorité, qui peut lui offrir tant le soulagement que la déception. L’intervention du Nebenmensch, geste qui dans le même temps signifie l’offre d’un objet et l’interprétation (juste ou non), dépasse largement ce qui correspondrait à un simple « apport de nourriture » et un moyen de subsistance. Il s’agit d’« une expérience plus ou moins jubilatoire qui doterait l’enfant d’un espace de résonance se faisant lieu de l’apparition simultanée de l’agent donateur (...) et de

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l’enfant faisant l’épreuve de ses exigences, (...) rendant rétroactivement possible la structure d’adresse à l’Autre. » (Schneider, 2011, p. 32-33.)

Si Freud (1895/2006) postule que, dans un premier temps, le fonctionnement psychique est centré sur un travail de décharge expulsive qui répond au principe d’inertie, à partir de l’entrée du Nebenmensch et de l’expérience de satisfaction qu’il permet, le psychisme cesse d’être confronté à la solitude et à l’évacuation de tout ce qui se présente comme excitation, en étendant sa surface d’exposition et se rendant sensible à d’autres zones d’excitation. L’expérience de satisfaction provoquée par cet « être proche » qui vient à l’aide du nouveau-né apparaît comme l’équivalent d’« une injection de vie qui provoque, dans le psychisme, une sortie de la solitude » (Schneider, 2011, p. 57).

On peut donc souligner l’importance fondamentale de cet « être proche » – le Nebenmensch – pour le devenir humain. L’être humain (Mensch) « ne peut advenir comme humain que situé dans les parages d’un autre être humain placé ‘à côté’ (neben) » (Schneider, 2011, p. 41), qui va déclencher les processus fondateurs pour la constitution du nouveau-né. Toutefois, il est nécessaire de considérer les deux dimensions fondamentales de cette relation originaire du nouveau-né au Nebenmensch qui sont : (a) le fait que l’ « être proche et secourable » est, en même temps et indissociablement, le premier objet hostile10, et (b) l’état de détresse et de déréliction qui caractérise l’état originaire de tout sujet.

Selon Freud, le Nebenmensch représente, simultanément et indissociablement, l’être proche et attentif, le pourvoyeur de l’aide qui permet la vie, et le premier objet hostile et menaçant. Par conséquent, l’aide du Nebenmensch instaure nécessairement une dépendance et une asymétrie. Entre l’expérience du nouveau-né et les interventions qui, dues à l’initiative de l’ « être proche », vont permettre à l’enfant d’expérimenter les performances dont il est

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« Supposons que l’objet qui fournit la perception soit semblable au sujet, un être-humain-proche (Nebenmensch). L’intérêt théorique s’explique alors aussi par le fait qu’un tel objet est en même temps le premier objet de satisfaction et de surcroît le premier objet hostile, tout comme il est la seule puissance qui aide” (Freud, 1895/2006, p. 383).

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capable, s’instaure une dépendance radicale (Schneider, 2011). L’unique voie de survie et de constitution psychique passe donc par cette proximité à l’autre, mais il s’agit d’un autre qui exerce un pouvoir absolu sur un être entièrement à sa merci.

Et, comme le souligne Schneider (2011), cette simultanéité et cette superposition de la dimension auxiliaire (que Freud relève comme la « seule puissance qui aide ») à la dimension hostile, amplifie et radicalise l’état de détresse et de déréliction dans lequel se trouve originairement l’être humain. Tout bien considéré, comment le nouveau-né peut-il se défendre contre l’hostile si cette entité se manifeste dans la proximité extrême de la « seule puissance qui aide » ? Il y a dans la pensée freudienne, affirme Schneider (2011), une collusion originaire entre l’unique force sécourable et le potentiel ennemi, auquel le nouveau- né est totalement subordonné.

Par conséquent, « l’aide externe » pourvue par le Nebenmensch en secours au nouveau-né en état de détresse engendre des effets paradoxaux. L’autre se constitue comme condition d’accès à l’humain, comme « catalyseur » d’un processus où se construit une intimité propre à partir des « phénomènes de résonance » que cette rencontre permet, en esquissant un accès à soi-même, à un « propre corrélatif d’un vécu » (Schneider, 2011, p. 166). En même temps, s’instaure une dépendance radicale et une intensification de la vulnérabilité, qui découle d’une exposition inéluctable au pouvoir et à l’hostilité de l’autre (Laufer, 2015).

En somme, si les formulations de Freud quant à la situation originaire des sujets entrant au monde, à l’état d’incapacité et de détresse radicale du nouveau-né, et à l’intervention du Nebenmensch, sont pensées non seulement en référence à un moment circonscrit à un point originaire, mais aussi comme un moment de continuité et de transmission (Schneider, 2011), elles nous permettent de comprendre la détresse radicale et la vulnérabilité comme des propriétés structurelles de tous les sujets, inhérentes au processus de

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socialisation. De la détresse, de sa condition précaire et prématurée, et de la totale incapacité à se suffire à soi-même, se développent la constitution subjective et la quête humaine, conditions qui laissent des marques et impriment des traces indélébiles dans la vie des sujets. Il est possible alors de concevoir la vulnérabilité et la précarité comme des caractéristiques structurelles et constitutives de la condition humaine.

Cependant, il est essentiel de différencier clairement la vulnérabilité structurelle et constitutive de la condition humaine, qui atteint tous les sujets, des situations de précarité, d’exclusion, et de vulnérabilité sociale, dans lesquelles se trouvent certains segments de notre société, produites et reproduites par les inégalités sociales et la marginalisation. Pour établir cette discrimination, je renvoie aux formulations de Butler (2016), qui soutient aussi une idée de vulnérabilité et de précarité structurelles et généralisées, en la distinguant de la notion plus spécifiquement politique de « condition précaire » qui, au contraire de cette « précarité existentielle », est politiquement induite de manière différentielle sur certaines populations.