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Parcours thérapeutiques et positions subjectives dans le contexte du « dispositif

Chapitre VII: Diogène et son corps fabriquant de drogues

VII.7. Parcours thérapeutiques et positions subjectives dans le contexte du « dispositif

Le cas clinique de Diogène révèle de façon radicale la complexité de la clinique auprès des usagers de crack dans le contexte actuel au Brésil. Son parcours thérapeutique et ses positionnements subjectifs reflètent la scène contemporaine faite de paradoxes et de disputes thérapeutiques autour du crack : alors qu’il était hospitalisé dans une communauté thérapeutique, dont les stratégies de soin étaient fondées sur des présupposés moraux et religieux, et où l’abstinence était l’idéal thérapeutique absolu, Diogène était accompagné en même temps par le CAPS-AD17 dont la stratégie de traitement était basée sur la politique élargie de réduction des risques et sur les principes de la réforme psychiatrique.

Sur une période de trois ans, Diogène est passé par quatre hospitalisations en communauté thérapeutique, et en a sollicité plusieurs autres auxquelles il n’a pas été répondu immédiatement par l’équipe de soin, en vertu de tentatives de construction conjointe avec d’autres stratégies. Entre les hospitalisations, s’intercalaient des périodes d’errance dans la rue, pendant lesquelles il faisait un usage intensif et quotidien de crack et d’alcool. Quand la consommation atteignait un niveau critique et que sa santé physique et psychique étaient

17 Il faut souligner ici qu’à l’époque un accord, au niveau local, posait comme condition aux communautés

thérapeutiques que, pour pouvoir bénéficier de financements de la part des pouvoirs publics, elles devaient acheminer les résidents vers un accompagnement biopsychosocial en CAPS-AD.

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gravement dégradées et fragilisées, Diogène sollicitait le CAPS-AD pour une nouvelle hospitalisation. L’hospitalisation était pour lui l’unique possibilité qu’il parvenait à envisager, ce qui, outre la recherche de contention, de limites et contrôle externes, ainsi que d’une protection contre lui-même, révèle aussi l’introjection de l’idée largement diffusée selon laquelle, pour l’usager de crack, seule l’hospitalisation fonctionne.

Après quelques mois d’hospitalisation en contexte de privation de liberté, de précarité des conditions d’habitabilité, d’isolement et d’ennui18, quand sa santé physique s’améliorait, Diogène retournait dans la rue, et le cycle se répétait. Lors de ces retours dans la rue, la reprise de la consommation se faisait plus intense et destructive qu’auparavant, aggravée encore par les effets des discours véhiculés dans la communauté thérapeutique, principalement moralistes et culpabilisants, qui blâmaient le manque total de contrôle et d’autodétermination des sujets, et prêchaient l’abstinence absolue comme unique idéal thérapeutique ; discours accompagnés de l’idée d’échec et d’impuissance qui constituent l’envers de cet idéal, souvent difficile à atteindre.

Diogène se trouvait alors cerné entre les deux pôles extrêmes que sont l’abstinence absolue et la consommation intensive – le tout ou rien – et à chaque « rechute », ce mot imposait avec plus de force le sentiment d’échec et d’impuissance, le conduisant à des reprises de consommation plus graves, destructives et suicidaires. D’un côté, on peut affirmer, avec Assoun (2015a), que cette polarité exprime une idéologie intrinsèque tant à l’expérience de l’addiction qu’à ce qui se révèle à son issue, dans la « cure » : le caractère binaire et manichéiste – ou ténèbres, ou lumière ; ou déréliction, ou rédemption –, qui signe le « manque d’un maillon intermédiaire dialectique – trait de la défaillance fantasmatique » (Assoun, 2015, p. 96). D’un autre côté, cette polarité et cette rythmicité révèlent les

18 Les communautés thérapeutiques dans lesquelles Diogène a été hospitalisé, outre les réunions de prière et de

laborthérapie (qui consiste plus en une « exploitation par le travail » qu’en une « thérapie par le travail »), n’étaient organisées sur aucune activité thérapeutique, sociale ou culturelle.

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incidences subjectives des stratégies de traitement intensifiées et potentialisées par la panique morale et sociale associée à la question du crack : traitements moraux et hygiénistes, stratégies réductionnistes centrées sur l’abstinence, dans l’élision de la subjectivité, des corps et de la citoyenneté des personnes qui consomment du crack.

Outre les symptômes d’abstinence et du craving intense, les énoncés prononcés par Diogène avaient aussi, au début du traitement, pour objet privilégié les pertes et atteintes liées à sa trajectoire d’usage des drogues : pertes financières et matérielles ; pertes de la capacité de travail et de production, fragilisation ou destruction des liens familiaux et affectifs ; pertes de « dignité et de valeur » ; impuissance, faiblesse et manque de contrôle. Dans ses récits, toutes les pertes et les torts subis étaient attribués uniquement aux « pouvoirs » absolus et destructeurs du crack. Il est important de souligner que, malgré une consommation d’alcool aussi massive que celle de crack, celle-ci passait inaperçue dans ses récits et interprétations – et, souvent, également au sein des équipes du CAPS –, le crack étant posé comme le protagoniste responsable de sa trajectoire de pertes, de conflits, de dégradations et de souffrances. Diogène se voyait comme un malade, « impuissant face au crack », qui l’avait transformé en un « monstre ».

On peut comprendre la position de Diogène au début de l’accompagnement au CAPS comme une désimplication subjective qui exprime une tendance à conférer à la drogue le pouvoir de décider, à sa place, de son rapport à la vie, à l’autre, à la mort, etc. (Assoun, 2015a). Et, en même temps, sa position révèle les incidences subjectives du « dispositif du crack » et la constitution d’une certaine « subjectivité crackeuse », faisant écho aux interprétations et récits dominants au sujet de cette drogue. On entend dans ses récits l’influence directe de la stratégie de traitement des communautés thérapeutiques, qui privilégie l’accentuation de la souffrance et les aspects douloureux de l’expérience de la

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drogue, la reconnaissance de la perte de contrôle sur la consommation et le développement d’une identité de « dépendant en rémission ».

Comme je l’ai développé précédemment, il se détache du cas clinique de Diogène un processus d’engendrement, par le recours au toxique, d’un corps désancré du langage, d’une distanciation entre corps et parole. D’un point de vue clinique, il s’impose donc de rapprocher corps et parole, de favoriser le rétablissement de la coalition entre corps et langage, d’introduire ou de réintroduire un fil qui connecte pensée, corps et acte (Benhaïm, 2012). On peut considérer que la sociabilité créée dans la communauté thérapeutique, le partage des expériences et la philosophie des Alcooliques Anonymes à partir de la méthode des douze pas, vise, en un certain sens, à favoriser chez l’usager de drogues la rencontre avec la parole et à engendrer cette rencontre entre corps et langage. Cependant, par ce moyen, quand le sujet rencontre la parole, c’est sous la forme d’un énoncé cristallisé dans des formules telles que « je souffre d’une maladie incurable », « je suis toxicomane », « je suis impuissant face à la drogue », « je suis un dépendant en rémission » (Nogueira Filho, 1999). Comme le souligne Rosa (2006), le toxicomane paie sa dette, de sa vie ou du sacrifice du nom. Sa réinsertion sociale « passe par la soumission dégradante, par le fait de se donner pour mort en se rebaptisant : ‘je suis et je serai toujours toxicomane et je ferai les pas pré-déterminés ’, preuve de sa servitude » (Rosa, 20016, p. 109)

Parallèlement au « traitement » entrepris dans la communauté thérapeutique, l’équipe du CAPS a cherché à mettre à disposition de Diogène un champ de création permanent du collectif et de nouvelles formes de sociabilité, dans un contexte dégagé de la morale, un contexte qui se constitue comme espace d’appartenance et de nouvelles possibilités de liens et d’expériences avec l’autre. En dépit de toutes les failles et problèmes qu’elle présente aussi, on peut affirmer que, tout comme un Nebenmensch, l’institution CAPS a rendu possible une certaine forme de rupture d’avec la trajectoire d’isolement et de déréliction dans

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laquelle il se trouvait (forme qui, il est important de le rappeler, a également été offerte par les communautés thérapeutiques). Elle a permis une autre forme d’expérience du langage, en permettant la reconquête de sa puissance et de sa vitalité (sur ce point, il me semble que les expériences proposées par les CTs se rapprochent plutôt d’une capture et d’un encapsulage par le moyen du langage). Elle a permis un autre mode d’accès à soi-même et de résonance interne. Elle lui a offert la possibilité de conférer de nouvelles significations à son expérience avec l’altérité, et de la dénouer de la « toxicité » identifiée, dans une tentative de reconstruire sa structure d’adresse à l’autre. Enfin, elle l’a ouvert à la possibilité d’habiter et d’expérimenter sa souffrance, sans être complètement seul, sans nécessairement avoir recours à la drogue pour l’expulser de lui-même.

Dans cet espace d’écoute et de parole, d’établissement de liens, de possibilités de partager ses expériences avec le groupe et d’être contenu, le travail visait à déclencher des mouvements d’associations, à relancer les représentations et significations engluées et à soutenir la déconstruction de ces énoncés cristallisés, en brisant la consistance des trames discursives hégémoniques qui balisaient, en les réduisant, son appartenance et ses possibilités identificatoires. En somme, le travail thérapeutique ne visait pas à la suppression des habitudes de consommation et à l’idéal d’abstinence, mais à l’établissement des conditions qui permettent un repositionnement subjectif menant à une plus grande implication, à l’expérimentation de déterritorialisations successives d’une position subjective à une autre, pour permettre l’émergence du sujet et la prise de parole. Pour permettre l’émergence de Diogène, et non du « dépendant en rémission », du « drogué », du « noia », du « crackeur », du « monstre ».

J’ai également observé dans ce processus que la dimension du corps s’est révélée centrale pour Diogène. Si sa problématique reposait principalement sur le corps et la sensorialité, j’ai pu observer également, à l’écoute des mouvements dans ses récits, que c’est

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par la dimension du corps que s’est opéré un déplacement de sa position subjective. Initialement, il donnait à voir un corps qui envahissait totalement l’espace de la parole, il ne parlait que des sensations d’urgence, d’abstinence et de craving. Progressivement, a émergé une parole qui a commencé à contourner, toucher, dire et habiter le corps, à le symboliser.

Diogène nous disait « Tout en moi devient drogue dans mon corps ». Par cet énoncé, il a déplacé sa problématique des « pouvoirs » destructeurs et diaboliques du crack, de son grand potentiel addictif et désorganisateur – position qui le rendait impuissant – pour le rediriger vers son propre corps, symbolisé et métaphorisé comme une « machine productrice de drogues », un corps perçu dans sa dimension d’appétence insatiable et tyrannique. Peu importe la substance qu’il s’introduisait, que ce soit le crack, l’ibuprofène ou la mort-aux- rats, elle était transformée par son corps, qui demandait encore, encore et encore. On observe ici une modification importante dans la forme par laquelle Diogène s’appropriait la drogue, dans les significations et interprétations qu’il a construites sur sa relation au crack. Comparer la puissance du crack à la puissance de l’ibuprofène – bien que ce soit une comparaison symbolique, sans rapport avec la réalité pharmacologique de ces deux substances – révèle, à mon sens, un acte important de subversion dans un contexte marqué par le « dispositif du crack », qui élève cette drogue à une place de substance surpuissante, face à laquelle la force des sujets est réduite à néant. Cette comparaison rompt avec le déterminisme pharmacologique qui caractérise les discours dominants sur le crack et peut être interprétée comme un pas initial vers la récupération d’une puissance propre.

Il apparaît ainsi que, par l’intermédiaire de la dimension du corps et de la possibilité offerte par le processus thérapeutique de le mettre en mots, de le métaphoriser et de le symboliser, il est parvenu à traverser la surface discursive dominante sur le crack, à percevoir sa relation à la drogue comme un acte singulier et à introduire des changements, encore qu’insuffisants, dans les flux et circuits de sa vie et dans sa manière de les expérimenter. Sa

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bouche vide qui demandait encore, encore et encore de la substance, s’est peu à peu remplie de mots. C’est pendant cette période que Diogène a commencé à se déraciner d’une position subjective fixe et est entré dans un processus authentique et délicat de réflexion, d’élaboration et d’implication. Il a également engagé un travail de réaménagement des représentations et affects, a pu construire des sens nouveaux sur lui-même, sur son corps, sur la drogue, sur sa vie, sur son rapport à sa famille, à l’altérité et aux limites. Enfin, il a pu questionner sa nécessité d’hospitalisations répétées, et aquérir une plus grande mobilité physique et psychique.