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Chapitre VIII: Corporalité, crack et processus sociopolitiques

VIII. 1. Le corps de Diogène : crack, exclusions, vulnérabilités,

La centralité et la prépondérance avec lesquelles le registre du corps émerge dans le cas clinique de Diogène s’imposent comme un problème important de cette investigation et m’ont conduite à approfondir la dimension de la corporalité et de la sensorialité dans les dynamiques d’usage abusif de crack, à partir d’une interrogation sur la dimension sociopolitique du corps.

L’analyse du cas clinique révèle que la corporalité spécifique mise en évidence par Diogène n’est pas une conséquence exclusive, simple et directe, de l’usage massif et continu de crack et d’alcool. Il ne s’agit pas non plus ici de nier les effets de l’ingestion continue de ces substances sur la corporalité, mais de les articuler à d’autres facteurs qui apparaissent également pertinents.

Comme je l’ai explicité dans l’analyse du cas clinique, Diogène présentait une prégnance de la dimension corporelle et un hyperinvestissement de l’exploitation de la

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sensorialité par le recours à l’opération toxique. Aussi, son malaise, ses conflits, ses souffrances et impasses étaient exprimées principalement sur le mode de l’urgence physique de consommer de la drogue qui, selon sa propre compréhension, était déterminée par son corps, régulé par la consommation et le craving. J’ai montré que sa stratégie toxique reposait principalement sur la dimension de la corporalité et de la sensorialité, sur une certaine forme de régulation chimique du malaise directement sur le corps, signant une moindre médiation psychique, un renoncement aux voies psychiques comme moyen adéquat de décharge pulsionnelle et d’élaboration, et une fragilité des représentations, des formes symboliques et du langage.

Comme je l’ai développé dans le chapitre V, la précarité, l’exclusion et l’affaiblissement à la participation au lien social peuvent engendrer un retrait psychique et une « désertification des représentations », un raidissement graduel des possibilités de conflictualisation, d’anticipation et d’élaboration psychique, en établissant d’autre formes de nouage entre corps et parole, et une nouvelle relation du sujet à son économie somatique. J’ai également souligné que le corps devient le lieu privilégié de l’expression pulsionnelle en panne de représentations (Douville, 2012c) et qu’on observe une prépondérance de la dimension sensorielle et corporelle associée à une fragilité du langage et du travail psychique. En somme, il apparaît évident que, dans les spécificités de la dimension corporelle présentées par Diogène, aux effets de la consommation prolongée de crack s’articulent et s’enchevêtrent les incidences sur le corps et sur la subjectivité qui découlent des situations de vulnérabilité et d’exclusion – où les sujets sont rejetés aux confins du lien social et ne sont pas reconnus socialement en leur dignité de corps symbolique.

Il est important de souligner que je ne suppose ou ne prétends pas établir de liens de causalité ou d’antériorité entre, d’une part, les particularités du corps engendré par l’usage abusif et prolongé de crack, et, d’autre part, le statut et la valeur attribués au corps dans les

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contextes sociopolitiques marqués par la précarité et l’exclusion ou les incidences sur la corporalité qui découlent de ces situations. Mon intérêt porte sur les articulations complexes, les imbrications et les potentialisations mutuelles entre ces différents éléments.

On peut observer, sous une forme toujours plus consistante dans le cas de Diogène, que l’organisation de sa subjectivité autour de la corporalité et les particularités engendrées par l’imbrication corps-psychisme sont inextricablement articulées à sa position sociale, ainsi qu’à la place et à la valeur attribuées aux corps et aux sujets en situation de précarité. Si, comme le montre Butler (2002), la constitution des corps dépend des forces sociales et politiques auxquelles ils sont exposés, des conditions dans lesquelles ils sont appréhendés, et des possibilités d’être reconnus et socialement légitimés, il apparaît que l’ancrage massif de l’existence de Diogène dans le corps converge avec la forme prédominante dont les sujets des classes les plus défavorisées sont appréhendés au Brésil, reconnus ou méprisés uniquement en tant que corps-organisme, force musculaire, sans affect, sans désir, sans capacités psychiques.

Face à la précarité et à l’appauvrissement des systèmes sociaux, le corps est ce qui reste au sujet, ce dont il peut se saisir comme une source de certitude (Tiburi & Dias, 2013 ; Le Breton, 2016). Ou comme le suggère encore Douville (2012c), le corps devient un des rares territoires du sujet, son unique « bien psychique ». En outre, si Diogène opérait une certaine désymbolisation de son corps par le biais de stratégies toxiques, il est nécessaire de rappeler que, dans les statuts et valeurs socialement attribués à son corps, il n’y a pas non plus reconnaissance d’un corps symbolique et légitime, mais d’un corps-organisme, un corps- force musculaire, et à la limite, un corps-déchet, un corps-abject, comme le propose Butler (2002 et 2009) et Rui (2014).

On comprend ainsi que le corps de Diogène est constitué et taillé par une histoire traversée par les vulnérabilités, par la fragilisation de son inscription dans le champ social,

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par les violences (commises et subies) et les marginalisations, par les expériences de la rue et par les passages successifs en situations de privation de liberté, que ce soit en prison ou en hospitalisation en communautés thérapeutiques. Comme le montre Le Breton (2016b), dans les situations extrêmes et dans les expériences-limites de la prison, de la privation de liberté, de l’isolement, de la déportation, des camps de concentration – auxquels on peut ajouter la vie dans la rue et les situations de précarité extrêmes et l’exclusion –, le corps se donne à sentir avec une insistance et une exigence qui diffèrent considérablement de l’expérience corporelle du quotidien du sujet occidental. Il devient bruyant et très présent, ses incessantes pulsations ne passent pas sous silence et la conscience des sujets se concentre sur leur chair et leurs conditions corporelles, comme dans le cas de Diogène.

Une fois de plus avec Butler (2016), on peut affirmer que le corps engendré et mis en scène par Diogène est en lien avec la non reconnaissance de sa vulnérabilité constitutive et avec son exposition aux conditions de précarité sociopolitiquement induites. La constitution et la matérialité du corps de Diogène ont été conditionnées par l’exclusion de ce même corps, opérée par les cadrages normatifs qui définissent quels corps et quelles vies sont dignes de protection, de soutien, de subsistance et de deuil, et établissent alors quel type de vie est digne d’être vécue, digne d’être préservée, et digne d’être pleurée.

Le cas clinique de Diogène nous révèle donc que l’organisation sociopolitique, ses conflits et inégalités, les violences, ségrégations et abandons en lien avec certains segments de la société, ainsi que ses différents mécanismes de pouvoir et de domination, s’infiltrent à travers l’épaisseur vivante des sujets (Le Breton, 2016b) et, littéralement, sont incorporés et deviennent corps, sang, chair, sensations, pulsionnalité, « techniques corporelles », et usages divers du corps. Cependant, il est nécessaire de rappeler que les corps des sujets ne sont pas de simples objets passifs sans actions ni pouvoir, ne sont pas non plus de simples surfaces lisses sur lesquelles s’inscrivent les forces, injonctions et significations sociales.

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L’analyse de la dissidence toxique mise en place par Diogène, en tant que stratégie de résistance à la trajectoire et à la place qui lui ont été socialement attribuées, en tant que refus d’un corps pour le profit d’autrui, et en tant que stratégie de subjectivation dans un contexte où domine un processus structurel de désubjectivation des individus, révèle au contraire que le corps souffre, est exposé, marqué, matérialisé et conditionné par les processus sociopolitiques et par les dynamiques de pouvoir ; mais en même temps, il répond, interagit, résiste et défie.