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Puiser un corpus dans un ensemble de textes aussi variés que ceux d’Isabelle Eberhardt demandait d’abord le choix d’un thème qui les regrouperait opportunément, marquerait une sorte de voie à suivre et conduirait à une connaissance de la vision de l’auteure, et à une interprétation de ses réflexions. Ce qui éloignerait de ce qu’elle suscita comme controverses et zones d’ombre dans sa vie souvent mises en avant à la place de son talent et de son style, de son statut surtout d’écrivain.

Les écrits de l’auteure s’inscrivent dans une époque marquée en Europe par le goût de l’exotisme, d’une part, et par le colonialisme de l’autre. Ses textes, par la variation des thèmes qu’ils abordent, mais surtout par sa vision des choses sont différents de ceux de son époque. Ils se distinguent par leur façon de percevoir et de dénoncer les divers évènements surtout

1 REZZOUG, Simone, Isabelle Eberhardt, Office des Publications Universitaires, Alger, coll. « classiques maghrébins », p. 12.

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ceux de la colonisation, de poser un vrai regard vis à vis de l’Afrique, de l’Orient (comme aime à le qualifier l’auteure) et de leur valeur à ses yeux.

Différents qualificatifs peuvent la caractériser à part le fait qu’elle soit une aventureuse mais beaucoup plus une humaniste, une altruiste, une écrivaine de talent qui sut rendre compte par ses témoignages, ses tableaux faits sur la société algérienne du début du siècle, faisant de son œuvre, comme le souligne Mohamed Rochd : « […]un manifeste de cette époque, époque que ses écrits rendent si justement dans toute la beauté douloureuse à laquelle Si Mahmoud était sensible1. »

Beaucoup de travaux ont été faits sur sa vie, son aventure saharienne, qui racontent beaucoup plus la vie de la femme et non de l’écrivaine ; mais peu se sont penchés sur ses écrits et ses textes, leur portée et leur richesse. Ses écrits ne sont pas de simples impressions de voyage : le lecteur retrouve le regard de l’auteure sur l’Afrique et surtout l’Algérie à travers ses descriptions des paysages, des mœurs, des traditions, des détails qu’elle avance et qui ne sont pas les simples impressions d’une voyageuse en mal d’exotisme.

La description et la dénonciation qu’elle porte de la misère de l’indigène dans une époque marquée par l’occupation française, l’absence de droits, la dépossession de leurs terres et leurs biens, leur humiliation, tous ces éléments alimentent ses nouvelles. Mais c’est surtout la rencontre de deux sociétés, de deux univers, celui de l’Occident et celui de l’Orient, qui caractérise les deux nouvelles (Yasmina et Le Major) sur lesquelles prioritairement nous travaillerons.

Cette rencontre se fait à travers un couple (un Français et une Algérienne). Le cheminement du récit est identique : d’abord l’arrivée de l’homme, le héros européen, voyageur et romantique (ambitieux, humaniste pénétré d’idées humanitaires qui loin de vouloir dominer la société indigène essaye de s’y fondre) dont la rencontre avec la femme indigène comble son rêve.

Ils retrouvent un certain bonheur mais il sera de courte durée car à la fin le couple sera séparé soit par un choix de l’homme qui finit par abandonner sa bien-aimée pour revenir à ses origines, soit parce qu’il se voit contraint de partir sous la pression du milieu où il vit et qui désapprouve son mode de vie et sa relation.

Les deux autres nouvelles : Pleurs d’amandiers et La Rivale dévoilent beaucoup plus le style poétique qui apparaît et révèle une part du talent de l’auteure. C’est sa vision de la femme mais surtout une part d’elle-même qui transparaît, surtout dans la nouvelle La Rivale

1 ROCHD, Mohamed. Isabelle Eberhardt. Le dernier voyage dans l’ombre chaude de l’islam, Entreprise nationale du livre, Alger. 365p.

dont le titre d’origine était Le vagabond, et qui représente d’une manière évidente la vie et le choix de l’auteure.

Elle y fait manifeste à plaisir son choix du nomadisme et de l’errance, qui caractérisèrent toute sa vie et qui en firent une aventurière mais c’est de comprendre ce choix et de pouvoir en saisir le sens qu’il nous importera ici.

A travers ces nouvelles plusieurs points peuvent être soulevés :

- L’image que l’auteure donne des deux sociétés : un double regard, l’un hostile sur l’Occident représenté par son administration coloniale et l’autre moins hostile sur l’Orient représenté par les indigènes (leurs mœurs, leurs traditions, leur misère, leurs croyances aussi, en plus certaines caractéristiques qui se retrouvent souvent chez ses héroïnes comme le fatalisme et la passivité….). Le regard qu’elle lance sur la société algérienne est loin d’être docile puisqu’elle y évoque le système social essentiellement patriarcal qui réprime certaines libertés surtout pour la femme représentée souvent par la bergère, la paysanne que les conditions de misère la soif de liberté conduisent à la débauche et à vivre en marge de la société.

- Le contact de l’Occident et de l’Orient se fait à travers la rencontre de l’homme occidental (conquérant) et de la femme orientale (terre aimée) qu’une passion unit pour un certain temps mais qui finit par échouer puisque cette rencontre s’est faite sous la colonisation.

- Les héros d’Isabelle Eberhardt rappellent étrangement l’itinéraire de leur auteure, ses idées, son hostilité à l’enferment de l’Occident sur lui-même. Pour Catherine Stoll-Simon, dans son livre Si Mahmoud ou la renaissance d’Isabelle Eberhardt la vie de notre auteure est la représentation de la rencontre de l’Occident et de l’Orient qui ne se solde pas par un échec contrairement à ses héros, mais réussit, et arrive à concilier les deux mondes. Elle réussit d’abord à conquérir l’homme indigène et devenir son épouse, à se fondre dans la société arabo-musulmane avec les indigènes et jusqu’à être initiée à la confrérie soufie des Kadrya l’une des confréries musulmanes les plus influentes à cette époque, tout cela sans se départir de certains principes fondamentaux de l’Occident, à savoir le sens profond de la liberté. Ainsi ce qu’elle fait échouer à ses héros dans la fiction, elle le réussit dans la réalité.

- Le thème de l’errance et du voyage qui est évoqué dans chaque nouvelle et plus particulièrement dans la nouvelle La Rivale dont le héros, un vagabond, reflète de manière très explicite l’auteure elle-même, le choix qu’elle fit et qui lui a valut les titres d’« aventureuse » (comme la qualifie Jean Noel dans son livre Isabelle Eberhardt, l’Aventureuse du Sahara,

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1961)et de « nomade » (selon René-Louis Doyon dans La vie tragique de la bonne nomade, 1923).

Les nouvelles Yasmina et Le Major sont celles qui évoquent beaucoup plus les différents points cités plus haut. A travers les résumés proposés des différentes nouvelles, nous pouvons rendre compte de l’histoire que relate chaque texte et donner ainsi un aperçu du texte à étudier. Ensuite à partir de l’analyse de certains points nous décèlerons ce qui caractérise ces textes et de ce fait son style d’écriture.

L’exploitation des éléments qui constituent ces nouvelles peut être révélatrice et aider à la compréhension de l’auteure, de ses intentions, sa vision et son interprétation des évènements auxquels elle assiste.

Quoique différentes dans le thème qu’elles abordent, cependant ces nouvelles se rejoignent et se complètent : à travers elles peut se dessiner une vision générale d’une même société, abordée sous les différents angles qui la caractérisent. Mais beaucoup plus, ce seront ses réflexions, ses idées qui permettront de saisir la société algérienne de l’époque ainsi que ce qui constituait ses fondements.

A une perspective d’étude purement littéraire, centrée sur l’analyse des textes et en particulier leur originalité stylistique, nous tenterons par conséquent d’associer une démarche mettant en évidence les enjeux sociaux, historiques et culturels de l’œuvre d’Isabelle Eberhardt, à travers un corpus nécessairement limité, mais à nos yeux assez judicieusement choisi pour être représentatif, quitte à nous appuyer lorsqu’il en sera besoin sur des mentions puisées à d’autres textes de notre auteure.