2-‐‑2-‐‑Le corps innommable
Muzil est décrit comme « se tord[ant] littéralement de rire au moment où
l’on attendait de lui qu’il soit sérieux comme un pape pour statufier un des
règlements de cette histoire des comportements dont il minait les bases ». Muzil
alias M. Foucault, par cet éclat de rire, anéantit les bases de son travail comme il
ruine son image sérieuse de pape, sa paternité. Par ce travail de déconstruction,
propre à R. Barthes également tel qu’il est décrit par A. Robbe-‐‑Grillet
470, il
renonce à faire de lui comme de sa pensée sa propre statue et « ruin[e] les
fondements du consensus sexuel [comme il mine] les galeries de son propre
labyrinthe. »
471. M. Foucault en écrivant une Histoire de la sexualité s’intéresse à
déconstruire le consensus sexuel, c’est-‐‑à-‐‑dire à relativiser les modèles
imposés
472.
Les pouvoirs médical, psychiatrique, confessionnel, pédagogique qui
prennent en charge la sexualité se font un devoir de donner un nom de baptême
à tous ces fils qui échappent par leurs pratiques « contre-‐‑nature » à la loi et au
système de l’alliance familiale. La mise en discours du sexe est un système de
surveillance et de visibilité permanente et, ce faisant, de mise à l’écart des
formes de sexualité qui ne sont pas soumises à l’économie stricte de la filiation
et de la reproduction.
Le corps du « jouis errant» est un corps ambigu, à la fois homme et femme.
C’est la figure emblématique de Don Juan. Ce qui est condamnable dans le
469 H. Guibert, Mes Parents, op.cit., p. 109.
470 A. Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, op.cit., p. 64 : « Il s’était retiré de ce qu’il disait au fur-et-à-mesure […] Il donnait le troublant exemple d’un discours qui ne l’était pas : un discours qui détruisait en lui-même, pied à pied, toute tentation de dogmatisme. ».
471 H. Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, op.cit., p. 36-37.
regard du père est davantage le fait d’avoir une sexualité indiscernable qu’une
sexualité hérétique. Le plus inquiétant pour le pouvoir est ce qu’il ne voit pas
car cela signifie qu’il perd alors tout contrôle. Ainsi, ce n’est pas en vain que les
figures sexuelles ambiguës sont toujours les proies du pouvoir. L’ambiguïté
sexuelle, cet hermaphrodisme comme cette androgynie intérieurs, menacent la
loi qui distingue les sexes. Distinction dont dépend un ordre politique.
Normaliser nécessite une homogénéité. Nommer les écarts des conduites
individuelles ne permet que de définir des niveaux et des catégories dans le but
de différencier. Or, l’indifférenciation des genres rend impossible ce jeu de
pouvoir.
L’autofictionnaliste à l’image du « jouis errant » refuse un nom comme il
refuse toute mémoire et tout enracinement. Le refus du nom est d’une
symbolique évidente. Refus du patronyme comme du nom du père, de sa
filiation et de sa loi. L’expérience de Muzil
473est signifiante. M. Foucault dont le
souci, atteint du sida, est de changer de nom de manière similaire aux juifs en
temps de guerre ou sous l’Inquisition. Au bureau des décès de l’hôpital, la
mention du sida comme cause du décès est une information honteuse et même
dangereuse si toutefois l’on remontait par le nom du père justement, Foucault, à
la famille et à ses membres. Le souci d’anonymat ou même du pseudonyme est
une manière, nommé par l’ordre patriarcal comme une menace, d’éviter des
mesures d’opprobre et de représailles. Le « jouis errant » dans son absence de
nom a-‐‑t-‐‑il ce souci ? Certainement pas. Le corps sans nom, au contraire, est un
motif de provocation et d’atteinte au corps institutionnel du père.
Sans nom, le fils n’est plus visible. Il évince toute procédure d’examen, de
surveillance dont le but est de donner prise à une conduite, d’imposer une
473Ibid.., p. 26 : « Son nom était devenu une hantise pour Muzil. Il voulait l’effacer. […] je lui suggérai de publier son article sous un nom d’emprunt […] je repensai à ce pseudonyme funeste qui ne vit jamais le jour », p. 28 : « effacer son nom […] il visait à faire disparaître son visage […] faire dos à l’assistance tout autant que d’échapper à un miroir », p. 115 : « “ Cause du décès : sida ”. La sœur avait demandé qu’on biffe cette indication, qu’on la rature complètement, au besoin qu’on la gratte, ou mieux qu’on arrache la page et qu’on la refasse, bien sûr ces registres étaient confidentiels, mais on ne sait jamais ».