La question existentielle de Roquentin à la fin de La Nausée semble se
résumer sur le thème du « de trop » : « Elle n’existe pas, puisqu’elle n’a rien de
trop : c’est tout le reste qui est de trop par rapport à elle. Elle est ». Comme
cette petite musique, Roquentin tend à être ce son « net et précis d’une note de
saxophone », brillance du métal qui a la pureté d’un chronomètre comme dans
Le Mur. Il faut « chasser l’existence hors de [soi] », cette « existence [qui] prend
mes pensées par-‐‑derrière »
339comme le père, l’analyste ou la mort, « vider les
instants de leur graisse » parce que l’on a pris de cette pesanteur paternelle,
« les tordre, les assécher, [se] purifier, [se] durcir »
s’expurger du mou et se
durcir comme on s’épure de la loi de la chair
340.
Comme le dit Roquentin, « l’histoire, ça parle de ce qui a existé ». Le
rapport biographique est un rapport historique au père et, ce faisant, à soi dans
cette filiation au temps comme à la mort. Or, « jamais un existant ne peut
justifier l’existence d’un autre existant. Mon erreur, c’était de vouloir
ressusciter M. de Rollebon. ». Ressusciter M. de Rollebon, c’est ressusciter le
grand-‐‑père Canu pour A. Robbe-‐‑Grillet, entreprise tout aussi dérisoire et
surtout, tout aussi insupportable que de se ressusciter soi-‐‑même dans ce
rapport historique à soi nécessairement marqué par la délitescence, la
fragmentation, la mort, toutes parts que l’ascendance du père symbolise bien
sûr. Or, Roquentin, comme A. Robbe-‐‑Grillet narrateur du Miroir qui revient à la
338 J.-P. Sartre, Le Sursis (1947), Paris, Gallimard, 1972, p. 192-193.
339 S. Doubrovsky, Fils, op.cit., p. 321.
« vocation de romancier pervers »
341, tient à écrire « quelque chose qui
n’existerait pas, qui serait au-‐‑dessus de l’existence »
, c’est-‐‑à-‐‑dire perversement
au-‐‑dessus du père et de sa loi, « une aventure […] belle et dure comme de
l’acier et qu’elle fasse honte aux gens de leur existence ». Volonté rageuse de
faire honte aux autres, et surtout au grand autre, le père dans ce désir
aristocratique d’être dur au-‐‑dessus de la foule humaine, molle car soumise à la
contingence. Désir encore une fois d’être, le premier et incomparable fils
auprès de la mère sans aucun importun, être sauvé comme la Négresse et le
Juif qui « se sont crus perdus jusqu’au bout, noyés dans l’existence »
342. Ecrire
un roman pour écrire sur soi est la seule solution pour échapper au père et à sa
symbolique mortifère : « C’est ça, la mort… Construire un récit, ce serait -‐‑ de
façon plus ou moins consciente -‐‑ prétendre lutter contre elle. »
343.
L’autobiographe s’éprouve dans le regard du père comme un objet de
musée. Ainsi, il devient objet de collection. C’est un sujet clos. En s’instituant
comme modèle, s’éprouvant comme une capitalisation, tel l’écolier pris dans le
regard du maître, il a pour lui les égards amoureux et fétichistes du
conservateur. Propriétaire de ses « actions », il se contemple et se garde
jalousement afin de ne pas déchoir. Il revit la prise en charge délectable de
l’instance parentale en ce sens où, dans l’écriture, « je » étant cet autre se
modelant conformément aux attentes, il en tire les mêmes bénéfices
narcissiques. Mais il est pris à son propre piège. Cette complaisance de
l’autobiographe à son égard est une pente difficile à éviter tant cette relation
tient de la jouissance narcissique. Elle est également rassurante car nulle
contradiction ne vient faire manque et susciter l’inquiétant désir de partir à sa
quête. Le sujet est irrécusable tant qu’il adhère aux attentes du modèle. Il ne
peut s’en départir sous peine d’en perdre les bénéfices. Pour l’autofictionnaliste,
le rapport idéologique au sens, c’est-‐‑à-‐‑dire au père est définitivement altéré de
341 A. Robbe-Grillet, Les Derniers Jours de Corinthe, op.cit., p. 38.
342 J.-P. Sartre, La Nausée, op.cit., p. 249-250.
sorte qu’il ne peut adhérer à un modèle. Le père comme le modèle devient cette
photographie manquante au cœur du récit. Il faut désormais s’inventer et non
s’écrire sous la dictée. L’impossible biographie du père pleine, sans faille,
irrécusable n’est plus possible. Le rapport fétichiste de l’autobiographe à lui-‐‑
même est illusoire. La question « qui suis-‐‑je ? » se pose en regard de
l’impossible biographie de Corinthe comme de celle de Rollebon de la même
manière que Lucien dans « L’Enfance d’un chef » s’enquière de son identité en
regard du « chef », M. Fleurier, son père. Le rapport à sa propre vérité dans
l’autofiction est donc le récit de ce mouvement consistant à remplir cette case
vacante laissée par le père. Elle ne peut advenir pour l’autofictionnaliste que sur
cet espace libre. La vérité de l’autobiographe n’est jamais que la répétition sous
la dictée de celle du père qui recouvre celle du fils puisque l’adhérence au
modèle et à la loi est sans failles. Mais ainsi tenu à l’immobilité et à l’irrécusable,
dans cette posture d’enfance, comme soumis au fétichisme parental, l’avidité
narcissique du sujet le condamne à être la proie absolue d’un regard, c’est-‐‑à-‐‑
dire à être mort à lui-‐‑même.
* *
*
Faire sa propre statue est, dans la perspective de l’autofictionnaliste, une
posture régressive à travers laquelle le sujet se définit par le regard de l’autre. A
travers la rivalité du fils au père dont on suit le fil tout au long de ce discours
critique, l’autobiographe pris dans ce regard comme dans celui d’un maître,
Dans le document
La question du père et du fils dans l'autofiction (S. Doubrosky, A. Robbe-Grillet, H. Guibert)
(Page 123-126)