Se projeter hors de soi ? L’image qui nous vient à l’esprit appartient encore
aux Mots. N’est-‐‑ce pas Poulou, remontant la rue Soufflot ? Son image
disparaissant et apparaissant à chaque nouvelle vitrine, il éprouve à chaque
enjambée le mouvement de sa vie, sa loi et le beau mandat d’être infidèle à tout,
c’est-‐‑à-‐‑dire s’emmenant tout entier avec lui
347. En 1948, à Utrecht, face au
professeur Van Lennep, montrant des tests projectifs, Poulou devant désigner
l’image qui donnait le plus grand sentiment de vitesse, désigne un canot
automobile bondissant. J.-‐‑P. Sartre explique la raison de son choix. A dix ans, il
avait eu l’impression que son étrave fendait le présent et l’en arrachait. Ainsi, la
vitesse n’apparaît pas par la distance de temps parcourue en un temps défini
mais par le pouvoir d’arrachement
348.
Dans ces images, la vie apparaît comme un effet de vitesse, c’est-‐‑à-‐‑dire, un
mouvement consécutif à l’arrachement. La vitesse ici, ne tient pas, comme dans
le sens commun, à une distance de temps parcourue en un temps défini
semblable à une somme autobiographique. Elle ne s’applique pas à la notion de
« vécu » qui jugerait de la vie à l’aune de la plus ou moins grande accumulation
d’étapes ou de postures dont on pourrait rendre compte sur sa fin. La vitesse ou
le mouvement de la vie, pour J.-‐‑P. Sartre, sont intrinsèquement associés à la
notion d’arrachement ou d’infidélité, c’est-‐‑à-‐‑dire de déprise et de liberté face à
la loi et à ses déterminismes clos.
L’autofictionnaliste semblant prendre en héritage la notion sartrienne
d’arrachement confère à l’écriture de soi une densité morale et politique dont
l’autobiographe, au plus près de la loi, faisant corps avec elle, ne peut être
347 J.-P. Sartre, Les Mots, op.cit., p. 196.
conscient. La vitesse, sa griserie tient, sans doute, au pouvoir d’échapper à une
situation comme l’on rompt avec ses déterminismes. S’arracher revient, selon la
formule d’A. Robbe-‐‑Grillet, à se ruiner, c’est-‐‑à-‐‑dire à détruire toute
capitalisation en même temps que tout enracinement. M. Foucault interrogeant
les liens entre la philosophie ancienne et la philosophie moderne à travers la
notion de parrêsia évoque la figure du diatêtês, c’est-‐‑à-‐‑dire de celui qui arbitre et
se donne un « régime » (au sens médical et politique) fondé sur une certaine
ascèse, une certaine maîtrise de ses appétits. La figure du philosophe, soumis au
devoir de la parrêsia de dire-‐‑vrai en opposition à l’opinion ou au pouvoir
institué, se refuse à la démagogie, à la flatterie qui éviterait tout danger, toute
menace de privation. Cette problématisation de l’émergence d’une authenticité
du sujet dans le risque (narcissique) pris face au pouvoir politique rejoint
l’opposition entre l’autobiographe et l’autofictionnaliste. Le diatêtês évoque ce
fils devenant sa propre loi qui, par sa maîtrise, échappe au pouvoir d’un tiers en
étant à soi-‐‑même un « régime ».
Ainsi, en quoi, se ruinant, l’autofictionnaliste, dans un rapport ironique à
soi, coupant les liens avec le pouvoir institué comme il le ferait avec l’instance
parentale et s’arrachant, se livre à une « ascèse » à travers laquelle il croit se
définir authentiquement ? A quel consensus sexuel est pris le corps comme
enjeu politique dans l’économie familiale et en quoi ces sexualités errantes et
improductives conjuguent vérité et liberté ? Enfin, s’inscrivant
systématiquement dans une contre-‐‑idéologie parodique, en quoi le caractère
ironique du rapport du sujet au modèle suppose-‐‑t-‐‑il non pas le désir d’évincer
toute position de maîtrise dans un mouvement de réformisme continu mais au
contraire le désir tout à la fois de protéger et d’affirmer sa subjectivité ?
* *
*
1-‐‑Se ruiner
Le sujet autofictionnel décide non de faire sa propre statue comme
l’autobiographe mais de la ruiner systématiquement. C’est du moins ainsi qu’il
présente son projet. « Je » est cet autre avec lequel il instaure un nouveau
rapport. En effet, l’autofictionnaliste s’introduit comme « personnage » dans
son récit. Quelle est alors la nature exacte de ce rapport avec son double ?
Pourquoi parle-‐‑t-‐‑on de trahison, d’infidélité à soi ? Dans l’auto-‐‑subversion que
devient le rapport du sujet à la connaissance de soi ? Et quels rôles symboliques
y jouent les motifs de l’oubli, du silence, de l’errance, du déracinement et de
l’inachèvement ? A l’homme sérieux s’oppose ce personnage glissant tout entier
livré à une glissade existentielle tenant de l’ironie. Que gagne-‐‑t-‐‑il à ce jeu ? En
quoi associe-‐‑t-‐‑il liberté et vérité dans ce mouvement incessant de soi hors de soi
? Quelle fantasmatique politique se dessine autour de ce jeu ? L’autofiction se
présente comme une entreprise de subversion autobiographique à travers
laquelle le sujet tend à rompre avec ses racines et à s’émanciper. En quoi est-‐‑ce
l’histoire d’une déprise ? Pourquoi l’autofictionnaliste refuse-‐‑t-‐‑il une
signification préétablie à son existence ? En quoi l’autofiction se définit-‐‑elle
comme un devenir et un projet ? Enfin, pourquoi définir l’autofiction comme
une autobiocinématographie ?
1-‐‑1-‐‑Un rapport ironique à soi
A. Robbe-‐‑Grillet écrit qu’il faut dans la « nouvelle autobiographie » :
« S’introduire soi-‐‑même comme personnage supplémentaire dans un récit, sous
son propre nom [et ceci] ne va donc plus revenir, comme dans l’autobiographie
traditionnelle, à construire une statue magnifique, en bronze, qui ornera la place
du village, mais au contraire à se déconstruire (comme on dit aujourd’hui ;
Abbau, comme disait Heidegger), à se ruiner soi-‐‑même définitivement. »
349. Il
évoque le phénomène du double qui lui apparaît concrètement adulte mais
surtout enfant quand il commença à écrire à l’envers, c’est-‐‑à-‐‑dire à tracer des
mots que l’on ne pouvait lire que dans un miroir. C’est un thème littéraire
ancien et l’on reconnaît ce double, moi opposé apparaissant sous la forme du
diable, représentant une partie passée, périssable et mortelle que le sujet
répudie
350. Le double est toujours ironique chez A. Robbe-‐‑Grillet parce qu’il est
marqué par la réflexion, le retour sur soi visant à s’anéantir : « Asher, [autre
double] (ce qui voudrait dire, en allemand, l’homme couleur de cendre)
redresse son visage vers le miroir fêlé, au-‐‑dessus du lavabo. C’est à peine s’il se
reconnaît. »
351. Le double est de cendres. Devant le miroir fêlé comme brisé, il ne
Dans le document
La question du père et du fils dans l'autofiction (S. Doubrosky, A. Robbe-Grillet, H. Guibert)
(Page 130-133)