• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE VII L’approche contextuelle

II. Pour une interdisciplinarité fructueuse

Braudel déplore la tentation des chicanes de frontières entre disciplines, cette dérive hégémonique qui menace chaque discipline; en même temps, il trouve un certain intérêt à ces conflits dans la mesure où il permettent malgré tout une forme d’échange. Mais il est clair, pour lui,que ces querelles hégémoniques ne constituent pas une fin en soi, et devraient un jour être dépassées par la mise en oeuvre de ce qu’il appelle un véritable “marché commun” des sciences humaines, où chaque discipline respecterait les autres et apprendrait à recourir aux concepts des voisins sans les “annexer” péremptoirement.

II. Pour une interdisciplinarité fructueuse.

L’interdisciplinarité étant ainsi définie et cernée dans ses limites, il s’agit de voir concrètement en quoi elle peut s’avérer utile, fructueuse dans un travail de recherche. Trois atouts majeurs peuvent en particulier être dégagés.

50 Fernand BRAUDEL, extrait d’un article, “Histoire et sciences sociales, La longue durée”, Annales

E.S.C., n°4, octobre-décembre 1958, Débats et combats; pp.725-753, transcrit dans le recueil d’articles

1) Varier les angles d’approche. La première utilité, évidente, est de

permettre de varier les angles d’approche. Comme il faut différentes positions, différents coups d’oeil pour appréhender un objet dans l’espace sous toutes ses facettes (une pomme, par exemple), il faut de même différentes disciplines pour parvenir à appréhender un objet religieux sous ses diverses dimensions. Que le chercheur choisisse un aspect de l’objet et un seul, au départ de sa recherche, ne doit pas le dispenser de varier néanmoins les angles, car même pour un petit quartier de pomme, le regard sera différent selon le point de vue où l’on se place! Même un objet en apparence “traditionnel” et ne semblant appeler qu’une méthode gagnera à être confronter à différentes disciplines.

Le Saint Louis de Jacques Le Goff, par exemple, fournit une remarquable illustration. Là où l’on pouvait s’attendre à la méthodologie “traditionnelle” du genre biographique, très narratif et psychologisant, l’auteur est parvenu, grâce à sa sûre maîtrise de plusieurs champs de recherche (rôdés notamment dans la pratique de ce qu’on appelle l’histoire des mentalités) à combiner les approches, pour offrir un Saint Louis magnifiquement dépoussiéré et mieux compris, mieux saisi dans sa richesse. Prenons l’exemple de son recours à l’anthropologie: dès l’introduction de son ouvrage, il pose les bases d’une des problématiques d’ensemble de son ouvrage, et c’est à Mauss qu’il se réfère: “Louis a-t-il été un individu? Et en quel sens? Pour reprendre une distinction judicieuse de Marcel Mauss entre le “sens du moi” et le concept d’individu, je crois que Saint Louis a eu le premier mis qu’il a ignoré le second. En tous cas, il a sans doute été le premier roi de France à faire de la conscience, attitude individuelle, une vertu royale.”5 1

On le voit, l’un des axes de réflexion principal de Le Goff dans sa biographie est emprunté à l’anthropologie, angle qui lui permit d’enrichir considérablement la perspective biographique, trop souvent “anachroniquement psychologique (s)”5 2

. L’intelligibilité de l’objet a tout à gagner à cette mise en oeuvre de différentes disciplines.

2) Cultiver une vigilance critique vis à vis de sa discipline d’origine. La seconde utilité de l’interdisciplinarité, c’est qu’elle permet de conserver

en permanence une certaine vigilance critique vis à vis de sa discipline d’origine. Aucune discipline n’est en elle-même exempte de limites méthodologiques, et c’est d’ailleurs précisément sur ces limites méthodologiques que se sont constituées historiquement un certain nombre de disciplines universitaires. Rappelons ainsi que la sociologie s’est constituée progressivement parce que l’histoire, en tant que discipline, ne fournissait pas vraiment les outils d’analyse nécessaires à une certaine compréhension du social contemporain; et ce pour diverses raisons, dont l’une réside dans la sélection des sources, les historiens ne pratiquant pas, par exemple, la technique

51 Jacques LE GOFF, Saint Louis, Gallimard NRF, “Bibliothèque des histoires, 1996, p.22.

de l’enquête, qui s’est avérée si utile, prise en main par les sociologues, pour élucider certaines tendances de société. C’est dans le même esprit que s’est constituée l’ethnologie, en réaction aux disciplines déjà constituées, parce que les premiers “ethnologues” s’étaient rendus compte que ce qu’ils appellent la culture savante ou universitaire était incapable de décrire de l’intérieur un certain nombre de pratiques socioculturelles et de schémas mentaux, et qu’il était devenu nécessaire d’en venir à une observation participante (théorisée notamment par Malinowski), articulée à un nouvel outillage conceptuel, pour comprendre certains phénomènes sociaux dont l’explication, sinon, restait hermétique.

Chaque discipline ayant ses limites, une pratique interdisciplinaire éclairée permet au chercheur de cultiver une indispensable posture critique vis à vis de sa discipline de prédilection. L’historien, par exemple, habitué tout au cours de sa formation à travailler essentiellement sur des textes, aura tout à gagner à cultiver, au contact des ethnologues, un recul critique vis à vis de tous les encodages propres aux productions écrites, émanations des couches sociales alphabétisées et dominantes ou intégrées à un degré ou à un autre dans le consensus social (même avec le rôle -reconnu- d’opposant).

3) Une meilleure maîtrise conceptuelle. Dernière utilité signalée de

l’interdisciplinarité (mais la liste n’est pas limitative), c’est la possibilité d’une mise en symphonie maîtrisée de concepts empruntés à tous les champs de la recherche. Empiriquement, on ne peut de toute façon faire l’économie de ces emprunts conceptuels à telle ou telle discipline. Mieux vaut les assumer en sachant clairement à quelle discipline on emprunte telle ou telle notion, ce qui évite un contre-emploi plus ou moins grave du dit concept, plutôt de “faire comme si” l’on ne se servait que des concepts propres à sa discipline, alors qu’en réalité c’est impossible. L’histoire économique et sociale, par exemple, n’hésite pas à emprunter de nombreux concepts aux sciences économiques, à la démographie. Le concept d’”accroissement naturel”, forgé par les démographes, est ainsi couramment utilisé par les historiens, tout comme on utilise volontiers, en histoire économique, le concept de “take off” mis au point par l’économiste Rostow, n’hésitant pas à le transposer à des périodes assez éloignées de celle pour laquel Rostow l’avait forgé. Signalons, dans le même ordre d’idée, que ce qu’on appelle la nouvelle histoire”, soucieuse des mentalités, a emprunté nombre de ses concepts à l’ethnologie. Les sociologues, par ailleurs, recourent régulièrement à certains concepts forgés par les historiens, comme celui d’”Ancien Régime”, par exemple, utilisé dans des disciplines très différentes. Les concepts forgés par les sciences politiques, comme “régime présidentiel” ou “régime parlementaire”, sont également utilisés aussi bien par des sociologues que par des historiens de toutes affiliations, de toutes sensibilités.

Ces quelques exemples, pour dire combien le chercheur est appelé, qu’il le veuille ou non, à faire une consommation considérable de concepts empruntés à d’autres disciplines. La question, pour lui, est de savoir s’il va “faire comme si” ces concepts appartenaient de facto à sa discipline, ce qui le dispense d’un effort minimal de réexplicitation, mais l’entraînera vers la pente glissante de l’approximation, du flou conceptuel (et, par là même, du flou de l’analyse), ou s’il ne devrait pas mieux assumer cette interdisciplinarité conceptuelle dans laquelle il se trouve engagé, rendant à chaque discipline ce qui lui revient dans la conduite de sa recherche. Dans cette deuxième option, les concepts se trouvant resitués (au moins très brièvement) par rapport à leur discipline d’origine, l’analyse aura tout à y gagner en précision, en richesse, en ampleur critique.

Après avoir esquissé les conditions préalables à l’interdisciplinarité et avoir tenté de montrer en quoi celle-ci peut s’avérer fructueuse au chercheur, un bref survol de quelques options interdisciplinaires possibles pour l’historien et le sociologue des religions peut être utile.