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CHAPITRE VII L’approche contextuelle

I. L’approche contextuelle, pour construire les faits

Contrairement à une conviction répendue dans l’enseignement, “les faits ne sont pas tout faits”. Dans l’enseignement secondaire, on présente les faits comme des entités ayant leur consistance propre, indépendante de la façon dont ensuite on les interprète; cette rassurante consistance des faits est trompeuse, et l’étudiant en sciences humaines découvre par la suite, en poursuivant des études supérieures, que ce n’est pas si simple. Les faits, il faut les construire. Pour reprendre une affirmation d’Antoine Prost, dans “l’enseignement, les faits sont tout faits. Dans la recherche, il faut les faire” (Douze leçons sur l’histoire, op. cit., p.55). Dans ce processus de construction des faits, l’approche contextuelle a une importance capitale. Elle permet, tout d’abord, d’isoler un fait, d’en cerner les limites.

1) Isoler d’après des critères relatifs à la période étudiée. Dès

Langlois et Seignobos, à la fin du siècle dernier, la conviction que les faits sont à isoler et à construire s’est imposée parmi les historiens. Pour les chefs de file de ce que l’on a appelé l’école méthodique, il était impératif de réfléchir aux règles d'établissement des faits. Comme Seignobos le faisait remarquer dans son ouvrage La méthode historique appliquée aux sciences sociales (Paris, Félix Alcan, 1901, p.2,3, cité par A.Prost):

“il n’y a pas de faits qui soient historiques par leur nature, comme il y a des faits physiologiques ou biologiques. Dans l’usage vulgaire le mot “historique” est pris encore dans le sens antique: digne d’être raconté; on dit en ce sens une “journée historique”, un “mot historique”. Mais cette notion de l’histoire est abandonnée; tout

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Pour reprendre une expression heureuse de Michel LAGRÉE, “Chemins de traverse”, in J.Delumeau (dir.), L’historien et la foi, op. cit., p.136.

incident passé fait partie de l’histoire, aussi bien le costume porté par un paysan du XVIIIe siècle que la prise de la Bastille; et les motifs qui font paraître un fait digne de mention sont infiniment variables”.

Cette précision marque fermement la différence entre une recherche appuyée sur une approche contextuelle et une recherche dépourvue de cette démarche.

L’ancienne conception du fait historique, conception que l’on retrouve parfois sous la plume ou dans les commentaires de certains journalistes, se passe fort bien de la mise en contexte. Est historique ce qui, hic et nunc, dans le temps qui est celui du narrateur, du discoureur, “mérite d’être raconté”. En vertu de quoi? En vertu des critères ambiants. Qu’importe l’étude du contexte de la période dont on veut faire l’histoire, on décide a priori, d’après une perception subjective (souvent portée à privilégier, comme “faits d’histoire”, ce qui sort de l’ordinaire, ce qui parait un peu exceptionnel, “historique” au sens dévoyé du terme), de délimiter tel ou tel fait digne d’attention plutôt que tel ou tel autre. Ce faisant, une incroyable diversité d’informations, parfois capitales pour vraiment comprendre la période, échappent au chercheur qui procède ainsi.

Ce pour quoi plaide Seignobos, et avec lui tous les historiens contemporains qui ont réfléchi à leur discipline, c’est une approche qui prenne vraiment en compte la durée. Ce qui constitue le fait historique, ce n’est pas une réalité intrinsèque, c’est une réalité relative, étalonnée par rapport au temps. Un fait devient historique dès lors qu’il est passé, et quel que soit ce fait. Ceci veut dire, en d’autres termes, que tous les événements ou faits passés peuvent être objet d’histoire, et que le chercheur doit a priori s’interdire de faire un tri uniquement en fonction des représentations collectives propres à son époque. Un exemple: imaginons un chercheur d’aujourd’hui qui travaillerait sur une catégorie spécifique de la population française dans les années 60. Il découvre que la population qu’il étudie possède chez elle une télévision. A priori , dans la situation qui est celle du chercheur aujourd’hui, un constat banal, à mentionner sans précisions, tant c’est chose courante. Pourtant, si l’on prend la peine d’étudier la consommation des Français dans la période allant de 1960 à 1970, le fait que ces individus, à cette période là, possèdent une télévision prend du relief et mérite une analyse détaillée! En effet, l’étude du contexte général de la population française de l’époque montre que la possession d’une télévision était loin d’être la norme, et que la plupart des foyers français en étaient dépourvus. On le voit, en transposant au passé nos schémas mentaux, nos normes, sans prendre la peine de les décoder et d’étudier sérieusement le contexte général de la période et des événements que l’on étudie, on va négliger un certain nombre de faits, d’éléments qui peuvent être capitaux.

Isoler un certain nombre de faits pertinents passe donc obligatoirement, en histoire, par une prise en compte de la durée, et du fossé entre nos représentations et les

réalités de l’époque étudiée. En sociologie, le problème est différent, et l’effort à faire ne se situe pas sur le plan de la durée, mais du décalage entre les milieux. Le milieu d’étude que l’on choisit est en général toujours différent, au moins un tant soit peu, de celui du chercheur, et ce dernier doit veiller à sélectionner les faits, les éléments pertinents pour sa recherche non pas uniquement à partir des représentations qui sont les siennes, mais à partir de la prise en compte approfondie du contexte.

Une fois que l’on a isolé, grâce, en particulier, à une approche contextuelle, les faits importants sur lesquels on va porter son analyse, il s’agit de les cerner le plus précisément possible à partir d’une critique des documents disponibles. Cette critique peut être interne ou externe, mais, dans les deux cas, elle implique aussi la prise en compte du contexte.

2) Situer par rapport aux conditions d’élaboration du document (critique externe). La critique externe vise à situer le document par rapport à ses

conditions d’élaboration. Il s’agit ici de confronter le document brut aux règles générales d’élaboration matérielle en vigueur à la date de production du document. Cet effort de critique n’est pas naturel. Il faut se discipliner pour y parvenir. Un beau texte de Seignobos (La méthode historique..., op. cit., p32-33) met en garde à cet égard:

“(...)la critique est contraire à la tournure normale de l’intelligence humaine; la tendance spontanée de l’homme est de croire ce qu’on lui dit. Il est naturel d’accepter toute affirmation, surtout une affirmation écrite -plus facilement si elle est écrite en chiffres-, encore plus facilement si elle provient d’une autorité officielle, si elle est, comme on dit, authentique. Appliquer la critique, c’est donc adopter un mode de pensée contraire à la pensée spontanée, une attitude d’esprit contre nature. (...) On n’y parvient pas sans effort. Le mouvement spontané d’un homme qui tombe à l’eau est de faire tout ce qu’il fat pour se noyer; apprendre à nager, c’est acquérir l’habitude de réfréner ses mouvements spontanés et de faire des mouvements contre nature.”

Face au document, pour ne pas se noyer dans l’approximation ou l’erreur d’analyse, le chercheur doit mettre en pratique cet excellent conseil de Seignobos, et s’efforcer de faire ces “mouvements contre nature” dont fait partie, notamment, la mise en contexte du document.

Dans la démarche de critique externe, le chercheur doit porter une attention toute particulière au contexte d’élaboration matérielle, c’est à dire l’étude des caractères matériels du document. Son papier, son encre, ses illustrations, etc. . Au cours des temps, de nombreux faux documents en histoire religieuse ont circulé. La période contemporaine est particulièrement riche à cet égard, avec, par exemple, le faux célèbre des protocoles des sages de Sion qui visait à déconsidérer les Juifs en les faisant passer pour de ténébreux subversifs. Le but de la critique externe est notamment de démasquer

ces faux par une étude minutieuse du contexte d’élaboration, en n’hésitant pas à procéder à de nombreuses comparaisons avec des documents d’une même époque et du même type. Cette vigilance vaut pour les documents écrits, mais aussi audio-visuels ou photographiques. Ceux qui travaillent sur l’histoire ou la sociologie religieuse récente des ex-démocraties populaires, par exemple, gagneront à être particulièrement attentifs aux photos truquées, aux montages trafiqués, etc.. Non que les ex-démocraties populaires en aient eu le monopole, loin de là, mais il convient d’être sur ses gardes!

Le contexte d’élaboration matérielle du document nous apprend beaucoup, mais cela ne suffit pas pour porter une analyse rigoureuse. Il s’agit également de jeter un regard critique sur le contenu même du document, sur l’information explicite qu’il véhicule, et de recouper cette information avec ce que l’on sait par ailleurs. Tel est le but que se propose la critique interne.

3) Situer par rapport à la période (critique interne). La critique

interne examine la cohérence du texte, du contenu explicite du document, et s’interroge sur la compatibilité entre ce contenu et ce que l’on sait par ailleurs des documents de la même période. Il s’agit de procéder par rapprochement, et moins l’on connait la période, plus cette critique est difficile. On peut même affirmer que quelqu’un qui ne connait pas la période durant laquelle a été constitué le document sera totalement incapable de critiquer le document, et, de ce fait, il ne pourra prétendre à produire un travail de recherche. Cette démarche, qui s’apparente à une démarche de mémorialiste amateur, mais certainement pas à une démarche d’historien, est à proscrire absolument. Tout document doit être lu à partir d’une connaissance préalable du contexte, qui seule permet d’apprécier à leur juste valeur les informations éventuellement nouvelles du document étudié. Cette connaissance préalable vaut pour l’événementiel, les représentations, mais aussi les concepts utilisés. Il importe de savoir, par exemple, que “bourgeois” n’a pas le même sens dans une chronique médiévale, dans un poème romantique ou chez Marx. Tout comme les institutions, les séquences événementielles, les termes changent, évoluent dans leur signification, et le chercheur doit prendre en compte ce contexte historique chaque fois spécifique pour effectuer une critique interne pertinente du document.

Contexte de la période, contexte spatial aussi: le terme “évangélique”, ainsi, est redoutablement polysémique selon les aires géographiques où il est employé. En Allemagne, “Evangelisch” renvoie peu ou prou à “protestant”, les termes étant pratiquement interchangeables. Dans l’aire anglo-saxonne, “evangelical” renvoie aux Églises protestantes de type professant; en France, il peut renvoyer aussi à cette dernière définition, quoique sans unanimité, mais correspond aussi au courant du protestantisme réformé du XIXe siècle qui s’est opposé aux libéraux de la dite Revue de Strasbourg, prenant le nom générique d’”évangéliques”. Selon les contextes géographiques, donc, de

grandes fluctuations, que ce soit au niveau conceptuel ou sur tout autre plan (d’un pays à l’autre, selon la situation plus ou moins minoritaire ou majoritaire des protestantismes, par exemple, l’analyse socio-historique s’en trouvera profondément modifiée, rien n’étant plus dangereux de transposer à d’autres pays des schémas franco-français rattachés à une tradition huguenote spécifique et originale).

Peut-être n’est-il pas inutile à ce stade de rappeler que pour le chercheur en histoire et sociologie des protestantismes, une connaissance biblique minimale (les récits fondateurs, les grands textes, la façon dont ils ont été interprétés, etc...) s’avère absolument indispensable à une bonne évaluation du contexte d’écriture de nombre de sources protestantes. Églises du Sola Scriptura, les communautés protestantes se sont toujours référées à la Bible comme source première de légitimité religieuse: depuis Luther, le “lieu de la vérité religieuse n’était plus dans l’institution, mais dans le message qu’elle proclamait à partir de la Bible”4 6

. Dès lors, l’historien ou le sociologue du protestantisme, quelles que soient ses convictions religieuses, est tenu de connaître la Bible et la façon dont elle a été lue et commentée suivant les périodes. Point de critique interne qui se tienne sans cette condition.

Tout texte est codé par un système de représentations solidaire d’un vocabulaire. Seule une bonne connaissance du contexte global permet de mettre à jour ce code, et les déformations, les inexactitudes ou les erreurs qui en découlent, pour faire ressortir le véritable intérêt scientifique du document. Cet intérêt, aisni, sera parfois moins dans le contenu explicite (qui peut, par exemple, reprendre des poncifs courants à la période) que dans le contenu implicite (montrant par exemple en quoi l’utilisation de ces poncifs par l’auteur du document peut s’avérer révélatrice du niveau d’information de l’auteur). La critique interne, ici, débouche sur une interprétation “en creux”, pratique courante en histoire depuis les années 60.

Une fois que les faits sont isolés, sélectionnés, construits au moyen de la critique externe et interne, il s’agit de savoir les interroger: “le vrai travail de l’historien” et du sociologue commence “avec le déchiffrement de leur signification”, affirme même René Rémond4 7

. Là encore, la prise en compte du contexte est fondamentale.