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Vers les postulats de l’éducation

Dans le document La question des postulats de l'éducation (Page 131-153)

Conclusion du chapitre

III- Vers les postulats de l’éducation

Aller vers les postulats de l’éducation signifie, ici, s’approcher lentement mais sûrement des présupposés de l’éducation. Ce mouvement réflexif consiste en une phase de mise en marche du questionnement. Il s’agit moins de dévoiler les ressorts de l’éducation que de suggérer des mécanismes à démonter. Hannoun dans Propos

philosophiques sur l’éducation présente les trois courants de l’éducation, qu’il appelle :

« le courant généraliste, le courant utilitariste et le courant prospectif »226. Montrant l’inefficience du courant utilitariste et l’insignifiance du courant généraliste, il va faire valoir « l’efficience et la signifiance » – ce sont les termes de l’auteur – du courant prospectif dont la caractéristique principale est de s’ancrer dans une « mobilité » fondamentale. La réalité éducationnelle a pour essence d’être mouvement, dira-t-il. Partant de cette compréhension de l’éducation, il présentera les contenus et possibilités de l’éducation. En un mot, c’est en fondant l’éducation sur une conception mobile de l’être et du temps qu’il parvient à expliciter les fonctions du processus éducationnel du point de vue de l’éducateur et du point de vue de l’éduqué. Il sera alors intéressant de commenter les prises de position ontologique en accentuant leurs conséquences.

Pour conduire cet examen, il faut expliquer comment Hannoun conçoit ces courants et quelles interprétations il en fait. Il y a deux temps qui nous intéressent en particulier dans son raisonnement : le moment où il présente la critique que le courant généraliste formule à l’égard du courant utilitariste, et le dépassement de ces deux courants par le prospectivisme. Le premier moment sert à mettre en évidence les différentes conceptions que l’on peut se faire du type de changement à induire chez l’éduqué. À cette occasion sera présenté le dilemme entre faire acquérir des capacités réduites et spécialisées ou développer des capacités générales et permanentes. La question se pose de savoir si on peut concevoir une éducation des plus ouvertes qui soient. Le deuxième moment constitue en quelque sorte un dépassement de ces difficultés par la présentation d’une autre approche. Quel type d’éducation le courant prospectif promeut-il et quelle est la nature de ce dernier ? Ceci conduit à questionner plus en détail les conséquences découlant de cette prise de position de l’auteur en ce qui concerne les fins et méthodes de l’éducation. Elle s’adresse, en particulier, à l’éducateur qui doit parvenir à gérer cette mobilité existentielle. Aussi est-ce une version spécifique de l’éducation qui sera

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promue, dans ses fins comme dans ses moyens. Reste que cette compréhension paraît occulter certaines difficultés liées à l’idée de changement. Il apparaîtra, en effet, que le changement supposé par l’idée de mobilité de l’être peut et doit être interrogé afin de préciser les possibilités éducatives. Ainsi faudra-t-il poser très simplement la question de savoir si l’homme peut changer. En définitive, ce qui nous intéresse, c’est d’examiner dans ces discussions quels présupposés de l’éducation sont convoqués, et comment ceux-ci varient au fil des questionnements. Que ce soit pour évoquer un problème ou pour proposer une solution, des conceptions ontologiques de l’individu et de l’éducation se lisent entre les lignes, à défaut d’être explicitées. Nous pensons que la clarification de ces conceptions peut non seulement conduire à une reformulation des tensions mais aussi à justifier les solutions proposées. Sans ce geste, on peut rester à un niveau d’analyse tel qu’on maintient le régime des oppositions idéologiques, dans la mesure où chacun pourrait se camper sur ses positions en prétextant qu’une version particulière de l’éducation vaut aussi bien qu’une autre. En d’autres termes, on devrait accepter comme équivalentes toutes les conceptions éducatives parce que chacune aurait, en droit comme en fait, des positions indiscutables. L’enjeu consiste donc en une clarification des présupposés ontologiques permettant au moins d’apprécier les conséquences de ceux-ci afin d’engager un examen, voire des comparaisons des conceptions éducatives à l’aune des postulats défendus.

A- Les présupposés du changement du point de vue de l’éduqué

Dans ce premier temps, il s’agit de se focaliser sur les perspectives découlant des changements que l’éducation tend à induire chez l’éduqué. Nous avons choisi en particulier le moment où Hannoun présente la critique que le courant généraliste adresse au courant utilitariste. Afin de comprendre les termes de l’opposition entre le courant généraliste et le courant utilitariste, il faut commencer par décrire ce dernier. Le courant utilitariste de l’éducation scolaire actuelle, selon Hannoun, ne s’intéresse pas au mode de compréhension des contenus de formation, mais seulement à l’acquisition de ces derniers en vue de leur utilité, une utilité déterminée en fonction du contexte dans lequel l’éduqué est supposé s’insérer. Ce courant se fonde sur trois postulats : « Toute situation

éducationnelle est insérée dans un moment historique donné »227 ; « Est affirmée la

primauté des contenus à transmettre sur le mode de transmission », autrement dit peu

importe qu’il s’agisse d’un conditionnement ou d’un appel à l’initiative ; et « L’orientation utilitariste de l’éducation est réductrice du temps »228, c’est le présent qui compte étant donné l’urgence qu’on lui reconnaît. Il explique alors la réaction du courant généraliste face à cette soumission au présent. Il « réclame donc que l’éducation se distancie des exigences de l’ici et du maintenant »229, et « préconise une formation dont l’objectif réside en l’adaptation de l’individu au partout et au toujours. Il s’agit là de préparer l’éduqué non plus à une activité parcellaire à l’efficacité réelle mais temporaire et locale, mais à une existence à prétention universelle capable de briser les barreaux limitatifs de l’espace et du temps »230. Autrement dit, contre une vision restreinte au présent et à ses déterminations impérieuses, aussi changeantes que le temps qu’il fait, il faut penser une formation qui dépasse les contingences spatio-temporelles. Aussi l’orientation généraliste tendra-t-elle à promouvoir sur le plan éducatif les modes d’acquisition des connaissances, en tant qu’ils doivent atteindre l’éduqué « dans son

être essentiel ». Chez l’éduqué, ce qui importe, « c’est, en lui, non la présence d’un

contenu particulier mais celle d’une aptitude durable à en acquérir de nouveaux »231. Dans le premier courant donc, on outille l’éduqué selon les besoins du moment ; dans ce deuxième courant, on veut former l’éduqué.

227 Ibidem, p. 91. 228 Ibidem, p. 92. 229 Ibidem, p. 93. 230 Idem. 231 Idem.

Et Hannoun d’illustrer cette prétention du courant généraliste par un cas intéressant. « Il ne s’agit plus chez l’athlète, par exemple, de former un organisme dans le seul but de former un sauteur en hauteur ou un nageur de fond ; il s’agit de préparer son corps à réagir de façon adaptée au maximum de situations possible »232. Ici, le problème semble être celui de l’opposition entre la spécialisation et la généralisation. Le courant généraliste voudrait ouvrir les possibles. Mais, plutôt que parler de généralisation, ne devrions-nous pas voir cette ouverture au partout et au toujours comme une multiplication des possibles ? Car la généralisation tend à se présenter comme une abstraction et pose le problème d’une éducation qui ne s’enracinerait dans aucun savoir particulier. En somme, on ne peut penser un courant généraliste qu’en imaginant que certains savoirs peuvent être acquis en dehors de toute exemplification. Est-il seulement possible d’apprendre quelque chose sans que ce savoir soit circonstancié, situé dans l’espace et le temps ? C’est là une première question qui ne recevra pas de réponse immédiate ; elle met en évidence le problème de l’acquisition de compétences générales.

Ce qui semble, à première vue, être une critique de la spécialisation peut, d’une autre manière, servir de point d’ancrage pour éclairer la problématique plus large que cet exemple soulève. Les types de sportif impliqués dans l’exemple sont beaucoup trop différents pour permettre cette ouverture à un « maximum de situations ». Le fait est que pour être spécialiste d’un sport, il faut développer des qualités physiques et physiologiques propres aux efforts liés à cette discipline particulière. S’il peut paraître meilleur d’acquérir un grand nombre de capacités, il ne faut pas oublier que le développement de certaines capacités peut nuire au développement d’autres qualités. La question porte sur la faisabilité d’une telle entreprise. Car, en prenant ces deux exemples très différents, le sauteur en hauteur et le nageur de fond – à moins qu’il ne s’agisse ici que d’un contraste entre l’eau et l’air – la possibilité même de développer des qualités communes est niée. C’est comme si, en un sens, on pensait un pont probable entre le marathonien et le sprinteur. Physiologiquement parlant, cela semble relativement impossible. Ce sont deux types de muscle différents qui sont impliqués. La structure musculaire d’un corps de sprinteur est composée de fibres dites rapides, tandis que celle du marathonien est composée de fibres dites lentes. Si le sprinteur peut faire de la course de fond, il ne deviendra un marathonien qu’après un très long entraînement. Le

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passage de l’un à l’autre n’est pas aisé. Et la génétique joue ici un très grand rôle. Par contre, et l’exemple de Carl Lewis en témoigne, un sprinteur peut être en même temps un bon sauteur en longueur. Rares sont les ponts qui mènent d’une pratique à une autre aussi naturellement. Comme le saut en longueur est basé d’abord sur le sprint, celui qui sait prendre rapidement de la vitesse saura sauter loin. La condition primordiale pour une telle polyvalence, c’est la qualité des muscles développés par l’une et l’autre des pratiques. Que le corps puisse changer, cela pourrait aller de soi. Mais avant d’affirmer que tous les changements sont possibles, une clarification des difficultés s’impose. Et l’exemple peut même servir à illustrer le travail de l’esprit. L’élève qui aura pris l’habitude de ne travailler que dans la vitesse, par exemple en faisant des questions- réponses en temps limité, aura du mal à faire des exercices exigeant une attention longue et soutenue. Le corps autant que l’esprit se façonnerait selon des modes d’être acquis ou déjà-là en partie. Voilà pourquoi il convient de préciser les déterminations premières et les possibles restant. Tout ne peut être fait n’importe comment.

Ce qui se joue dans cette question, ce n’est pas simplement la possibilité d’une polyvalence mais la nature du changement. En principe, vouloir former un individu en saut et en natation en même temps, cela doit être possible. Il faut alors penser que l’individu peut disposer des qualités nécessaires pour la pratique de ces deux activités. Tentons de voir ce que cela implique du point de vue de l’individu. Trois voies se dessinent. La première consiste à comprendre la réalisation de cette formation comme le passage d’une forme à une autre. On se forme (ou on est formé) en saut, puis on se forme en natation. Si cette formation est comprise comme la modification d’une constitution physique et physiologique, alors on peut parler d’une réelle transformation. On passe d’une activité à l’autre en changeant de forme. Autrement dit, à cette conception de la formation, préside le postulat de la transformation de soi. Quelle que soit la première forme, on pourrait prendre une autre forme. À certains égards, la première forme n’est pas à prendre en considération. Le changement de forme n’est pas déterminé par l’état initial avant le changement. Sans le postulat de la transformation, que se passe-t-il ?

Sans admettre que l’on peut avoir une forme et en changer à souhait, il faudrait admettre que toute forme première est déjà une détermination. Aussi pourrait-on voir, dans l’idée de préparer au maximum de situations possibles, un idéal ou un non-sens pragmatiquement parlant. En effet, sans poser la capacité de se transformer entièrement, préparer au maximum de situations signifierait : ne rien faire du tout. Le seul impératif

qui puisse en découler, c’est l’inaction totale. C’est comme avoir un bloc de marbre à sculpter et commencer à lui donner une forme telle qu’il puisse devenir n’importe quoi. Or, le moindre geste serait une réduction des possibles. Autrement dit, en commençant à former, on ôterait inévitablement des possibilités. Penser la possibilité de réagir à diverses situations nécessite de comprendre comment maintenir une large palette de capacités sans que l’avènement de l’une d’elles écarte la possibilité d’en créer d’autres. Si on ne suppose pas la capacité de l’individu de se transformer, il faut envisager autrement les possibilités.

Deux autres hypothèses fictives peuvent conduire à cette préparation au maximum de situations. La première, c’est celle du caméléon ; la deuxième, celle de la boîte à outils. Le caméléon, c’est l’image de l’adaptation à toutes les situations par la modification de la forme extérieure, sans supposer pour autant le passage d’une forme à une autre. Autrement dit, c’est penser une sorte de méta-faculté : l’adaptabilité, signe d’une capacité à changer de mode d’agir selon les circonstances. Cette méta-faculté n’existerait ni en tant qu’organe ni en tant que fonction mais simplement en tant que possibilité de changement de mode opératoire. Contrairement à la conception de la transformation, l’adaptation est ici une forme en elle-même consistant simplement à s’ajuster à toutes les situations. C’est davantage une transfiguration qu’une transformation. Cette hypothèse ne semble pas réaliste, et pourtant il est courant d’entendre parler de la promotion de l’adaptabilité, de l’augmentation des capacités d’adaptation. La boîte à outils consiste non pas à produire des formes, mais à offrir des possibilités d’action. Il s’agirait d’imaginer un être qui possède tous les accessoires nécessaires à toutes les situations. On ne pense pas l’être comme se transformant ou se transfigurant à chaque situation. Il reste le même, et ce sont ces outils qu’il exploite selon les circonstances. Le présupposé ontologique est totalement différent des deux premiers. À certains égards, on pense la formation comme accumulation de savoirs, et non comme modification profonde de l’individu. C’est une conception de l’éducation qui met au centre l’instruction, à savoir cette volonté d’équiper l’éduqué le plus possible. Le problème de cette boîte à outils réside dans la croyance en la cohabitation d’outils de nature différente. C’est la formation pensée dans une logique cumulative. Ainsi, transformation de soi, caméléon et boîte à outils, représentent-ils des options pour concevoir la formation la plus ouverte qui soit. Ces hypothèses, appliquées au cas de l’athlète, pourraient signifier : une transformation de la constitution physiologique, c’est-à-dire qu’on passe d’une forme à une autre ; le caméléon avec son adaptabilité

prendrait n’importe quelle forme sans penser le passage d’une première forme à une autre ; la boîte à outils devra posséder la constitution physique pour une activité comme pour l’autre. Ces hypothèses semblent difficiles à soutenir dans la réalité.

Aussi, quelle que soit la façon dont on s’y prend pour poser le problème, peut- être que la question se réduit-elle à celle de la mesure de la plasticité dont un individu peut disposer pour penser sa formation. La formation est toujours un type de modification. On passe d’un état à un autre. Avant même d’envisager les capacités à développer, il faut d’emblée supposer possible ce changement d’état. À la suite de cette première modification, il faut ensuite penser non plus le passage d’un état à l’autre comme si le changement était neutre, mais considérer de façon plus précise comment le premier état peut donner lieu à des changements et surtout à quels types de changement. En d’autres termes, le premier produit d’une transformation doit contenir des indications sur les possibles modifications envisageables et surtout sur le mode d’accès à ces nouveaux états. Autrement dit, loin d’être une question subsidiaire, la nature de la plasticité dont serait doté l’individu est déterminante dans le processus de formation. Elle jouerait le rôle de principe au sens fort et doit absolument être définie pour rendre possible toute conception de la formation en général, de l’éducation en particulier.

En somme, avec l’exemple du nageur de fond et du sauteur en hauteur, on comprend les prétentions du courant généraliste à vouloir ouvrir les possibles, et ainsi son ambition de libérer l’éduqué des contraintes du présent. Sauf que pour réaliser une telle éducation, il faut supposer possibles des modes d’être très différents, voire contraires chez l’éduqué. En un mot, l’éduqué doit être capable de recevoir des apprentissages de nature différente. Il doit être capable de développer des capacités différentes et ainsi, lors de ses apprentissages, il doit manifester une capacité à s’adapter à des situations de nature différente. Du point de vue de l’éducation comme processus et du point de vue de l’éducateur, cela veut dire qu’une formation doit toujours prendre en compte l’état initial de l’éduqué, ce qui va de soi. Mais ce qui s’ajoute, c’est le fait que toute formation engagée doit prévoir les futurs possibles, c’est-à-dire les ouvertures laissées par la première formation. Autrement dit, l’éducation doit être pensée de telle sorte qu’elle permette une nouvelle orientation, une modification de l’être. S’il dépend en un sens de l’individu de recevoir telle ou telle première formation, il dépend en outre de l’éducation de penser la première formation comme devant laisser la place à des formations ultérieures. Réunir ces deux conditions, est-ce possible ? L’exemple analysé peut laisser penser que l’entreprise est loin d’être aisée. Le courant prospectif paraît

tenter une approche différente du problème. C’est quasiment à l’éducateur que revient la responsabilité d’envisager ces possibles notamment par une compréhension du devenir de l’éduqué.

B- Les présupposés du changement du point de vue de l’éducateur

Il convient à présent d’examiner en quoi consiste l’orientation prospective, et surtout comment elle entend dépasser les failles des deux orientations présentées. Parvient-elle, en somme, à résoudre le problème du changement ? « L’orientation prospective, elle, récuse chacun de ces deux courants par une certaine approche du

temps. Elle reproche aux généralistes comme aux utilitaristes de figer la réalité

éducationnelle […]. Elle prend en considération, quant à elle, la mobilité non seulement superficielle mais aussi fondamentale des choses dans l’espace et le temps. Elle se donne pour objectif une réponse au système éducationnel adaptée à un ici et un

maintenant non pas figés mais en mouvement permanent, à savoir qui sont, à chaque

moment de leur processus, en train de devenir ailleurs et demain »233. Ce qui importe donc, c’est de fonder la pensée éducative sur une conception de l’être et du devenir, c’est-à-dire de prendre en compte la mobilité de l’être. C’est là le point de départ de toute conception éducative qui se veut justement pertinente dans la mesure où l’éducation est une dynamique historique. La temporalité est une dimension constitutive du processus ; le temps qui passe n’est pas seulement une dimension de l’être, c’est lui qui fait l’être au fur et à mesure. Hannoun, pour l’occasion, réinvestit le problème de l’Un et du Multiple qui, « dans le domaine de l’éducation, n’a rien perdu de son actualité : l’éducation doit-elle être pensée et réalisée à partir de l’Un, obéissant aux exigences anhistoriques d’une culture classique, prenant en considération l’homme en

général ? […] Doit-elle au contraire, se fonder sur l’appréhension du Multiple, sur la

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