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Postface de Patrice Pinell

Dans le document L’espace infirmier : (Page 197-200)

L’ouvrage de Philippe Longchamp, Kevin Toffel, Felix Bühlmann et Amal Tawfik est l’aboutissement d’une recherche sur la profession infirmière qui fera date pour tous ceux qui s’intéressent à la socio-logie de la santé et cela pour au moins deux raisons. D’abord pour la façon, parfaitement maîtrisée, dont les auteurs articulent le maniement des concepts avec un travail d’enquête pour lequel ils mobilisent les principaux outils méthodologiques de la discipline.

Ensuite pour leur ambition théorique de sortir des chemins balisés de la sociologie des professions pour mettre en œuvre une approche inspirée par la théorie des champs de Pierre  Bourdieu. Le défi n’était pas mince tant, depuis Parsons, l’univers des travaux sur les professions de santé est historiquement dominé par les productions des grands courants de la sociologie nord-américaine. Ce sont elles, d’ailleurs, qui ont orienté les recherches menées, en France notamment, sur les groupes professionnels des infirmières et des aide-soignantes. C’est pourquoi l’intérêt de ce livre, loin de se limiter aux connaissances qu’il apporte sur les infirmières de Suisse romande, repose aussi à mes yeux sur le pari, réussi, de montrer l’intérêt heuristique de l’utilisation du concept de champ. L’analyse proposée aura permis de mettre en évidence des choses qui échappaient aux recherches menées jusqu’à présent sur ce groupe professionnel.

La démarche suivie par les auteurs montre leur souci d’éviter les travers du théoricisme. Leur texte ne s’ouvre pas sur un exposé synthétisant ce qu’il en serait de la théorie des champs, mais par une interrogation sur les différents usages sociologiques du concept qui ont été fait depuis les travaux princeps de Bourdieu et en ont étendu le domaine d’application. Comme ils le soulignent à juste titre, Bourdieu construit son cadre conceptuel « champ/

habitus » dans une série de recherches portant sur des groupes sociaux engagés chacun dans des activités relativement spécifiques –  scientifiques, juristes, ecclésiastiques, représentants politiques, écrivains, grands couturiers, industriels, économistes  –, mais qui ont en commun d’appartenir aux classes dominantes. Son ambition intellectuelle est d’élaborer une théorie du pouvoir, qu’il n’aura pas eu le temps de mener à son terme, laissant en friche son analyse de ce « champ des champs » qu’il appelait le champ du pouvoir. D’où l’interrogation, quelque peu rhétorique, des auteurs sur ce qu’il pourrait y avoir de paradoxal dans leur projet de mettre en œuvre une analyse en termes de champs pour rendre compte d’un groupe professionnel que le sens commun et la sociologie classent dans la catégorie des groupes socialement dominés. Rhétorique parce que leur idée, dans la suite de réflexions que j’avais esquissées (Pinell, 2012), était précisément de regarder de plus près les usages possibles du concept dans sa version « incomplète ». Du cadre conceptuel élaboré par Bourdieu, on peut distinguer la démarche méthodologique – à savoir la mise en œuvre d’une analyse structurale et relationnelle des positions occupées par les agents dans le champ étudié – du travail théorique de définition des propriétés qui caractérise ce qu’est un champ. La démarche méthodologique est un outil sociologique pour rendre compte de la production par des agents particuliers de biens symboliques et/ou matériels spécifiques de tous ordres (des biens culturels, des biens de salut, des normes juridiques, des produits de haute couture, des réformes politiques…). La production de ces biens spécifiques est ainsi analysée comme le produit d’un espace social formé par les positions de leurs producteurs, sachant que ces positions ne peuvent être définies et étudiées que dans

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leurs interrelations. Mais les espaces sociaux ainsi construits ne sont considérés par Bourdieu comme des champs que s’ils possèdent, en outre, un ensemble de caractéristiques, la plus discriminative étant de disposer d’un haut degré d’autonomie par rapport aux autres champs avec lesquels ils sont en relation. Même si l’autonomie d’un champ est toujours relative et qu’il n’est pas imperméable aux logiques de fonctionnement d’autres champs (en particulier à celle du champ économique), ce qui caractérise un champ, c’est sa capacité à réfracter, à retraduire les logiques extérieures qui s’exercent sur lui, dans sa propre logique120. À l’aune de ce critère d’autonomie, le présupposé théorique d’un

« champ infirmier » apparaît d’emblée pour le moins discutable.

Parce qu’en toute rigueur théorique, il implique l’idée d’une autonomie vis-à-vis du champ médical, ce qui signifie l’existence d’une production symbolique spécifique, d’un savoir infirmier irréductible à toute autre forme de savoir, à la fois indépendant du savoir médical et des savoirs produits par d’autres disciplines scientifiques (sciences humaines et sociales notamment). Un tel présupposé va trop à l’encontre des résultats de toute une littérature centrée sur l’étude des formes de domination sociale et symbolique subies par les infirmières, pour ne pas être écarté, au moins au départ, par les auteurs. Mais il leur reste – et c’est ce qui les intéresse  – la possibilité de construire leur objet d’étude en se servant du concept de champ dans sa modalité « faible », dans sa dimension d’outil méthodologique, pour analyser le

120 Ainsi, la définition de la bonne littérature, et partant la hiérarchisation symbolique des écrivains, se fait sur des critères propres au champ littéraire et non sur des critères économiques. Si la logique du champ économique est très influente dans le pôle dit de « littérature commerciale », ce pôle reste un pôle dominé du champ et ses productions sont, la plupart du temps, un objet de mépris pour les écrivains dominants. Il en va tout autant de la production de biens de santé comme la définition des entités cliniques, de leur diagnostic et leur traitement qui dans une très large mesure, restent spécifiques au savoir médical. Même si ces biens de santé sont susceptibles de générer des intérêts économiques, la production de ces biens symboliques obéit à une logique avec ses normes et ses règles qui n’est pas la logique de production du champ économique.

groupe professionnel des infirmières. Dans cette perspective, le groupe est traité sociologiquement comme un espace social de production de biens spécifiques, des « biens infirmiers » (dont la nature et les propriétés restaient en partie à préciser, ce que fera leur recherche). Un espace qui est aussi et indissociablement un espace de lutte pour la définition de ce que sont les spécificités de la profession infirmière, à la fois dans ses savoirs, ses pratiques, ses relations avec les autres soignants, en premier lieu les médecins et les patients. Et cette prise de position méthodologique est assortie de l’hypothèse qu’il s’agit d’un espace dominé du champ médical. Toutefois, il ne s’agit pas d’une hypothèse figée dans les représentations de ce qu’avait pu être la domination des médecins sur les infirmières durant la majeure partie du siècle passé. Une reconstruction historique est entreprise, qui montre les évolutions de la place occupée par le groupe professionnel au sein du champ médical. Celles qui touchent à la formation (son « académisation » et la création de masters en soins infirmiers) et aux statuts, mais aussi celles qui sont la conséquence des transformations du champ médical : spécialisation de plus en plus poussée, part croissante des sciences expérimentales dans la production du savoir, politique néolibérale de rationalisation des coûts budgétaires, nouvelle gouvernance managériale de l’hôpital et tout ce qu’avec Alain  Supiot(2015), on peut appeler « la gouvernance par les nombres » et qui sont autant d’éléments modifiant les rapports de pouvoir entre les médecins hospitalo-« universitaires » et l’administration gestionnaire. C’est donc par rapport à ces évolutions que les modalités de la domination s’exerçant sur les infirmières sont interrogées tout au long de la recherche.

Une remarque encore sur les conséquences de la problématique adoptée par les auteurs. Dans la mesure où elle traite la profession infirmière comme un espace de luttes entre des agents occupant des positions spécifiques et qui s’opposent sur la définition de ce qu’est cette profession, une telle problématique interroge, pour la déconstruire, la représentation, dominante dans la société, d’un groupe professionnel homogène. Une représentation, ancrée dans

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