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2 Popularité des conceptions jominienne et clausewitzienne de Bonaparte dans la doctrine militaire de 1853 à

A - Mutation des conceptions de l’art de la guerre

Nous allons poursuivre ce chapitre en démontrant d’abord qu’au fur et à mesure que les cinq conflits traités progressaient dans le temps, c’est à dire de 1853 à 1870, que l’on s’éloignait de plus en plus de la vision jominienne des campagnes de Bonaparte pour se rapprocher de plus en plus de la vision clausewitzienne de la guerre napoléonienne.

Rappelons qu’en plus d’exposer sa vision des plus importantes caractéristiques de la stratégie napoléonienne, Jomini avait offert un cadre de référence pour la conception des opérations terrestres. Ses concepts comprenaient la base d’opérations, d’où une armée puisait son ravitaillement et ses renforts, et l’objectif ( ou le point géographique ) qu’une armée à l’offensive devait atteindre pour être victorieuse. Entre la base d’opérations et l’objectif, s’étendait la ligne d’opérations, le long de laquelle l’armée devait avancer, souvent en menant des engagements successifs contre la défense ennemie. Enfin, entre les arrières de l’armée et la base d’opérations se trouvait l’indispensable ligne de communications par laquelle s’écoulaient ravitaillements et renforts.

Rappelons également que le système napoléonien de Jomini était fondé non sur la recherche de la bataille décisive comme l’avait proposée son rival Clausewitz, mais sur la manœuvre. Cette manœuvre, valable aussi bien en tactique qu’en stratégie, reposait sur les deux grandes modalités qu’on a exposées dans la première partie: la manœuvre sur les arrières et la manœuvre sur la position centrale.

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a) Influence jominienne en Crimée (1854 - 1855)

Conseiller militaire de la cour de Russie dès 1813, A. H. Jomini était avant tout connu pour ses études stratégiques et ses réflexions relatives à l’organisation militaire de la Russie. L’Encyclopédie militaire soviétique le présentait comme l’un des fondateurs de l’académie militaire et comme le principal planificateur des opérations de la guerre de Crimée ( 1853 - 1856 ) 383 . Consulté en tant qu’expert militaire, le général suisse ne joua toutefois qu’un rôle secondaire dans l’organisation des opérations de ce conflit au printemps 1855.

En revanche, son influence se fit plus nettement sentir du côté des Alliés, notamment dans la manœuvre napoléonienne exécutée durant la bataille de l’Alma, septembre 1854. On se souvient que, durant cette phase cruciale de la guerre de Crimée, l’armée russe s’était retranchée sur les hauteurs de la rivière de l’Alma pour couper aux Alliés la route de Sébastopol, l’ultime objectif militaire de ce conflit. S’inspirant directement de la manœuvre impériale préconisée si souvent par Jomini dans ses écrits, le général St - Arnaud avait donné le 19 septembre l’ordre d’attaquer384 . Cette attaque qui combinait une manœuvre sur les flancs et une autre sur la position centrale était digne de celle exécutée par Napoléon 1er à Austerlitz en 1805385 . À la droite de St - Arnaud, la division Bosquet, renforcée de troupes turques, et les Britanniques à sa gauche, tournèrent simultanément les ailes des armées russes pour concentrer leur masse vers leurs flancs tandis que le reste de l’armée française attaquait le centre de l’ennemi, conformément à la théorie jominienne386 . Ce mouvement tournant réussit pleinement lorsque les points décisifs de part et d’autre de l’adversaire

383

Ami - Jacques Rapin, « La réforme des institutions politiques centrales de la Russie: les Rêveries d’Antoine - Henri Jomini ( 1861 ) », Cahiers du monde russe, janvier 2001, vol 42, p. 115.

384 E. R. Murraciole ( capitaine ), « La guerre de Crimée: les opérations », Revue

historique des armées, n° 169, 1987, pp. 24 - 25.

385

Site Web : « Lire Jomini » par Bruno Colson.

http://www.stratisc.org/strat_049 colsonjomi.html. Page 5, consultée le 11 juillet

2009.

386

A. Alasya ( colonel ), « The Turco-Russian war and the crimean expedition »,

Revue internationale d’histoire militaire, n° 46, 1980, pp. 127 – 128 ; Site Web :

« Saint - Arnaud vainqueur de l’Alma », F. Page-Divo.

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furent atteints, non sans peine, le lendemain387 . C’était en effet avec vigueur que Jomini affirmait (dangereusement) que tout le secret de la victoire tactique se trouvait dans la manœuvre très simple consistant à porter le gros des forces sur une aile ennemie388.

Notons que, parmi toutes les troupes alliées envoyées en Crimée, c’était la force expéditionnaire française qui était de loin la plus importante: ce fut elle qui réussit le plus grand nombre de percées majeures durant la guerre et ce fut elle qui jouit du meilleur commandement les jours de bataille389. Dans une certaine mesure, les combats permirent à la nation de retrouver son héritage napoléonien.

b) Influence jominienne en Italie (1859)

Il est généralement reconnu que Jomini eut une influence déterminante sur la conception des opérations de l’armée française en Italie lors de la campagne390 de 1859. Sollicité par Napoléon III peu avant le début de la campagne , il ne tarda pas à souligner à l’empereur français l’impact des armes modernes sur le déroulement des combats. En outre, il lui conseilla fortement de se conformer aux tactiques militaires de son oncle et, en particulier, d’adopter

387

Archives nationales ( AN, France ), 400 ap/150, bataille de l’Alma: rapport du maréchal St - Arnaud à l’Empereur, 8 octobre 1854; AN, 400 ap/156, lettre du général Canrobert à Napoléon III, 21 septembre 1854.

388

AN, 400 ap/119, rapport de Son Altesse impériale, le Prince Napoléon à l’Empereur, le 19 septembre 1854;

Site Web : « Chapitre VII: de la révolution à la veille des guerres modernes », par Bertrand Degoy, Alain de Neve, Joseph Heurotin.

http://www.stratisc.org/act_bru_hisguerre_Ch7.htm. Consulté le 23 mars 2010.

389

Service historique de l’armée de terre ( SHAT, Vincennes ), 1 M 2132, Les opérations de l’armée turque pendant la campagne de 1853 - 1856 en Roumélie et en Crimée, auteur anonyme; A. Constantin ( colonel ), « La guerre de coalition contre la Russie et l’expédition de Crimée ( 1853 - 1856 ) » Revue internationale

d’histoire militaire, n° 35, 1976, p. 118.

390

Avant d’être sollicité par Napoléon III, l’auteur du Précis de l’art de la guerre était encore général d’infanterie russe et aide de camp du tsar.

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l’ordre mixte391 , la disposition préférée de Napoléon 1er au combat392 . Sur le plan stratégique, il communiqua à l’Empereur ses observations sur le théâtre de guerre et le déroulement des opérations dans un document qui est conservé aux Archives nationales à Paris393 .

À la lecture de ce document, on a constaté que Jomini concevait deux directions principales pour une offensive de l’armée franco - sarde:

i) la ligne du Tessin également nommée front du Nord.

ii) la ligne du Pô, également nommée front du Sud ( carte 7 ).

Le second mouvement stratégique était jugé le plus périlleux en raison des positions avantageuses dont les troupes autrichiennes jouissaient sur le théâtre de guerre394 . Napoléon III envisagea initialement une telle manœuvre, qui reproduirait celle effectuée par son oncle lors de la campagne de 1796, mais dut y renoncer après avoir constaté les carences logistiques de son armée: les équipages de ponts et l’artillerie de position faisaient défaut.

Ce fut donc une attaque au nord, sur la ligne du Tessin, recommandée par le stratège suisse qui fut adoptée, malgré les difficultés qu’elle présentait. C’était elle qui offrait les plus grandes chances de succès et dont résulterait nécessairement une bataille décisive entre le Tessin et Milan (carte 7). C’est ainsi que fut conçue la manœuvre stratégique qui conduisit à la bataille de Magenta. La combinaison conseillée par Jomini était nettement moins périlleuse que la marche de flanc le long du front autrichien ordonnée par Napoléon III. Les capacités d’analyse du stratège suisse relevaient de son coup d’œil stratégique et

391

On se souvient du premier chapitre que la formation militaire de l’ordre

mixte était une solution intermédiaire entre l’ordre mince et l’ordre profond. L’ordre mixte alternait colonnes et lignes sur la ligne de front afin de profiter des

avantages du feu ( des lignes ) et du choc ( des colonnes ).

392

Geoffroy Wawro, « An army of pigs: the technical, social and political bases of Austrian shock tactics, 1859 - 1866 » The journal of military history, vol 59, n° 3, 1995, pp. 412 - 413.

393

AN, 400 ap/57, campagne d’Italie 1859: correspondance du général Jomini à l’empereur Napoléon III, 30 avril 1859.

394

SHAT, 1 M 2297, Bataille de Magenta dans les journaux anglais « Times », 9 juin 1859 .

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de ses aptitudes à l’art de faire la guerre en embrassant tout le théâtre des opérations395 .

Au cours de cette opération intitulée « le grand débordement », toutes les unités françaises et sardes progressèrent vers Novarre, transportant notamment les équipages de pont nécessaires au passage du Tessin à Turbigo ( carte 7 ), terme de l’enveloppement. Ce vaste mouvement de l’armée se reportant tout entière, secrètement et en trois jours de Casale sur la haute Sésia, était une manœuvre bien conçue, sagement préparée et hautement exécutée396 .

Cette manœuvre célèbre, utilisa pour la première fois dans l’histoire un transport en chemin de fer. La voie ferrée débita sans arrêt des trains de troupes avec une régularité d’horloge. Ce fut un succès de la logistique et de la surprise. Du point de vue de manœuvre proprement dite, ce fut certainement un des plus beaux exemples de « manœuvre d’armée » que présenta l’histoire militaire. Par la suite, rares furent les occasions pour une armée de rencontrer un terrain qui se prêtait aussi bien à un mouvement de ce genre, car il est incontestable que la Sésia et le Pô constituaient entre les forces alliées et les troupes autrichiennes, à la fois une barrière et un rideau éminemment favorables à l’exécution du plan conçu par Jomini et exécuté par Napoléon III397 .

Notons que, malgré la hardiesse du plan, Napoléon III ne se faisait pas de la guerre une idée aussi complète que son oncle. La qualité de son commandement, comme celle d’autres dirigeants militaires, sera analysée plus loin dans cette troisième partie. Par ailleurs, ce plan ne l’avait certainement pas prémuni contre des erreurs de jugements, mais il lui offrait néanmoins un examen systématique des mouvements stratégiques permis par le théâtre de guerre et une appréciation de leurs avantages et inconvénients398. En outre, le plan proposé comportait quelques considérations sur l’art militaire qui contribuèrent probablement à inciter l’hésitant empereur français à l’adapter aux circonstances et le prémunir d’errements encore plus préjudiciables à la conduite de la guerre. Premièrement,

395

Rappelons que la prise en compte de tout le théâtre des opérations était l’une des principales caractéristiques du système militaire napoléonien ( deuxième chapitre ).

396

SHAT, 1 M 900, Campagne de 1859 en Italie jusqu’à la bataille de Magenta, par le capitaine Berrot, p. 139.

397

Ibid, 1 M 900, p. 140.

398

Ami - Jacques Rapin, « Le plan des opérations de la campagne d’Italie de 1859: la contribution réelle de Jomini », Revue historique des armées, n° 260, 2010, pp. 78 - 80.

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Jomini affirmait que les données topographiques ne suffisaient jamais à déterminer un plan d’opérations, la position et la force des armées en présence influant sur les choix stratégiques399 . Deuxièmement, il observait que les opérations ne sauraient être définitivement fixées au début d’une campagne, puisque leur plan était appelé à évoluer constamment en fonction de la « marche des événements ». Troisièmement, il accordait une juste importance au facteur moral et au facteur technique ( en l’occurrence la supériorité de l’artillerie française400 ) tous deux susceptibles de contrebalancer les avantages qu’offrait aux Autrichiens l’échiquier stratégique et tactique. C’était clairement signifier que la guerre est l’affaire d’action réciproque et, dans une certaine mesure, de sens de l’initiative et non pas de conceptions abstraites préalables401 .

Cependant, comme toujours à la guerre, le succès des opérations ne repose jamais exclusivement sur le bien - fondé de leur conception initiale et sur l’esprit d’initiative de ceux qui les conduisent. Ce succès procède également des erreurs commises par l’adversaire402 , lesquelles, lors de la campagne de 1859, avaient largement contribué à la victoire de l’armée française.

Néanmoins, les analyses de Jomini influèrent de façon importante sur la conduite des opérations dans cette campagne. Son plan fournit à Napoléon III une « ligne directrice » qui fut certainement utile à un commandant en chef sans expérience, ne possédant ni le talent militaire ni l’esprit de décision de son oncle403 .

399

L’importance du terrain à la guerre a été abordée dans la première partie de ce chapitre.

400

SHAT, 1 M 1691, Les canons rayés français: Extrait de la Gazette militaire de Darmstadt, 5 mai 1859.

401

Ibid, p. 81.

402

L’analyse de la qualité du commandement autrichien au cours de ce conflit sera également abordée plus loin dans ce chapitre.

403

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c) Évolution vers une vision clausewitzienne de la guerre aux États Unis ( 1861 - 1865 )

Débutant avec l’application des idées jominiennes des campagnes de Napoléon, ce conflit sombra peu à peu dans l’extrême violence de la conception clausewitzienne de la guerre quasi totale. L’objectif initial en 1861 étant, en effet, la préservation de l’Union, le gouvernement Lincoln espérait au début régler le conflit en n’y accordant qu’un effort militaire limité404 par l’occupation rapide de Richmond, la capitale des Confédérés405 . Mais l’annonce de la Proclamation de l’Émancipation après la bataille d’Antietam, en octobre 1862 prolongea la guerre en la rendant quasi totale et plus punitive. Ce conflit qui avait ainsi débuté par une vision jominienne de manœuvres géométriques savantes de lignes et bases d’opérations visant surtout à l’occupation de territoires, évolua en quelques années en une guerre d’envergure presque totale, basée sur la vision idéalisée de Clausewitz. Durant ce conflit, nul autre que le commandant - en - chef unioniste W. T. Sherman ne formula mieux la cruauté de la guerre en général : « La guerre est cruelle. On ne peut rien y changer. Plus elle sera cruelle, plus vite elle sera terminée406 ».

La transition entre guerre limitée et « guerre plus totale » résulta dans une large mesure de la fausse croyance initiale que ce conflit serait de courte durée et qu’une seule bataille décisive serait suffisante pour mater la rébellion des États confédérés407 . Toutefois, en raison de l’étendue du pays et à la difficulté d’y

404

Notons ici la préférence de Jomini pour les guerres limitées, à l’encontre de Clausewitz, le théoricien des guerres nationales.

405

Russell F. Weigley, A great Civil War: a military and political history (1861-

1865), Indiana University Press, Bloomington, 2000, pp. 29 -32.

406

« La guerre c’est l’enfer » avait déclaré Sherman. Il était bien décidé à y plonger toute la Confédération. Dès le début du conflit, il s’était rendu compte que la partie serait difficile. En étant le premier à comprendre le rôle joué par les populations civiles dans ce genre de guerre, il devint ainsi le premier général moderne. Il avait également compris qu’en attaquant les civils, on privait l’armée ennemie de ses bases et il s’en était donc délibérément pris à eux.

407

United states military academy, ( USMA, West Point ), CU 1579, Letter of James. B. McPherson, Union general in the Civil War, killed at the battle of Atlanta, July 22, 1864.