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naissance d’une esthétique nouvelle

C- La pomme peut-elle être considérée comme un objet herméneutique au sein de la peinture moderne ?

3- La pomme révélatrice des « terrifiants pépins de la réalité »

Prévert, dans sa « Promenade de Picasso », confère au peintre un rôle primordial qui est celui de la révélation de la vérité par l’art. Picasso, en mangeant la pomme et en l’assiette, met le « peintre de la réalité » face aux « terrifiants pépins de la réalité », mais quels sont-ils ? En quoi la pomme peut-elle être révélatrice d’une certaine vérité artistique ? Les pépins c’est ce qui est à l’intérieur de la pomme et qui est caché alors montrer ces pépins revient à faire de la peinture un dévoilement, une sorte d’épiphanie aussi bien pour le peintre que pour le spectateur.

De la pomme entière à la pomme coupée

Dans les natures mortes de Cézanne, la pomme est toujours entière ; jamais coupée, jamais pelée. Il en est tout autrement dans la peinture de Picasso. Nombreuses sont les natures mortes picassiennes où l’on peut observer les « terrifiants pépins de la réalité » ou, du moins, les pépins de la pomme. Depuis Compotier avec poire et pomme275 jusqu’au tableau-relief de

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1937276, en passant par Pomme épluchée, verre et couteau277 et bien d’autres toiles, la pomme se montre, la pomme se dévoile, la pomme s’exhibe. Elle révèle, aux yeux des spectateurs, son intérieur et nous invite à aller au-delà de ses apparences. Elle change de forme et de couleur, offrant ainsi un nouveau visage d’elle-même. Picasso ne peint pas systématiquement le fruit dans son entièreté et souligne peut-être par là un manque. Souvent la pomme est accompagnée d’un couteau comme pour signaler qu’elle va bientôt se dévoiler. Une moitié de pomme, une pomme épluchée sont autant de signes d’une réalité quotidienne, prosaïque voire difficile. En effet, ce sont surtout durant les années de guerre (après 1913) que le peintre s’attache à représenter la pomme coupée en deux comme pour signifier un manque de nourriture et une souffrance subie. Les pépins donnent parfois l’impression d’yeux attristés et la pomme devient le symbole d’une douleur quotidienne. Ainsi, en 1914, Picasso réalise

Nature morte au verre et à la pomme et Nature morte aux fleurs de lis278 dans lesquelles on voit apparaître une demi-pomme avec ses deux pépins. On ne représente plus le fruit dans sa perfection mais dans son incomplétude. L’art doit se faire le reflet non des apparences du réel mais de la réalité telle quelle. Avec Picasso, la pomme a bel et bien été mangée, de telle sorte qu’elle dévoile l’essence même de la peinture.

La peinture est-elle une anti-mimésis ?

Picasso n’a jamais basculé dans l’abstraction ; il a toujours gardé un pied dans la réalité. C’est pourquoi il n’a jamais pu renoncer à la représentation d’objets aussi réels que la pomme. Seulement son attachement à la ressemblance ne se confond pas avec le mimétisme ; il s’agit pour lui de « signifier le monde extérieur sans l’imiter »279. Mais la question se pose de savoir s’il est possible d’être à la fois « matérialiste » et du côté de l’avant-garde. Peut-on à la fois peindre une pomme et révolutionner la peinture ? Picasso ne cherche plus à représenter fidèlement les objets qu’il a sous les yeux mais à les styliser, les géométriser, les déconstruire, les pulvériser pour s’adonner à une sorte d’anti-mimésis. La pomme-sujet disparaît au profit de la pomme-objet ; désormais la forme prime sur le fond. La peinture se garde bien d’être la plus ressemblante possible car on voit en elle une construction, à la fois fruit et moyen de la

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Voir catalogue (fig; 97), p. 53.

277 Voir catalogue (fig. 79), p. 44. 278

Voir catalogue (fig. 70), p. 40.

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KAHNWEILER, Daniel-Henry. « Huit entretiens avec Picasso », in ujourd’hui, art et architecture, n°4, septembre 1955, pp. 12-13.

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création. Picasso est alors aux antipodes de Zeuxis ; il a poussé encore plus loin les recherches cézaniennes. Si les pommes picassiennes, loin de suivre un parcours linéaire, sont parfois très ressemblantes (on pense notamment à Nature morte au pichet et aux pommes ou à l’aquarelle qu’il offrit à Gertrude Stein), elles sont de purs produits de création.

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En affirmant la primauté de la forme sur le sens, Picasso est parvenu à donner de la pomme son essence. Cet objet banal lui permit de nombreuses innovations artistiques qui sont allées dans le sens d’un effacement total du sujet au profit de l’objet déconstruit, méconnaissable et anti-mimétique. La pomme devient un élément de construction visuelle et participe de la composition du tableau. De la modernité nous passons désormais à l’avant- garde et des apparences nous glissons vers « les terrifiants pépins de la réalité ». Les pommes de Picasso couvrent un panel de représentations beaucoup plus vaste que celles de Cézanne puisqu’il l’exploite sous toutes ses formes et joue sur les couleurs, les matières et les lignes. La pomme est tantôt plate, tantôt volumineuse ; tantôt ronde, tantôt trapézoïdale ; tantôt colorée, tantôt en noir et blanc ; tantôt entière et tantôt coupée… mais peu importe les formes qu’elle revêt, elle est toujours objet d’art. La pomme devient alors, non plus le symbole du péché originel, de la jeunesse éternelle, de la connaissance…, mais symbole d’un bouleversement pictural :

« Lorsqu’il devient nécessaire pour un peintre de rompre avec un courant ou une pratique dominante, une pomme y pourvoit. »280

Le rapport à la réalité n’est plus le même et du trompe-l’œil nous passons au « trompe- l’esprit ».

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Chapitre III

Du trompe-l’œil281 au « trompe-l’esprit » : en

quoi la pomme, objet réel puis objet peint,