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La place de la pomme dans l’œuvre de Magritte : analyse thématique et stylistique

représentation et l’émergence d’un art pictural qui réfléchit sur lui-même

2- La place de la pomme dans l’œuvre de Magritte : analyse thématique et stylistique

Dans la culture populaire, le peintre Magritte est associé à la pomme. En effet, la pomme verte apparaît comme l’un des attributs incontournables de l’artiste, à l’image du chapeau melon et de la pipe. Les couvertures des ouvrages portant sur la figure de Magritte ou sur l’environnement surréaliste, les produits dérivés (comme les badges, les affiches ou les objets de décoration), représentent généralement une pomme verte et cette profusion est particulièrement significative290. Peut-on, comme pour Cézanne, associer le peintre à la pomme ? La pomme qui figure dans une cinquantaine de tableaux de Magritte, est devenue, avec le temps, un véritable symbole de son art. Il a repris à son compte la représentation d’un objet banal qui a déjà connu, avant lui, un certain nombre de modifications.

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Signalons que la boutique du Musée Magritte de Bruxelles regorge d'ouvrages et de produits dérivés sur lesquels cette fameuse pomme "vert pomme" apparaît.

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Quelle relation entre Magritte et Picasso et Cézanne ?

La pomme de Magritte est aussi reconnaissable que la pomme de Cézanne. En prenant le même objet comme source d’inspiration pour leur peinture, les deux peintres pourraient présenter un certain nombre de similitude dans leurs arts. Il est évident que Magritte a retenu les leçons antérieures et qu’il s’inscrit dans la double lignée de Cézanne et de Picasso dont il s’écarte par sa peinture. Il se réfère à ces deux artistes lorsqu’il écrit à propos de l’exposition de Georges Braque au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles291, en évoquant leur rupture avec le monde simple des apparences :

« Il y a chez Cézanne une conception de l’univers qui ne peut se satisfaire de cette simple apparence. C’est la substance même du monde et l’essence de l’espace que ce peintre essaye de pénétrer. Aussi bien, les tableaux de Cézanne s’écartent-ils de la production photographique plus ou moins stylisée. Ils remettent en question la représentation picturale du réel. Les peintres " cubistes ", parmi lesquels Georges Braque et Pablo Picasso semblent les plus éminents, ont répondu d’une manière originale { cette mise en demeure. Ils ont condamné sans appel toute peinture qui prétendait être le reflet de l’univers (…) »292

En peignant à de multiples reprises des pommes, Magritte instaure un nouveau rapport au réel qui rompt avec les modes de représentation cézanien et picassien. Il est plus aisé, pour un historien de l’art, de voir les continuités et les ruptures entre les œuvres des peintres à partir d’un thème commun. En s’intéressant à la pomme, on peut donc observer la nature des relations artistiques entre Magritte et Picasso et Cézanne. Jean Neyens, auteur d’une interview de Magritte, établit une relation entre Magritte et Picasso par le biais du poème de Prévert :

« - Je pense à ce poème de Prévert à propos de Picasso. Vous savez, Picasso passe auprès de la table où se trouve la pomme et la croque. Jamais votre personnage ne croquera cette pomme. C’est une chose qu’on n’imagine pas dans votre peinture et, ce qui arrivera plus souvent en effet, c’est que la pomme cache le personnage et que l’invisible (sic) caché soit toujours l’homme. – Ah ! pas nécessairement. L’homme peut cacher autre chose, l’homme pourrait cacher par exemple une pomme qui se trouve derrière lui. »293

On retrouve bel et bien de nombreuses pommes dans l’œuvre de Cézanne, de Picasso et de Magritte mais elles ont chacune leurs caractéristiques stylistiques. La pomme la plus courante dans les peintures magrittiennes est la pomme verte ; d’un vert éclatant que, par un abus de langage dénoncé par Picasso294, on appelle « vert-pomme ». Les couleurs des pommes de

291 Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, 24 novembre-13 décembre 1936. 292

MAGRITTE, René. "Georges Braque", in : Écrits complets, op. cit. (note 285), p. 93.

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NEYENS, Jean et René MAGRITTE. "Interview JEAN NEYENS", in : Écrits complets, op. cit. (note 285), p. 603.

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Cézanne et de Picasso sont beaucoup plus variées et donnent davantage une impression de diversité.

Les différents types de pommes dans les tableaux de l’artiste

Comme pour Cézanne et pour Picasso, les pommes de Magritte sont particulièrement représentées, aussi bien dans les peintures à l’huile achevées que dans les esquisses du peintre. Figurant dans une cinquantaine de toile et étant devenue symbole de l’art magrittien par excellence, la pomme a marqué les esprits. Elle est représentée selon différents modes, si bien que nous pouvons dresser un tableau des différentes catégories de pommes présentes dans l’œuvre de Magritte :

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Catégories Caractéristiques Toiles correspondantes Pomme « traditionnelle » Pomme figurative, donnant

l’illusion du réel dont la ressemblance est frappante. De couleurs, de formes et de tailles « réalistes »

Le musée d’une nuit (1928) Le dormeur téméraire (1928) La mémoire (1945)

Le bon sens (1945)

Portrait de Jean-Paul Bourjou (1947)

Le réveille-matin (1957) Le sabbat (1959)

La force de l’habitude (1960) Le beau monde (1962)

Ceci n’est pas une pomme (1964) L’aimable vérité (1966)

Pomme pétrifiée La pierre constitue un élément central de l’univers magrittien. Forme d’intemporalité liée au regard

La parole donnée (1950) Souvenir de voyage (1950) Souvenir de voyage (1951) Les verres fumés (1951) Souvenir de voyage (1955) Souvenir de voyage (1963) Souvenir de voyage (1962 ou 1963) La grande table (1962 ou 1963) La parole donnée (1963) La parole donnée II (1964) Le droit chemin (1966)

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Pomme masquée Pomme verte portant un loup. Toujours en duo, la pomme masquée relève d’une

personnification du fruit et offre une parfaite image du mystère magrittien.

La valse hésitation (1950) Le prêtre marié (1950) La valse hésitation (1950) Le domaine enchanté VII (1953) Le prêtre marié (1960)

Le prêtre marié (1961)

Pomme démesurée, hypertrophiée

Motif de la pomme emplissant une pièce. Le fruit occupe tout l’espace et donne une sensation

d’étouffement. Ce grossissement est troublant du fait que l’objet tient normalement dans la main. Magritte remet en question l’échelle humaine.

La chambre d’écoute (1952) La chambre d’écoute (1958) La chambre d’écoute (1958)

Pomme flottante295 Pomme défiant les lois de la gravitation universelle, flottant au- dessus du sol.

Le principe d’Archimède (1950) L’autre son de cloche (1951) La carte possible (1960) Les belles réalités (1962) L’idée (1966)

Autres Le chant d’amour (1962)

L’éclat du jour (1967)

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« La pomme est un objet que Magritte fait également flotter en l’air, illustrant ainsi une suspension des lois de la gravitation avec la chose même qui a permis à Newton de les démontrer. Si Magritte utilise aussi souvent la pomme, c’est peut-être pour affirmer que, tout compte fait, Cézanne ne l’a pas entièrement transférée du domaine de la vie dans celui de l’art. » [SYLVESTER, David et Sarah WHITFIELD. ené Magritte, Catalogue

aisonné. Londres : Philip Wilson, 1992, pp. 361 et 369].

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Ce tableau récapitulatif296 nous permet de prendre la pleine mesure de la pomme dans la peinture de Magritte. Celle-ci est d’une importance fondamentale et ses différentes représentations donnent à comprendre la manière dont l’artiste compose avec le réel. Magritte aime à déplacer l’appréhension des choses simples comme la pomme soit en lui faisant ignorer les lois de la gravitation universelle – pourtant établies par la chute d’une pomme selon la légende – soit en recourant à des juxtapositions inédites, des fusions étranges, des modifications d’échelles… Il établit un rapport de contiguïté entre le réel et l’irréel. Cette impression d’irréalité est d’ailleurs renforcée par le principe de répétition qui tend à réactiver le motif jusqu’à le vider de son sens, engendrant ainsi la notion de série. En effet, le peintre belge répète au fil de ses toiles un même thème tout en introduisant à chaque fois des variations. La peinture sérielle permet à l’artiste de faire disparaître le sujet pour ne s’intéresser qu’à l’objet. Magritte joue sur la répétition de la pomme et renforce ce principe par la répétition des titres.

3- La pomme et son image : qu’est-ce que la représentation