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et du visible caché

C- Vers une dématérialisation de la pomme ?

C- Vers une dématérialisation de la pomme ?

Magritte s’empare de la pomme et la vide de ses fonctions premières, la « dématérialise », pour nous livrer son mystère. La pomme devient un terrain de jeu sur lequel opère la création et du fruit nous ne voyons plus que l’image, voire que l’idée. Il n’y a plus de pomme ; il n’y a qu’une image de pomme : voilà la leçon que semble nous donner le peintre belge. Pour déplacer les fonctions premières de la pomme, ce dernier la pétrifie ou l’humanise et ces deux pôles antithétiques conduisent tous deux à faire de la pomme un objet de peinture en même temps qu’un objet de réflexion sur la peinture. Dotée d’un masque ou d’un visage, métamorphosée en pierre, la pomme s’offre comme un objet de création. La peinture ne se fait pas autre chose que peinture. Mais nous nous trouvons devant un énième paradoxe : comment l’apparition visuelle d’un objet peut-elle conduire à son évanouissement partiel ? Comment un art de l’apparence peut-il nous emmener au-delà ? Dématérialiser une pomme en la peignant, rien de moins évident et pourtant c’est ce que tenta de faire Magritte.

1- Quand la pomme se fait personnage : de la réification des

êtres à l’humanisation des choses

Avec Magritte, la pomme gagne en autonomie. Tout en restant elle-même, avec ses apparences de pomme, elle occupe de nouvelles fonctions au sein de la peinture. Le peintre, dans la même lignée que Picasso, parvient à une réification de ses personnages et à une humanisation de ses objets. La pomme devient donc un personnage à part entière, doté d’une vie qui semble lui être propre. Dotée d’un masque, d’un visage, associée à une figure humaine, la pomme gagne en importance au sein de la peinture ; elle envahit l’espace de la toile et devient l’élément central du tableau. Le fruit est ainsi émancipé de toutes légendes et de tous symboles : elle est création pure, elle est peinture.

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La dématérialisation de la pomme

On entend par « dématérialisation » l’ensemble des procédés artistiques employés pour rendre la pomme immatérielle. Le premier stade de cette « dématérialisation » mise en œuvre par Magritte est, sans doute, le changement de matière. En effet, le peintre belge peint des pommes d’une autre substance apparente que celle qu’elles ont dans la réalité. Les pommes possèdent une peau, une chair juteuse et un trognon ; elles invitent l’homme à croquer dedans et nous les voyons évoluer au cours du temps. Or Magritte change totalement l’aspect de la pomme ; il la pétrifie - comme Méduse351

dans la mythologie grecque – et, de ce fait, la rend immangeable. Il représente une pomme qui n’en est pas une, qui ne répond pas aux fonctions du fruit car du monde végétal il la fait basculer dans le monde minéral. Véritable pierre que l’on retrouve dans de très nombreuses toiles352

, cette pomme marque par son originalité et sa rupture avec le réel. Peut-être est-ce le moyen pour l’artiste de signifier que la pomme est autre chose que ce qu’elle donne à voir. Il nous livre le mystère de la pomme et nous invite à chercher au-delà des apparences. En transformant la matière dont elle est faite, l’artiste lui confère une nouvelle dimension qu’elle n’avait jamais connue jusqu’alors dans la peinture. En se détournant de sa matière propre, il est plus aisé de parvenir à une « dématérialisation » et de la pomme, nous passons à l’idée de pomme. La pomme est vidée de sa substance mais elle est pourtant toujours pomme et toujours reconnaissable. Ce sont ses apparences qui ont changé ; son essence, elle, reste la même.

Le visage et la pomme

Avec Picasso, nous avons vu que la pomme peinte pouvait être animée, pouvait avoir une certaine humanité grâce à certains modes de représentation comme le biomorphisme par exemple. Magritte poursuit dans cette voie et la prolonge en conférant à ses pommes une humanisation qu’on n’avait pas vue jusqu’alors. On peut constater une relation très étroite entre le fruit et le visage humain au sein de l’œuvre magrittien. Une évolution se dessine dans le sens d’une fusion entre la pomme et l’homme. En effet, au départ, le peintre place la

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Méduse était l'une des trois Gorgones. Les représentations montrent généralement de cette figure mythologique une chevelure entrelacée de serpents. Son visage avait le pouvoir de pétrifier tout mortel qui le regarde.

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On peut penser, entre autres, aux différentes toiles intitulées Souvenir de voyage. Voir catalogue (fig. 117, 119, 124, 135 et 136), pp. 64, 65, 67 et 73.

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pomme à côté de la figure humaine et montre comment elle est complètement dissociée de lui.

Le dormeur téméraire (1928)353 et le Portrait de Jean-Paul Bourjou (1947 ou 1948)354 témoignent bien de cette représentation de la pomme en tant que telle, aux dimensions réalistes, placée aux côtés d’un personnage. Elle est alors fruit dépourvu de toute humanité et relégué au second plan. Puis elle prend de l’importance dans Carte postale (1960)355

. Placée en l’air devant un homme représenté de dos, elle occupe un vaste espace et ne répond plus aux dimensions réelles du fruit. Le visage du personnage est tourné vers le fruit et un rapport beaucoup plus étroit entre le visage humain et la pomme semble se dessiner. Ce rapport est renforcé, par la suite, avec Le fils de l’homme (1964)356 et La Grande guerre (1964)357. Cette fois-ci, la pomme remplace visuellement le visage humain puisqu’elle est placée devant. Sa forme ronde permet de couvrir l’essentiel du visage et d’assimiler aisément les deux éléments. Ainsi la pomme devient-elle une sorte de substitut humain ; elle remplace presque la tête d’un personnage dans L’idée (1966)358. Enfin, la fusion s’opère et la pomme devient humaine car Magritte la dote d’un visage avec L’éclat du jour (1967)359

, dernière toile achevée représentant une pomme. Le fruit n’est plus seulement fruit ; il est personnage à part entière, possédant deux yeux, un nez et une bouche. L’objet est désormais animé, doué d’une expression qui lui est propre. La pomme magrittienne semble capable de parler et le léger rictus qui est le sien renforce non seulement son humanité mais confère à la toile une certaine ironie. La sphère représentée à côté d’elle participe, à sa façon, de l’humanisation de la pomme ; tandis qu’elle reste objet, la pomme devient personnage. La pomme n’est plus réduite à une sphère comme cela paraissait être le cas avec Cézanne ; Magritte fait un pied-de- nez à l’histoire des genres et à l’histoire de l’art en donnant à sa pomme le statut d’une figure humaine.

353 Voir catalogue (fig. 110), p. 60. 354

Voir catalogue (fig. 113), p. 62.

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Voir catalogue (fig. 131), p. 71.

356 Voir catalogue (fig. 140), p. 75. 357

Voir catalogue (fig. 141), p. 76.

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Voir catalogue (fig. 145), p. 78.

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2- Une peinture qui produit l’objet ? La pomme-objet ou la