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Les pochettes de 45 tours : une image pleine de sons

Les prémices et l’action des musiciens engagés

Si le disque 45 tours est devenu un objet d’expression de la contestation sociale, c’est notamment en raison du succès de ce support musical dans les années 1960-1970. En une journée, le disque était enregistré, les copies étaient rapidement acheminées et dispersées par l’intermédiaire des réseaux militants. Au-delà des conditions matérielles de réalisation, la conflictualité ouvrière au cours de cette période obtenait le soutien de nombreux artistes engagés. Parmi ceux-ci, le Groupe d’action musicale (ci-après GAM) s’était constitué en 1973 en participant à l’animation des meetings et manifestations notamment pour dénoncer le coup d’État de Pinochet34. Mais c’est avec l’occupation des Grès de Bouffioulx en 1974 que commence la participation active des musiciens du GAM aux luttes ouvrières. Ensemble avec les ouvriers les plus déterminés, ils composent les paroles des chansons à partir des vicissitudes économiques de l’entreprise et des évènements marquants du conflit.

En 1974, les ouvriers des Grès de Bouffioulx près de Charleroi occupent leur usine à la suite de l’annonce de la mise en faillite de la société. Quatre ans plus tôt, une première

mise en faillite de l’entreprise avait été prononcée. Cette première faillite avait été évitée grâce au soutien des pouvoirs publics et à la mobilisation des travailleurs. Ainsi étaient nés les Grès de Bouffioulx en 1971 qui se spécialiseraient progressivement dans la production d’articles culinaires en grès. L’histoire semblait donc se répéter pour ces ouvriers lorsque les aides gouvernementales arrivèrent à échéance et que les dettes accumulées avoisinèrent les 30 millions de francs. Au-delà d’une lutte pour l’emploi, les ouvriers entraient dans un bras de fer pour la sauvegarde d’un patrimoine artisanal présent depuis plus de 500 ans.

Au cours des deux mois d’occupation de l’usine, les ouvriers ont vendu des produits issus des stocks et ont continué la fabrication d’objets en grès pour entretenir l’outil et médiatiser leur lutte. À ces actions de mobilisation s’est adjoint pour la première fois la création d’un disque 45 tours de soutien. Deux chansons figuraient sur ce premier disque de lutte : le chant des travailleurs de Bouffioulx, composé avec l’aide du GAM, et une version chantée de l’Internationale. La présence de ce chant est en soi significative d’un prolongement des références culturelles classiques de la classe ouvrière en lutte. Dans les conflits de travail suivants, les célèbres paroles d’Eugène Pottier, très connotées politiquement, seront moins souvent fredonnées, afin d’éviter tout rapprochement avec le modèle soviétique ou toute instrumentalisation politique. La composition de la pochette est relativement simple, suggérant un fanion ou un emblème dont le message aurait été détourné. Outre l’omniprésence de la couleur rouge en lien avec la tradition militante des ouvriers de Bouffioulx, on notera le dessin du poing serré et la référence au slogan de Lip : « on produit, on vend, on se paie » (fig. 5).

L’arrière de la pochette conserve le caractère minimaliste de l’objet puisque l’on ne retrouve qu’un dessin d’un groupe d’individus (hommes et femmes) le poing levé. À l’exception de la qualité du papier utilisé, ce premier disque et son illustration révèlent une économie des moyens et des ambitions. Si on le replace dans l’historique du conflit social, on retrouve une démarche empirique, à mi-chemin entre les actions de protestation classiques et les nouvelles formes de lutte initiées par Lip ou l’automne rouge italien. Néanmoins, le succès de cette première tentative en appellera d’autres.

Figure 5. Pochette du disque des ouvriers des Grès de

Figure 6. Pochette du disque de soutien à René Andersen, 1975, collection Nicolas Verschueren.

Avec la crise de 1973-1974, l’actualité sociale s’intensifie dans toutes les régions du pays. Les fermetures se multiplient et touchent tous les secteurs d’activités lorsque seront at-teintes ce qu’on a appelé les limites du modèle fordiste35. Au cours de cette période de tension, les principes de la concertation sociale établis après la guerre sont mis à mal par la nouvelle donne économique et la recrudescence de la combativité au sein de la classe ouvrière. Le conflit qui éclate aux ateliers Hanrez à Monceau-sur-Sambre en 1975 contre-carre cette évolution dans un secteur où la demande dictait la conduite des actionnaires. Les pertes occasionnées par un arrêt de travail étaient conséquentes, en raison du mono-pole de l’entreprise pour la fabrication de machines de production de bouteilles en verre. Or, après le licenciement de l’ouvrier et militant syndical René Andersen, les travailleurs de l’usine entament une grève et un blocage de l’usine pendant 51 jours.

René Andersen avait vu le GAM à Bouffioulx et était devenu proche de ce groupe de musiciens engagés. Ceux-ci étaient venus soutenir le mouvement de grève pour sa réintégration et, en peu de temps, l’idée a émergé d’enregistrer un disque. Celui-ci comportait trois chansons consacrées à certains évènements de la lutte, au soutien à l’ouvrier licencié ainsi qu’à une critique de la représentation syndicale passive. La pochette du 45 tours était extrêmement sommaire, la face avant représentait une photographie sérigraphiée d’un piquet de grève avec le message de soutien à René peint à la chaux sur les murs (fig. 6). Ce procédé modeste de production atteste de la structure de ce mouvement de protestation relativement autonome, ne disposant pas du soutien des organisations syndicales, ni de groupes militants structurés. Trois points sont pourtant à souligner. En premier lieu, la composition de la pochette utilise des évènements de la lutte pour son illustration. Par la suite, les photographies des occupations et des ouvriers chantant seront omniprésentes à l’intérieur des pochettes. Par ailleurs, l’usage de la sérigraphie réapparaît comme moyen de production sur une échelle moyenne avec un coût de fabrication réduit. En dernier lieu, il est intéressant de noter la reprise par la photographie de l’inscription chaulée sur le mur, une pratique abondamment utilisée dans les luttes sociales depuis les années 1950. Cette pochette serait alors une transition symbolique entre les anciens modes d’expression de protestation et les nouveaux usages tels que la production de 45 tours ou les autocollants de soutien. L’inscription peinte sur le mur ferait office de sous-titre pendant que la photographie attesterait de la réalité du

conflit social, rejetant par là-même les critiques sur le caractère folklorique d’un disque 45 tours comme objet de la contestation.

Or, avec ce disque, la pratique du chant de lutte et de son enregistrement lors d’un conflit de longue durée tend à s’organiser au travers du militantisme des musiciens du GAM. Au cours de l’année 1975, ils participeront à la production de deux autres 45 tours, un sur les élections sociales et l’autre sur la grève des machinistes de la Société nationale des chemins de fer belges et la création de l’organisation syndicale Loco. Mais c’est surtout avec le disque des verriers de Gilly, composé cette même année, que cet objet deviendra un élément mobilisateur de la lutte sociale en Wallonie.

Le 10 janvier 1975, la multinationale BSN informa de sa décision de fermer l’usine de production verrière de Gilly, induisant la perte de près de 600 emplois. Cette annonce allait provoquer un conflit violent et un radicalisme militant inédit avec la constitution d’un comité de grève en dehors des organisations syndicales traditionnelles36. Pendant deux mois, l’usine fut occupée avec pour leitmotiv une démocratie directe à tous les échelons de la lutte. Une assemblée quotidienne des travailleurs et un comité pour l’organisation de l’occupation de l’usine avaient été institués et un comité de vigilance avait été installé afin d’empêcher tout sabotage du four.

Figure 7. Pochette du disque des ouvriers en occupation à Glaverbel, Gilly, 1975, collection René Andersen.

En raison de cette appropriation des logiques de la négociation, la communication avait pris une dimension essentielle dans ce conflit, les ouvriers cherchant à expliquer les causes de leur lutte auprès des habitants de la région ainsi qu’auprès des travailleurs des autres sites industriels de la multinationale. La composition d’un chant de lutte était la suite logique de cette démarche. Le chant des verriers est très rapidement devenu l’incarnation des expressions musicales de la protestation et ce pour trois raisons. Premièrement, ce conflit concernait une entreprise de très grande dimension dont la fermeture touchait directement près de 600 ouvriers, symbolisant le déclin économique

de la région de Charleroi. Deuxièmement, il a été présenté à l’époque comme une victoire ouvrière sur l’omnipotence des multinationales, illustrant la réussite des nouvelles formes de mobilisations et de représentations ouvrières. Enfin, la chanson en elle-même était rythmée (l’air avait été repris sur celui d’Encore un carreau d’cassé) et avait une force mobilisatrice indéniable.

La pochette du disque témoigne une nouvelle fois de la faiblesse des moyens engagés. La composition se révèle similaire au procédé employé pour le conflit à Hanrez. Une photographie sérigraphiée d’une manifestation des ouvriers de Gilly opposés à la fermeture forme l’élément graphique prioritaire de la pochette (fig. 7). À nouveau, l’illustration suit les représentations classiques de la lutte ouvrière et les modes d’action classique, ici la manifestation. Néanmoins, une innovation apparaît avec la réalisation du dessin du souffleur de verre. Cet ajout est empreint d’un certain lyrisme puisque le dessin suggère le souffle de la mobilisation instigué par l’ouvrier verrier. À ceci, il faut rappeler la prégnance d’une fierté professionnelle et d’un esprit combatif ardemment revendiqué par les ouvriers de Gilly. En outre, apparaissent, de manière relativement enfantine, les principales revendications à savoir : le refus des licenciements et du démantèlement.