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Une nouvelle mise en scène des grandes manifestations de 1984 et 1985 : pour la défense de l’emploi dans le Val D’Allier

Figure 5. La manifestation Ducellier à Issoire,

18 novembre 1984. Photogramme issu

du reportage FR3 Auvergne du 18 novembre 1984.

Des reportages engagés

À l’automne 1984, une rupture de style se produit dans les reportages qui s’inscrivent dans une approche compréhensive : un processus d’individualisation du reporter s’affirme. Appelé pour relater la journée et expliquer la situation, Laurent B. apparaît en gros plan à l’image et parle directement aux téléspectateurs23. Dans son commentaire, il met l’accent sur les sensations éprouvées par les ouvriers et ouvrières dans l’attente du verdict du comité d’entreprise extraordinaire. La colère, fondée sur un sentiment d’injustice, s’exprime dès le troisième plan rapproché sur lequel un ouvrier gréviste, filmé derrière un grillage, déclare : « Valeo a beaucoup d’argent. Nous, on a tout donné de par nos salaires (3600 à 3800 francs par mois pour 80 % du personnel). On a tout donné nos acquis. Nous chômons. Il y a de la répression tous azimuts : qu’est-ce qu’ils veulent de plus ? Et on nous explique par la voix du nouveau directeur qu’il faut encore se serrer la ceinture ! Non, on n’est pas dans le même bateau. »

Puis, la caméra capte la longue énonciation de la liste des licenciés à l’hygiaphone tandis qu’elle s’attarde sur les ouvrières en pleurs. Et, sur ces images de désespoir, le commentaire se déploie, un commentaire engagé du côté des travailleurs. Le reporter n’hésite pas à parler de drame et à évoquer un « bilan social désastreux ». Il interpelle les téléspectateurs/citoyens : « L’affaire Ducellier, le drame de Ducellier, c’est l’affaire de tous aujourd’hui, peut-être plus aujourd’hui qu’hier. Qui ose ne pas être solidaire encore avec ceux qui ont presque tout perdu ! Le comité d’établissement, c’était un dernier espoir. »

Simultanément, les images des banderoles donnent à voir les prises de positions cégétistes : « non aux licenciements ! », « Ducellier doit être le premier équipementier typiquement français », « Ducellier vivra » (fig. 5).

Ce style de mise en scène des manifestations devient alors récurrent. Le reportage débute toujours par des vues panoramiques (en plongée) révélatrices de l’ampleur des manifestations24, des ambiances plus ou moins revendicatrices et festives et de la diversité

des soutiens. Sur ce point, la manifestation du 24 octobre 198425 paraît unitaire tant par le foisonnement des banderoles syndicales montrant la mobilisation de tout un ensemble de salariés de la métallurgie et autres secteurs du Val d’Allier26 que par la participation de la population et le soutien d’élus locaux, partis politiques et associations de jeunesse (PCF, PS, UFF, JOC et JC27). En même temps, elle dévoile le processus de politisation largement en marche dans le mouvement. Puis, à travers des zooms et plans rapprochés, la caméra filme les manifestants à angle plat : le cameraman se glisse auprès des manifestants. Pour l’historien, c’est l’occasion de scruter les acteurs ordinaires – des hommes mais aussi beaucoup de femmes et particulièrement des enfants porteurs de pancartes telles que « Mon papa est licencié pour avoir défendu ses droits28 » –, d’entendre distinctement les slogans (« Valeo, du boulot » ou encore « non aux licenciements ! Non au déclin industriel ! Nous voulons vivre au pays ») et d’écouter les prises de parole des leaders syndicaux souvent situés, symboliquement, au cœur du reportage. C’est ainsi l’occasion de comprendre les motifs de la manifestation qui ne sont pas toujours très détaillés dans les commentaires des reporters, plus narratifs qu’explicatifs. En effet, très courts, les reportages ne facilitent pas l’expression verbale de la CGT sur la politique industrielle. La position du syndicat est plutôt perceptible dans le kaléidoscope bariolé des slogans, banderoles et pancartes.

L’exploration d’une co-construction

La singularité des reportages à partir d’octobre 1984, due notamment à la tonalité ‘engagée’ et à la synchronisation du commentaire, nous a conduit à mener un entretien auprès du reporter, Laurent B., pour déterminer sa position dans le milieu de l’audiovisuel29

et ainsi mieux appréhender la construction de ces reportages30.

Doté d’un Bac B, formé à l’IUT de journalisme de Tours, ce journaliste a acquis une première expérience professionnelle, déterminante, dans le cadre d’un stage réalisé à FR3 Caen, station dirigée par Henri Sannier. C’est par le milieu professionnel qu’il est confronté à la gauche nouvellement arrivée au pouvoir en mai 1981. À ce moment, à l’instar de toute une jeune génération, il la perçoit comme un moment de « rupture » et « d’espérances » relatives à la liberté de la presse et au désir d’un monde plus juste. Simultanément, il découvre la hiérarchie de l’information et le domaine de « l’éco-soc », réservé à des journalistes plus chevronnés, mais paradoxalement rarement situé à la Une car réputé ardu pour des téléspectateurs dans un contexte déjà concurrentiel où l’audimat pèse de plus en plus sur la construction des grilles de programme. En outre, il s’interroge sur les changements réels dans l’économie : est-ce la fin du capitalisme ? L’amorce d’un nouveau système ? De nouvelles relations dans les entreprises ?

C’est dans un tel état d’esprit qu’il se voit confier à partir de 1982 par FR3 Auvergne des sujets économiques et sociaux. Ses premiers reportages auprès des ouvriers Michelin à Clermont-Ferrand le conduisent à nouer des contacts avec les syndicats et se plonger dans le « bain social ». Puis, en tant que rédacteur, accompagné d’un cameraman, d’un assistant pour l’éclairage et d’un preneur de son, il part à Issoire avec un projet en

tête : « en tant que témoin, faire comprendre l’événement. » Dans un contexte de forte syndicalisation et mobilisation, il est contacté directement par les leaders syndicaux. Et d’ailleurs, signe de cette proximité sociale, il se rappelle encore des prénoms des figures syndicalistes rencontrées à l’époque31. Pour autant, ses reportages accordent surtout la parole au coordinateur du mouvement, Pierre Mercier, ce qu’il explique de plusieurs manières : l’impératif du temps et la clarté des propos. Pour justifier la rareté de la parole ouvrière spontanée, il ajoute que, dans ce contexte tendu de licenciements économiques, certains ouvriers, syndiqués de base, ne voulaient pas se faire remarquer par les cadres et la direction. Enfin, selon lui, même après 1982, les rédacteurs-en-chef ne se sont pas forcément engagés dans le sens d’une plus grande expression sociale.

Cependant, en tant que très jeune reporter, s’il ne pèse pas sur le choix des sujets, Laurent B. peut marquer de son empreinte les reportages. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ces derniers sont « engagés » par leur proximité aux émotions des ouvriers et ouvrières qui manifestent. En ce sens, ils se situent dans une approche compréhensive de l’événement. Dans son témoignage, Laurent B. confirme d’ailleurs cette analyse en précisant que le reportage doit pouvoir montrer la douleur et faire partager les émotions ressenties. Il ne renie d’ailleurs pas son approche subjective : « Je me souviens que j’avais eu du mal à parler sur un reportage où j’étais vraiment touché. J’avais les larmes aux yeux parce qu’on voyait la détresse. » Or, justement, cette sensibilité renvoie à la tonalité du commentaire évoqué plus haut et aux explications rétrospectives concordantes : « Je ne me sentais pas engagé… sinon du côté du bon sens ! On voit ça, personne ne peut rester insensible ! On vit forcément dans le même monde donc la détresse des uns et des autres, le choc de la perte d’un emploi ou d’une mutation sans accompagnement… Tout le monde doit partager et ressentir la même chose. »

Cette sensibilité renvoie aussi à « l’envie de pousser un cri lorsqu’on est loin du journal…. envie de faire entendre des choses autrement ». En d’autres termes, se profile une critique de la presse télévisée et notamment de la hiérarchisation des événements faite par les médias qui dicteraient une certaine vision de la réalité sociale32. Effectivement, à 20 ans, Laurent B. reconnaît avoir été confronté directement à la détresse des centaines de licenciés (« J’ai été bouleversé parce que je l’ai vécu à 20 ans et je découvrais ce que je n’avais jamais vu dans la presse »). Cette expérience vécue – « voir les conflits sociaux en vrai et non plus en noir et blanc… de loin », autrement dit son passage de l’autre côté de l’écran, rencontre son côté « révolté contre l’injustice » et consolide sa vision de la télévision qui doit « être un moyen d’alerter et de raconter ». Or, en son synchrone, à la fin de la manifestation, le reporter fait son commentaire à chaud, qui contraste lors du journal télévisé avec la présentation objective du journaliste en studio. Il reste que, maîtrisant le montage, il opère aussi un choix d’images traduisant le sentiment de solidarité entre le mouvement ouvrier et la population locale, un sentiment fondé sur l’attachement à la région.

À ce point de l’analyse, le média télévisuel régional est cependant loin de stigmatiser ou de dénigrer le mouvement social ; en ce sens, il convient bien de reprendre l’expression

de « pacte de lecture de la presse régionale » élaboré par Erik Neveu33. Cependant, progressivement à partir du mois de novembre 1984, les signes d’une distanciation du mouvement social surgissent.