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Modalités d’apparition du mythe et de l’image mythique chez Mallarmé, Yeats et George

A. Image et mythe

2. Poésie et musique

On a dit de Mallarmé comme de George que leur poésie manquerait de qualités musicales454. On a reproché à Mallarmé son ignorance de la musique et Yeats affirme ne pas avoir l’oreille musicale. Dans leurs discours sur la poésie, Mallarmé et George relèguent la musique au second rang, la poésie occupant le premier. Le poète français – George reprendra son jugement – considère la musique pure comme une force dionysiaque et obscure qui subjugue l’homme, une conception théorisée par le philosophe allemand Nietzsche455. Par ailleurs, les trois poètes ont été marqués par l’opéra de Wagner et ont relevé le défi que cette œuvre représente pour la création littéraire, tentant à leur tour de créer l’œuvre totale, union de tous les arts – mais sous la primauté du vers.

De la même façon qu’ils considèrent l’image à l’origine des mots, ils découvrent le rythme, indissociablement lié au vers, à la source de l’art poétique. Pour Mallarmé, la poésie est chant. Il en est de même pour Stefan George qui met l’accent sur le rythme comme élément essentiel de la vie biologique. Quant à Yeats, il a pour ambition de faire revivre l’union première des arts, telle qu’elle existait autrefois dans l’association de musique et poésie chez le barde irlandais. Par conséquent, tous trois tentent, selon ces mots célèbres de Mallarmé, « de reprendre à la musique son bien »456. D’où la recherche du rythme et une composition poétique qui emprunte ses formes aux œuvres des

453 Notez le symbolisme de la totalité et de la perfection dans la combinaison du nombre 3, le divin, avec le nombre 4, le monde.

454 Cf. Maurice BOUCHER « Introduction », Stefan GEORGE, Dichtungen. Poèmes. 1886-1933, édition bilingue, Aubier Flammarion, Paris 1969, p. 33.

455

Friedrich NIETZSCHE, Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik (La naissance de la

tragédie), première édition allemande 1872, mais la première traduction française par Jean Marnold et

Jacques Morland date de 1901.

456 MALLARME, « Lettre à René Ghil », à propos de La Légende d'Ames et de Sang, 1885,

musiciens. Et on retrouve le chant religieux, la symphonie, la fugue, le leitmotiv largement utilisés dans leurs poésies, ainsi qu’une préférence, commune à Yeats et George, pour le « Lied », chanson qui repose sur une mélodie simple et harmonieuse.

La musicalité de leurs poèmes a été découverte et reconnue par les musiciens. Des compositeurs célèbres (parmi lesquels Debussy, Ravel, Boulez pour Mallarmé, Mahler, Berg, Schönberg, Webern pour George, Sir Elgar, John Harbison pour W.B. Yeats), ou plus confidentiels, les ont mis en musique, ont composé des accompagnements et créent encore de nos jours des œuvres inspirées par la poésie de Mallarmé457, Yeats458 et George459.

Chez les trois poètes, la réflexion sur la musique, sur les rapports entre musique et littérature, sur la conception de l’œuvre poétique, et, par conséquent, leurs créations poétiques ou dramatiques se lisent dans une relation étroite avec une certaine idée du rêve, ou de la rêverie, et de multiples références au mythe.

a) Mallarmé et la rivalité entre musique et littérature

Les écrits sur la musique sont particulièrement abondants chez Mallarmé : la conférence sur « La Musique et les Lettres », les préfaces aux œuvres de ses amis musiciens, les prises de position vis-à-vis de l’œuvre de Wagner, les comptes-rendus de concerts et des lettres personnelles témoignent de la continuité de sa pensée et permettent de préciser l’importance de cette question pour son œuvre. La musique, nous l’avons vu plus haut, fait partie des grands sujets de son œuvre poétique, et plus particulièrement pour L’Après-midi d’un Faune et « Sainte ».

Si la création de Mallarmé est une œuvre de vision460, elle s’allie à la musique pour devenir cette poésie où « vision et mélodie se fondent»461. La pensée et l’évocation viennent s’unir à cet ensemble que le poète appelle « le chant », pour aboutir à une

457 Voir la liste des pièces mises en musique sur le site Littératur.fr : http://www.litteratur.fr/?p=296, (vu le 16 mars 2013).

458

Par exemple : Hamburg High School Choir Carnegie Hall “The Lake Isle of Innisfree” (vu le 16 mars 2013) : http://www.youtube.com/watch?v=_6EzdZZ13HQ

Voir la discographie abondante sur le site de la William Butler Yeats Society :

http://yeatssociety.org/ydiscog.html (vu le 16 mars 2013).

459 Cf. BALAKIAN, The Symbolist Movement in the literature of European languages, op. cit., Marcel SCHNEIDER, op. cit., p. 473 et Elaine BRODY, op. cit., p. 485.

Peter KÜHNEL, musique pour Stefan George. Algabal [1892], CD dans : Poetische Hefte 3. Sonderheft

Stefan George, Ralph Werner, Berlin, 2003.

Dieter MARTIN, « Musikalische Rezeption », Stefan George und sein Kreis, op. cit., vol.2, p. 919-961.

460

définition complexe de la poésie comme : « fusion entre le chant, toute pensée et les évocations extérieures »462. L’intégration de la pensée, ici également synonyme de l’idée, dans le processus de création poétique renvoie à la théorie d'Edgar Allan Poe. En héritier de Poe, dont il est aussi le traducteur, Mallarmé explique la naissance de l'idée en bout de chaîne, comme une production naturelle de l'union du chant, expression spontanée de l'homme, et de la profusion d'images qu'il suscite : « Le chant jaillit de source innée, extérieur à un concept, si purement que refléter au dehors mille rythmes d'images. »463

Dès 1865, il avait conseillé à son ami Cazalis d’unir l’art pictural et l’art musical dans la composition poétique : « Quelle étude du son et de la couleur des mots, musique et peinture par lesquelles devra passer ta pensée, tant belle soit-elle, pour être poétique. »464 Différents genres musicaux sont appelés pour caractériser les œuvres des poètes. Dans « Symphonie littéraire », titre de trois poèmes en prose dédiés à Théophile Gautier, Charles Baudelaire et Théodore de Banville, Mallarmé rattache la création de ces aînés à l’adaptation de la musique symphonique en littérature. Mais par là-même, il implique aussi son œuvre dans cette conception, car en 1866, il conçoit Hérodiade comme une composition musicale : une « ouverture » qui n’est pas sans rappeler l’opéra : « J'ai écrit l'Ouverture musicale »465

.

L’élément musical correspond à une préoccupation précoce et durable chez Mallarmé. Lié à la liturgie de l’église catholique, le premier de ses Poèmes d'enfance et

de jeunesse est déjà un chant, une « Cantate pour la première Communion ». Plus tard,

le phénomène Wagner occupe son esprit, depuis une première mention dans « Hérésies artistiques » (1862) jusqu'à « La Musique et les Lettres » (1895), en passant par « Rêverie d'un poète français » et l'« Avant Propos » au Traité du Verbe de René Ghil. Objet d'une réflexion constante, son approche de la musique, et notamment de l'œuvre wagnérienne, n'a pourtant été que théorique et indirecte jusqu'à la fréquentation des concerts symphoniques parisiens, à partir de 1885, année ou il écrit à Gustave Kahn : « Je vais fort étudier le volume de Wagner, un de ces livres que j'ai dû lire, à toute heure, depuis quinze ans, sans le faire, trop le nez sur mon papier. »466 Malgré les 461 MALLARME, « Lettre à Ernest Raynaud », 19 octobre 1887, op. cit., p. 156.

462

MALLARME, « Lettre à Gustave Kahn », 6 janvier 1897, Propos sur la poésie, op. cit., p. 208.

463 MALLARME, « Lettre à Charles Morice », 1896, op. cit., p. 207-208.

464 MALLARME, « Lettre à Cazalis », juillet 1865, Propos sur la poésie, op. cit., p. 58.

465 MALLARME, « Lettre à Cazalis », mars 1866, ibid., p. 65.

466

réticences qu’il affiche occasionnellement et clairement dans « Rêverie » et « Hommage », Mallarmé est un auditeur enthousiaste et assidu. L'appréciation formulée par Baudelaire dans l’essai « Richard Wagner et Tannhäuser à Paris »467 a retenu toute son attention et les récits de ses amis Villiers de l'Isle-Adam et Catulle Mendès, au retour de leurs visites chez le maître de Bayreuth, ont soutenu sa curiosité et son admiration.

Cependant son intérêt pour la musique ne s'explique pas par une mode du temps. Nombreux sont les amis musiciens de Mallarmé, parmi eux Léopold Dauphin, Augusta Holmès, Ernest Chausson et Claude Debussy. Sa bibliothèque à Valvins contient des ouvrages aussi variés que des recueils de chansons populaires, les correspondances de Mendelssohn, Gluck et Weber (1870), trois ouvrages du compositeur Gabriel Fabre (L'Orgue, Chansons bretonnes, Sonates sentimentales), La messe en rê de Beethoven par Maurice Bouchor, 1886, les volumes de son ami Léopold Dauphin (Petite

anthologie des maîtres 1889, L'Education musicale, Nouvelles mélodies) et bien

entendu des œuvres de Wagner (La Tétralogie de Richard Wagner, 1894) et sur Wagner (Le Drame wagnérien d'Adolphe Appia, 1895). Ses lectures dénotent une prédilection pour le chant populaire et lyrique, l'opéra moderne et mythique – Gluck en fut l'initiateur – et l'œuvre symphonique, évocatrice par excellence, qui fut rattachée par Mendelssohn également au domaine mythique. Aussi, cette définition mallarméenne de la musique comme « la poésie sans les mots » dans l’étude « Plaisir sacré » de 1891468 sonne à la fois comme un écho du titre de Mendelssohn Lieder ohne Worte (Romances) et du recueil de Verlaine qui s’en était inspiré, Romances sans paroles, paru en 1874.

Mallarmé a souligné les sollicitations visuelles de la pièce instrumentale, prononçant ainsi un credo à la synesthésie, chère à Baudelaire, et justifiant un discours sur la poésie qui se sert volontiers de références musicales.

« Si je recours, en vue d'un éclaircissement ou de généraliser, aux fonctions de l'Orchestre, [...], observez que les instruments détachent, selon un sortilège aisé à surprendre, la cime, pour ainsi voir, de naturels paysages; les évapore et les renoue, flottants, dans un état supérieur. Voici qu'à exprimer la forêt, fondue en le vert horizon crépusculaire, suffit tel accord dénué presque d'une réminiscence de chasse; ou le pré, avec sa pastorale fluidité d'une après-midi écoulée, se mire et fuit dans des appels de

467 Charles BAUDELAIRE, « Richard Wagner et Tannhäuser à Paris », Revue européenne, 1er avril 1861, puis Art Romantique, 1869.

A ce sujet voir aussi Serge MEITINGER, « Baudelaire et Mallarmé devant Richard Wagner »,

Romantisme, 1981, n°33. Poétiques. p. 75-90.

468 MALLARME, « Plaisir Sacré », « Offices », Variations sur un sujet, Œuvres Complètes, op. cit., p. 389.

ruisseau. Une ligne, quelques vibrations, sommaires et tout s'indique469. »

C’est un cheminement inverse, faisant de la musique instrumentale une transposition de peintures ou de poèmes que le poète décrit dans l'« Avant-Dire » aux compositions de Reynaldo Hahn. Retranscrire en musique des réminiscences de tableaux, y découvrir un fond musical et poétique, mais également extraire d’un poème l'essence même et le révéler par les seuls moyens du son, est l'étonnante performance double de ce compositeur. Les fondements de cet art seraient à rechercher dans l'apport de l'intuition et de la perception sensitive :

« Reynaldo Hahn met en musique, d'après un don, intuitivement ce qu'il regarde : vous l'imagineriez observant en connaisseur, des tableaux tout à l'heure, ceux du Louvre suspendus avec autorité tacitement dans les mémoires; or la peinture restitue à ce voyant l'intuition de lignes, d'éclairage et de coloration ou le morceau d'orchestre que, d'abord, elle est. [...], mais outre qu'il tire le poème inclus en tout, le voici affronter, quelle audace, les poèmes existant dans le sens strict ou littéraire, et, précisément, y triompher; rien de plus, il perçoit le chant, sacré, inscrit aux strophes, il l'espace et le désigne, […] – oui, il en presse un jaillissement nouveau »470.

La peinture, affirme Mallarmé, est le produit d’une composition analogue à celle d’une pièce pour orchestre. Notons que Mallarmé déclare ici sa conviction de la primauté de la poésie, car elle se décèle au fond de toute expression artistique, voire dans le spectacle de la nature. Cette idée est théorisée dans Les Dieux antiques, et déjà mise en scène dans la création musicale du faune dans L’Après-midi d’un Faune.

Dans cette œuvre, la flûte exprime les mouvements de l'inconscient, de la passion inassouvie et sublimée. Pour Mallarmé, la musique évoque une émotion qu'elle invite à partager, en s’adressant à l’inconscient des auditeurs. Formidable excitateur synesthésique, elle est apte à rendre les liens qui unissent toutes choses471. Le poète découvre une force magique dans ce pouvoir de figurer l'invisible, l'émotion, l'ailleurs ou l'absent et la capacité de susciter une réaction au plus profond de l'auditeur qu’il qualifie de « sortilège » de la musique et de son « mystère ». L’écriture des partitions ajoute un besoin d'initiation à ce domaine inaccessible au profane. Elle constitue la clef hiéroglyphique que le jeune poète désire pour protéger l’accès à l'art poétique dès « Hérésies artistiques ».

469 MALLARME, « Théodore de Banville », 1892, Médaillons et Portraits, op. cit., p. 522.

470 MALLARME, « Avant-Dire », « Préfaces », Proses diverses, ibid., p. 860.

A noter : l'analogie de ce texte avec la théorie de Bertram D. LEWIN dans « La Vie dure de l'Image »,

Destins de l'Image, p. 17 : « La grotte [de Lascaux] fut une réplique extériorisée de l'image céphalique

interne où nos tableaux sont stockés et dissimulés. S'il en est ainsi, la grotte n'est pas seulement le contenant des images visuelles les plus précoces, mais elle est également le premier modèle de la mémoire et de l'esprit. »

Néanmoins, Mallarmé ne cesse de souligner la supériorité du vers qui, selon lui, représente le seul moyen de rendre tangible et d’éclaircir ce qui autrement reste insaisissable et occulte. C'est en ce sens qu'il reproche à René Ghil d'avoir été trop loin dans son désir d'instrumentation de la parole :

« Je vous blâmerai d'une seule chose : c'est que dans cet acte de juste restitution, qui doit être le nôtre, de tout reprendre à la musique, […], vous laissez un peu s'évanouir le vieux dogme du vers. »472.

La parole apporte la consécration de l'esprit lucide, elle fait parler la suggestion induite par la composition musicale, rappelle-t-il en 1895 dans « Crise de vers » :

« Pas que l'un ou l'autre élément ne s'écarte, avec avantage, vers une intégrité à part triomphant, en tant que concert muet s'il n'articule et le poème, énonciateur : de leur communauté et retrempe, éclaire l'instrumentation jusqu'à l'évidence sous le voile, comme l'élocution descend au soir des sonorités. »473

Si « la symphonie, au gré ou à l'insu du musicien, approche la pensée »474, l'esprit (du poète), « qui n'a que faire de rien outre la musicalité de tout »475, se meut en musique, « suivant l'instinct de rythmes qui l'élit », ajoute-t-il en 1896 dans « Le Mystère dans les Lettres »476. La musique est l'indispensable élément de la poésie, mais la poésie est pour l’auteur de l’essai « Le Livre, instrument spirituel » son expression idéale : « La Poésie, proche l'idée, est Musique, par excellence – ne consent pas d'infériorité »477.

L'œuvre musicale est elle-même une transposition, car la musique esquisse les contours d'une poésie originelle que Mallarmé considère être l’origine du langage478. Elle en a saisi l'existence à l'état latent. Là encore, Mallarmé va au-delà des théories de ses contemporains :

« Certainement, je ne m'assieds jamais aux gradins des concerts, sans percevoir parmi l'obscure sublimité telle ébauche de quelqu'un des poèmes immanents à l'humanité ou leur originel état, d'autant plus compréhensible que tu et que pour en déterminer la vaste ligne le compositeur éprouva cette facilité de suspendre jusqu'à la tentation de s'expliquer. »479

Dans l’œuvre musicale, le poète décèle les traces de créations poétiques universelles, en 471 Cf. MALLARME, « Crise de Vers », Variations sur un sujet, 1895, ibid., p. 368.

472

MALLARME, « Lettre à René Ghil », à propos de La Légende d'Ames et de Sang, 1885,

Correspondance II, op. cit., p. 286.

473 MALLARME, « Crise de Vers », Variations sur un sujet, 1895, Œuvres complètes, op. cit., p. 365.

474 Ibid., p. 365.

475 Ibid., p. 366.

476

MALLARME, « Le Mystère dans les lettres », ibid., p. 383, paru dans La Revue Blanche, 1. 9. 1896.

477 MALLARME, « Le Livre, instrument spirituel », Œuvres complètes, op. cit., p.380-381, paru dans La

Revue Blanche, 1. 7. 1895, puis dans Divagations, 1897.

478 Voir : MALLARME, Les Dieux antiques, Œuvres complètes, op. cit., p. 1163-1164.

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d’autres termes, les contours de mythes encore indifférenciés en attente de précisions que les peuples y apporteront. La musique ne peut que faire percevoir implicitement cette poésie originelle, elle ne l'approche que par le biais de l'émotion et des associations qu'elle suscite. De ce fait, elle appelle la parole. Union des deux, le chant porte en lui musique et vers poétique, associé ou non à un accompagnement instrumental :

« Je sais que la Musique ou ce qu'on est convenu de nommer ainsi, dans l'acception ordinaire, la limitant aux exécutions concertantes avec le secours des cordes, des cuivres et des bois et cette licence, en outre, qu'elle s'adjoigne la parole, cache une ambition, la même : sauf à n'en rien dire, parce qu'elle ne se confie pas volontiers. […]

Considérez, notre investigation aboutit : un échange peut, ou plutôt il doit survenir, en retour du triomphal appoint, le verbe, que coûte que coûte ou plaintivement à un moment bref accepte l'instrumentation, afin de ne demeurer les forces de la vie aveugles à leur splendeur, latentes ou sans issue »480.

La composition du poète apporte la connaissance d'un monde signifiant et fait ainsi œuvre civilisatrice. Alors, le poète, tel que Mallarmé l'a idéalisé, voire mythifié, en la personne de Banville dans « La Symphonie littéraire » en 1865481, est celui qui chante l'Ode – le poème idéal – accompagné de sa lyre.

L'œuvre de Mallarmé aspire à cette Ode. Conscient du caractère dionysiaque482

de la musique – pour parler en termes nietzschéens – Mallarmé, dont la poésie se veut apollinienne, n'envisage pas une imitation de celle-là par celle-ci, mais, selon Albert Thibaudet, « il voudrait – par d'autres voies – les voies naturelles du verbe – parvenir à recréer certains de ses effets, transposer dans la poésie ce qui est la vertu propre de la musique : cette puissance même de suggestion »483. Au poète revient la tâche de reconquérir le pouvoir du « verbe incantatoire »484, à une époque où la musique « s'annonce le dernier et plénier culte humain » que le public approche avec un sentiment de « religiosité »485 lors de concerts symphoniques ou de représentations de l'opéra de Wagner. Dans ce contexte, la musique signifie pour Wagner un « face à face avec l'Indicible ou le Pur, la poésie sans les mots »486. En agissant sur l'émotivité d'un

480

MALLARME, La Musique et les Lettres, Œuvres complètes, op. cit., p. 648-649.

481 MALLARME, « La Symphonie littéraire », Proses de Jeunesse, ibid., p. 264, première parution dans

L’Artiste, 1. 2. 1865 :

« C'est que cet homme représente en nos temps le poète, l'éternel et le classique poète, fidèle à la déesse, et vivant parmi la gloire oubliée des héros et des dieux. Sa parole est, sans fin, un chant d'enthousiasme, d'où s'élance la musique, et le cri de l'âme ivre de toute la gloire. »

482 cf. MALLARME, « Offices ». « Plaisir sacré », 1893, Œuvres complètes, op. cit., p. 389 :

« Quel rapport existe entre une assemblée continue, sobre et des exaltations tout à l'heure jaillissant, avec orgie, d'immémorialité, de soirs et de gloire ; ou autres bouffées infinies : [...]. »

483 Albert THIBAUDET, La Poésie de Stéphane Mallarmé : étude littéraire, op. cit., p. 115.

484 MALLARME, « Avant-Dire au Traité du Verbe » 1886, op. cit., p. 858.

485 MALLARME, « Offices ». « Plaisir sacré », ibid., p. 388.

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public prêt à se laisser emporter, elle l'amène à s'identifier avec le mouvement musical au point d’y ressentir les mouvements de l’âme, de la vie intérieure, jusqu’à vivre en lui-même les émotions du personnage d’opéra. Alors toute prise de distance rationnelle s’efface et l’auditoire se retrouve dans une forme de communion. Mallarmé reste admiratif devant ce pouvoir dont il a ressenti la force sur lui-même, un « miracle » qu’il décrit ainsi :

« Le miracle de la musique est cette pénétration, en réciprocité, du mythe et de la salle, [...]. L'orchestre flotte, remplit et l'action, en cours, ne s'isole étrangère et nous ne demeurons des témoins : mais, de chaque place, à travers les affres et l'éclat, tour à tour, sommes circulairement le héros – douloureux de n'atteindre à lui-même que par des orages de sons et d'émotions déplacés sur son geste ou notre afflux invisible. »487