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Médiation entre idéalisme, réalisme et psychologie des profondeurs : le symbole symbole

Le choix du symbolisme au seuil de la modernité, entre mythologie et sciences

C. La formation d’une esthétique symboliste en France

1. Médiation entre idéalisme, réalisme et psychologie des profondeurs : le symbole symbole

Force est de constater que la conception d’une nécessité intérieure, qui donne le jour à l’œuvre artistique comme partie intégrante de la subjectivité de l’artiste, représente déjà un acquis du romantisme allemand et de l’Esthétique de Hegel. C’est à la pensée de Schopenhauer, très en vogue dans les milieux symbolistes, que Remy de Gourmont se réfère dans la « Préface » au Livre des Masques, lorsqu’il tente d’expliquer la diversité des visions du monde émanant des œuvres symbolistes :

« Par rapport à l’homme, sujet pensant, le monde, tout ce qui est extérieur au moi, n’existe que selon l’idée qu’il s’en fait. Nous ne connaissons que des phénomènes, nous ne raisonnons que sur des apparences ; toute vérité en soi nous échappe ; l’essence est inattaquable. C’est ce que Schopenhauer a vulgarisé sous cette formule si simple et si claire : Le monde est ma représentation. […] Autant d’hommes pensants, autant de mondes divers et peut-être différents. »230

En reconnaissant toute son importance à l’adéquation de la forme, le symbolisme se rattache à un idéalisme tel que Hegel l’avait enseigné.

En marge du mouvement se développe une tendance qui met l’accent sur une expérimentation formelle : vers libre et instrumentation. René Ghil tente un dépassement des oppositions entre poésie et science, idée et expression, par la fusion des deux termes en construisant une théorie de « l’instrumentation verbale ». Par référence au mot de Baudelaire : « L’imagination est la plus scientifique des facultés, parce qu’elle comprend l’analogie universelle […] »231

, Ghil insiste sur le parallélisme de la démarche scientifique et de l’imagination du poète, « l’imagination personnelle créant des analogies et correspondances, et les exprimant par séries ordonnées d’images »232

. Pour lui, la doctrine symboliste se résume dans cette formule, y compris sa tendance mystique. René Ghil finit par détacher sa conception du « nouvel art » de ce qu’il appelle la poésie « de tradition égocentriste ». Il s’oppose dès lors au symbolisme de Mallarmé, qui avait pourtant préfacé son Traité du verbe, dans une volonté de fonder une école poétique plus proche de la science et de la vie233.

230 Remy de GOURMONT, « Préface », Le livre des masques, portraits symbolistes, gloses et documents

sur les écrivains d'hier et d'aujourd'hui, Société du Mercure de France, Paris 1896, disponible sur :

http://obvil.paris-sorbonne.fr/corpus/critique/gourmont_masques1/body-1 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k81601v/f15.image (p. 12)

231 René GHIL, Les dates et les œuvres, Crès, Paris 1923, p. 19.

232 Ibid., p. 19.

233

Le vers libre est « transcription de la vie spirituelle » : tel est, selon Michel Décaudin234, le principe des défenseurs de la libération du verbe. L’idée, fait spirituel, se met à la recherche de sa forme. A travers son expression, elle s’intègre à la réalité. Camille Mauclair, nous l’avons vu plus haut, a défini le symbolisme comme un « idéoréalisme », qui est pour lui « la formule d’art s’occupant de la perception des idées confiées à un médiateur plastique »235. Il distingue philosophie et poésie par leur approche des processus de la pensée humaine, l’une procédant par abstraction et au niveau de la conscience pure – une tradition qui va de Platon via Plotin à Hegel –, l’autre l’inscrivant dans le monde sensoriel par l’intermédiaire de la figuration.

Toutefois, cette formule s’avère également réductrice. L’idée exprimée par l’œuvre symboliste ne reste pas au niveau de la spéculation pure, elle s’adjoint l’émotion et constitue ainsi un moyen d’investigation des processus psychiques qui animent l’être humain, pour se projeter au-delà des limites de l’existence physique, vers l’absolu. L’esthétique symboliste rejoint l’idéal romantique dans sa recherche de la beauté comme un moyen d’atteindre à la vérité essentielle, fondement de l’éthique.

Idée, énigme, idéal se révèlent dans le rêve, qui représente, pour le poète symboliste, une porte d’accès à la connaissance, démarche scientifique semblable à celle de la psychologie236. L’investigation de l’âme humaine représente une des priorités de l’art symboliste. L’art démontre les interactions entre faits psychiques et physiologiques, entre monde spirituel et événements du monde objectif, à savoir l’existence de deux réalités reliées entre elles. Le symboliste recherche et fait apparaître ces liens et correspondances non apparentes en s’adressant à la complexité des perceptions sensorielles, moyen principal d’entrer en contact avec le monde et d’acquérir une connaissance de soi-même. L’image, le son, le rythme, le geste prennent une importance particulière qui explique largement l’extension du symbolisme dans tous les domaines de l’art – architecture, mobilier, sculpture, peinture, musique, danse, littérature – et l’influence interactive entre eux.

L’art devient le médiateur entre monde objectif et spirituel ; il découvre les harmonies et dissonances de l’homme entre ses deux existences. Cette médiation convie

234 Michel DECAUDIN, La crise des valeurs symbolistes, op. cit., p. 27.

235

Camille MAUCLAIR, cité par Michel Décaudin, La crise des valeurs symbolistes, op. cit., p. 20, note 25.

236 Robert DELEVOY, Le Symbolisme, 2nde édition, Skira, Genève 1982 note la « concomitance » entre le symbolisme, les travaux de Freud (p. 181) et l’ouvrage de Poper LYNKEUS, Phantasmes d’un réaliste, qui expose, en 1899, des vues freudiennes sur le rêve (p. 180).

l’artiste à assumer un rôle proche de celui du philosophe ou du prêtre. L’art n’est pas loisir du désoeuvré, mais comporte une charge de travail exigeant le plus grand sérieux, et confère une dignité.

Le poète symboliste refuse de considérer son œuvre comme le produit de la seule inspiration, processus inconscient. Depuis les écrits théoriques d’Edgar Allan Poe,

The Philosophy of Composition et The Poetic Principle, le poème est l’œuvre d’une

conscience éminemment lucide. Grâce aux traductions de Baudelaire237, l’œuvre de Poe fut connue dans les milieux symbolistes et y exerça une influence considérable. La création symboliste, suivant les procédés du poète américain, émerge de la tension entre « l’idéal du rationnellement calculable et les éléments irrationnels qui continuent à occuper une place essentielle dans la production poétique »238. Dans ce sens, l’esprit scientifique et rationnel de l’époque préside à la genèse de l’œuvre.

Poe conçoit l’idée non pas au départ de la création, mais comme résultante d’un procédé technique calculé. Ainsi, la forme engendre son contenu. Selon sa théorie, le point de départ est l’effet à atteindre, effet traduit par un état d’âme précis qui détermine la tonalité du poème en devenir. Puis, le poète se met à la recherche d’une structure, d’une sonorité adaptée à l’effet visé, enfin de l’élément figuratif. L’idée naît et s’impose en bout de chaîne comme aboutissement nécessaire des étapes précédentes239. D’où cette définition du symbole par Albert Mockel lors d’une conférence en 1927 :

« dans l’art d’écrire il y a symbole, quand une image ou une succession d’images, quand une alliance de mots, une caresse de musique, nous laissent entrevoir une idée, nous permettent de la découvrir, comme si elle naissait de nous même. »240

L’esthétique symboliste associera à cette théorie les conceptions du rythme primordial, de la composition musicale, des synesthésies et des nuances. Paul Valéry illustre la naissance d’un poème par la perception d’un rythme de marche qui s’imposa à lui, appelant un rythme complémentaire, puis les deux entrent dans de multiples combinaisons pour former la matrice de l’œuvre241. Elaboration des rythmes biologiques, tributaire du rythme cardiaque, le rythme poétique procède d’une excitation initiale qui le lie aux sentiments évocateurs de souvenirs parlant en images. Aux vues de

237 « La Genèse d’un poème ». « Le Corbeau ». « Méthode de composition », Revue française, 1853.

238 Paul HOFFMANN, Symbolismus, op. cit., p. 96 :

„das Ideal rationaler Kalkulierbarkeit zu den irrationalen Elementen steht, die nach wie vor an der poetischen Produktion wesentlichen Anteil haben.“ (Nous traduisons.)

239 Ibid., p.93.

240 Albert MOCKEL cité par CASSOU Jean, Encyclopédie du Symbolisme, op. cit., p. 281.

241

cette interdépendance, Valéry considère comme équivalents rythmes, images, souvenirs et fictions242.