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Le choix du symbolisme au seuil de la modernité, entre mythologie et sciences

B. Le symbolisme, une nébuleuse aux yeux de la critique :

3. L’héritage : Romantisme, Parnasse, l’opéra de Wagner

L’intérêt manifeste du XIXe siècle pour la mythologie connaît déjà une longue tradition que l’étude de Feldman et Richardson193

fait remonter jusqu’à la fin du XVIIe siècle, date des premiers essais critiques. Néanmoins, l’enthousiasme du XIXe siècle, nourri par les nombreuses découvertes archéologiques qui suscitent des études historiques et philologiques, et par les arts plastiques et littéraires qui transcrivent et popularisent les vieux mythes, paraît tout à fait exceptionnel. José Pierre estime que ce succès dépassa alors les limites des pays et des couches sociales, véritable moyen de communion entre les hommes et les âges :

« A partir du Romantisme, et tout au long du XIXe siècle, dans un large secteur de la vie culturelle et dans différents pays occidentaux, un effort systématique est accompli pour réactualiser les vieux mythes, leur restituer leur vitalité ancienne et leur popularité. Cet effort est loin de se circonscrire aux élites intellectuelles : bien au contraire, il participe de cette même ambition de retrouver le chemin de l’âme populaire qui anima Arnim et Brentano, les frères Grimm, Andersen, Nerval, Wagner, Yeats »194.

Ce retour aux origines est un facteur commun à un siècle qui retrouve dans les textes archaïques une valeur nouvelle, différente selon les motivations de ceux qui les approchent : mystique, anti-religieuse, humaniste, philosophique, politique, artistique ou scientifique. Pierre Martino découvre l’origine de l’attention portée au domaine du mythe et du folklore dans l’extraordinaire essor que connaît la philologie allemande, appuyée par la philosophie romantique :

« Cette philologie nouvelle […] voulait être […], selon l’expression de Renan, la science

des produits de l’esprit humain, elle avait pour but d’expliquer l’humanité, de retrouver

ses origines, de prédire son avenir, de donner enfin les raisons d’être et de vivre de l’homme ; elle allait fonder la religion des temps futurs. Le point de vue historique s’imposa alors : tous les problèmes se muèrent en des problèmes d’origines. »195

Aujourd’hui on ne peut que s’étonner devant une telle confusion entre aspirations scientifique et mythico-religieuse.

Le romantisme allemand prône avec Schelling la compréhension tautologique du mythe et désigne comme origine du récit mythique les débuts du langage humain, poétique et métaphorique. La compréhension du mythe s’avère ici étroitement associée à une théorie de la naissance du langage. Johann Gottfried Herder s’appuie sur le

193 Burton FELDMAN et Robert Dale RICHARDSON, The Rise of Modern Mythologie 1680-1860, Indiana University Press, Bloomington (1972), 2000.

194 José PIERRE, L’Univers symboliste, op. cit., p. 113.

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concept de la poésie comme « langue-mère » de l’humanité développé par le philosophe Johann Georg Hamann196 dès les Fragments sur la littérature allemande moderne (« Über die neuere deutsche Literatur », Fragmente III, 1767-1768). Dans Essai sur

l’Origine du langage (Abhandlung über den Ursprung der Sprache, 1772), il affirme

que l’homme imite l’acte créateur de dieu à travers le langage197

. Herder eut une grande influence sur les philosophes Schelling et Schlegel qui, eux-mêmes, répandirent ses idées parmi les romantiques anglais et, à travers Michelet et Quinet, en France. Morgan Gaulin rappelle que « les essais de Schelling sur l’art ont été traduits en français par Charles Besnard en 1847 et popularisés par le Cours d’esthétique de Théodore Jeoffroy, transmis sous forme de cours à la Sorbonne à partir de 1826 et publié en 1843 »198.

Ainsi, la philosophie romantique allemande investit les universités françaises au milieu du XIXe siècle, et l’esthétique de Hegel est discutée parmi les proches du jeune Mallarmé qui n’a guère pu échapper à l’influence de Schelling, lors de ses rencontres avec Victor Cousin dans le salon de Louise Collet.

Les philologues allemands, traduits et imités en France et en Angleterre, se mettent à l’étude des textes homériques, égyptiens, hindous, germaniques, scandinaves. La critique se penche sur les religions anciennes, étroitement liées aux textes que l’on venait de découvrir, y compris les textes bibliques. La littérature puise rapidement dans les nouveaux acquis, elle se fait miroir de cette époque de remise en question, héritage du siècle des Lumières. La perte des anciennes certitudes de la foi religieuse entraîne l’ébranlement d’un univers présenté comme stable jusque-là, voire une atteinte au sens de la vie. Les Romantiques rejettent cette menace de vide spirituel, de l’absurdité du destin de l’homme. L’esprit de révolte qui les anime se saisit alors de figures empruntées aux mythes et aux traditions anciennes. Avec Prométhée, Satan et Faust, ils descendent dans les abîmes profonds de l’âme humaine, mêlant mythologie, occultisme et productions cauchemardesques de l’inconscient. Le mouvement traverse la Manche, Max Müller professe ses nouvelles théories à l’université d’Oxford. Mary Shelley, attirée par les récits récoltés par les frères Grimm et transmis dans leurs lettres à sa

196 Serge LUPI, « Herder », Dictionnaire des Auteurs, vol. 2, Laffont-Bompiani, Paris 1980, p. 494. Le philosophe Johann Georg Hamann exerça une grande influence sur le romantisme allemand, non par son œuvre écrite, mais par le biais de discussions (Michel MOURRE, « Hamann », ibid., p. 442).

197 FELDMAN et RICHARDSON, The Rise of Modern Mythology 1680-1860, Indiana University Press, Bloomington, Londres 1972, p. 227.

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belle-mère, se met à écrire Frankenstein, après avoir visité les lieux où vécut le personnage historique.

Cependant, l’insatisfaction ressentie vis-à-vis de la destinée tragique de l’homme pousse à la recherche d’un âge plus heureux où l’homme vivait en harmonie avec la nature et avec lui-même. Alors, selon la vision de Novalis, la nature s’anime, signe de la présence du divin et invitation à une communion mystique, telle que préfigurée dans les mystères antiques de la Grèce, de l’Egypte et les méditations de l’Extrême Orient199

. Dans ce contexte, explique Henri Peyre, la « vie ne peut être vécue que si elle est agrandie par la contemplation des mythes »200. La littérature française emprunte cette même voie : « Le romantisme français se nourrit essentiellement de mythes »201, vient à constater Jean Richer.

La création littéraire ne se borne pas à retranscrire les traditions ; les textes des poètes romantiques enrichissent le contenu et la signification. Jean Richer replace les œuvres romantiques dans la tradition, pour y distinguer deux formes de la création mythique :

« […] les mythes archaïques sont en général simplificateurs, destinés à faciliter l’intelligence du réel, tandis que les mythes tardifs, au contraire, compliquent les formes et les relations ; c’est, en général, dans cette seconde catégorie qu’il convient de placer les mythes élaborés par les écrivains du XIXe siècle, soit qu’ils aient modifié sciemment un mythe ancien pour lui donner une signification nouvelle, soit qu’ils aient créé un mythe entièrement ou partiellement nouveau. »202

Ce travail de revivification des mythes anciens qui les dote d’un sens nouveau, ou de création de mythes nouveaux, s’accompagne de la reprise de formes traditionnelles. Le romantisme prépare ainsi le corpus et introduit aux multiples réalités de la création mythique.

Les symbolistes eux-mêmes ont bien ressenti et exprimé leur dette envers les poètes et philosophes romantiques203, mais ils soulignent leurs différences. Camille

199 Cf. Jean MOLINO, « Le Romantisme et le mythe », Dictionnaire des Mythologies, vol. 2, dir. Yves Bonnefoy, Flammarion, Paris 1981, p.335-337.

Henri PEYRE, « Romantisme », Encyclopaedia Universalis, op. cit., vol. 14, p.364-376.

Jean RICHER, « Romantisme et Mythologie », Dictionnaire des Mythologies, op. cit., p.337-341.

200 Henri PEYRE, « Romantisme », Encyclopaedae Universalis, vol. 14, op. cit., p. 369.

201 Jean RICHER, « Romantisme et Mythologie », Dictionnaire des Mythologies, vol. 2, op. cit., p. 339.

202 Jean RICHER, ibid., p. 337.

203

Sur l’influence du romantisme allemand en France, consulter :

Albert BEGUIN, L’Ame romantique et le rêve, éditions José Corti, Paris 1939. Werner VORDTRIEDE, Novalis und der französische Symbolismus, Stuttgart 1963.

Mario PRAZ, La Chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle : le romantisme noir, éditions Denoël, Paris 1977.

Mauclair désigne la parenté entre romantisme et symbolisme, lorsqu’il définit le symbolisme comme un idéoréalisme, « formule d’art de l’idéalisme » :

« L’idéoréalisme est la formule d’art de l’idéalisme, qui ne saurait créer un art, mais un mode de la conscience et un ascétisme individuel. Idéoréalisme s’occupant de la perception des idées confiées à un médiateur plastique (Goethe, Poe, Mallarmé), idéalisme considérant les idées en soi (Plotin, Schelling, Hegel) l’un complète et justifie l’autre. »204

Dans L’Art moderne du 12 septembre 1886, Emile Verhaeren distingue deux approches :

« L’expression violente du cœur a été donnée par le Romantisme, l’expression raffinée, discrète rare de ce même cœur, voilà le rêve, doit être produite à son tour et ce seront les sphinx, les anciens rois et les reines fabuleuses et les légendes et les épopées qui nous serviront à nous faire comprendre. Ce seront eux parce qu’ils s’imposent avec le despotisme du souvenir, avec le grandissement séculaire et que nous voyons mieux à travers la transparence de leur mythe. »205

Si la traduction de l’émotion est au cœur des deux mouvements artistiques, le symbolisme se détache de la violence des œuvres romantiques pour se concentrer sur la traduction des mouvements plus nuancés de l’âme humaine. Ce seront les « tinctures » du système de Yeats, héritage du mystique allemand Jakob Boehme (« Tinktur ») qui inspira le romantisme d’un Novalis.

Si bien que le poète irlandais n’hésite pas à se réclamer du romantisme en déclarant « we were the last romantics »206, et que le jeune Stefan George, sous la plume de son ami C. A. Klein, rappelle à tous ceux qui affirment une influence profonde des symbolistes français sur sa poésie, les racines de leur esthétique dans le romantisme allemand207. Rappel répété à l’intention des lecteurs allemands dans le numéro 2 de la première série de la revue Blätter für die Kunst en décembre 1892 : « D’ailleurs, les sources originaires de la nouvelle poésie […] se situent en Allemagne, dans le romantisme »208. Et dans le panégyrique « Jean Paul », George célèbre le poète romantique comme le père de la poésie moderne209.

204 Camille Mauclair, Eleusis, causeries sur la cité intérieure, Perrin, Paris 1894, p. 110.

205 Emile VERHAEREN, « Silhouettes d’artistes : Fernand Khnopff », L’Art moderne, 12 septembre 1886, repris in : Émile VERHAEREN, Écrits sur l’art, édités et présentés par Paul Aron. T. I : 1881-1892, Éditions Labor, coll. Archives du futur, Bruxelles 1997, cité par Robert L. DELEVOY, Le Symbolisme, éditions Skira, Genève 1982, p. 108.

206 William Butler YEATS, « Coole Park and Ballyllee, 1931 », The winding stair and other poems,

Collected Poems, Macmillan, Londres 1979 (1933), p. 276.

207

Carl August KLEIN, « La littérature allemande contemporaine », trad. par Achille Delaroche,

L’Ermitage, octobre 1892.

208 Carl August KLEIN, „Über Stefan George. Eine neue Kunst“ (Stefan George. Un art nouveau.),

Blätter für die Kunst, revue fondée par Stefan George, éditée par Karl August Klein 1892-1919, nouvelle

Le jeune Mallarmé se sent attiré par le romantisme allemand et ses rêves, lorsqu’il projette avec son ami Cazalis de séjourner en Allemagne pour y visiter la région du Rhin, pays de légendes, de la Loreley chantée par un Heinrich Heine exilé à Paris et nostalgique de son pays natal. Mais c’est au romantisme français du Gaspard de

la Nuit d’Aloysius Bertrand210, de Victor Hugo et de Baudelaire, qu’il se sent particulièrement lié, et c’est avec le Parnasse qu’il entrera dans la vie littéraire.

Contre les tourments éprouvés entre chute et rédemption, contre la tendance trop exclusive à l’introspection des romantiques, les poètes parnassiens affirment en France les joies de la vie terrestre et prônent, en adepte de « l’art pour l’art », la supériorité de la forme achevée sur le contenu. Tourné vers la beauté plastique, le Parnasse chante la perfection de l’art hellénistique ; anti-chrétien, il célèbre les vertus humanistes du paganisme. Il s’attache à l’art du visuel, art descriptif, pour offrir des tableaux sereins du passé païen. On lui a reproché de se complaire trop facilement dans la maîtrise de la forme. L’œuvre poétique, ennemie des effusions sentimentales, est empreinte d’une impassibilité qui tend à conditionner une impression statique.

Gaëtan Picon définit l’art parnassien comme la recherche de la beauté, une beauté qui réunit en elle l’essence de l’humain et du divin, de l’homme et du cosmos :

« Ce monde du Beau, qui est l’unique domaine de l’art, s’il n’est pas le serviteur du vrai, contient pourtant en lui la vérité divine et humaine. Il n’est pas seulement forme, mais manifestation sensible de l’absolu, révélation de l’humain et du cosmos. Car la poésie, la

vérité divine et humaine, c’est bien cette union de l’homme et du monde dont le secret a

été perdu. »211

C’est ainsi qu’il juge sévèrement l’œuvre de Leconte de Lisle, pour avoir manqué sa voie en préférant l’histoire au mythe :

« Mais au lieu de chercher dans une expérience personnelle et présente le secret de cette union, ou de lui prêter la forme fuyante du mythe, Leconte de Lisle, l’a malencontreusement situé dans le passé historique, et sa recherche du primordial a pris l’aspect décevant d’une évocation archaïque. »212

« Übrigens liegen die urquellen der Nouvelle Poésie […] in Deutschland, in der Romantik ».

209

Stefan GEORGE, « Jean Paul », « Tage und Taten », Werke, vol 1, édition Helmut Küpper, Düsseldorf-München 1976 (1958), p.511-514.

210 Stéphane MALLARME, lettre à Victor Pavie 30 décembre 1865, Œuvres complètes, texte établi et annoté par Henri Mondor et G. Jean-Aubry, La Pléïade, Gallimard, Paris 1945, p. 1551 :

« J’ai comme tous les poètes de notre jeune génération, nos amis, un culte profond pour l’œuvre exquis de Louis Bertrand […]. […], je souffre beaucoup de voir ma bibliothèque qui renferme les merveilles du Romantisme, privée de ce cher volume […]. »

211 Gaëtan PICON, « La Poésie au XIXe siècle », Histoire des Littératures, t. 3, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, Paris 1978, p. 916.

212

Pour Pierre Martino, les scènes mythiques ou historiques évoquées dans la poésie du Parnasse révèlent l’influence du positivisme :

« Tableaux des religions et des civilisations mortes, hostilité au christianisme, enthousiasme républicain et haine des autocraties, espoir d’une prochaine régénération, foi absolu en la science … c’est le bilan du positivisme, ou plutôt de sa philosophie populaire ; ce sont aussi les thèmes favoris des Parnassiens, […]. »

Et s’il reconnaît que la poésie des Parnassiens renferme parfois des aspects symboliques, qu’une intention symbolique peut être retracée chez Théophile Gautier, il affirme néanmoins que celui-ci « s’attache exclusivement […] à la réalisation concrète de l’idée »213

, donc au mode allégorique.

Le jeune Mallarmé place son oeuvre poétique sous le signe du Parnasse, lorsqu’il fait publier en 1866, dans Le Parnasse contemporain, la revue du mouvement, une série de dix de ses poèmes de jeunesse, puis, en 1869, la première scène d’Hérodiade. C’est à Théodore de Banville, membre du comité dirigeant du Théâtre-Français, qu’il présente les premières versions scéniques d’Hérodiade et du Faune, en vue d’une représentation sur la scène parisienne (sans succès). Dès 1865, il exprime la vénération qu’il porte à Théophile Gautier et Théodore de Banville dans les évocations mythologiques de la prose « Symphonie littéraire », où il élève les grands maîtres au rang de demi-dieux de la poésie séjournant au Parnasse auprès des divinités helléniques. Auprès de ces tableaux d’une beauté lumineuse, la troisième figure appelée à compléter la trinité est celle de Baudelaire, poète d’un romantisme torturé qui rappelle l’Enfer de Dante. A la mort de ces maîtres, les « Tombeaux » reprendront l’hommage sous la forme d’hymnes à leur mémoire immortelle. Dès ses débuts de poète, Mallarmé annonce ainsi la force d’un double héritage, celui du Romantisme et celui du Parnasse.

Avec le « Credo poétique » de Stuart Merrill, publié dans L’Ermitage en 1893, la jeune génération symboliste se démarque à la fois du romantisme et du Parnasse :

« il [le poète symboliste] ne doit pas se contenter, comme les Romantiques et les Parnassiens, d’une beauté toute extérieure, mais par le symbolisme des formes de beauté il doit suggérer tout l’infini d’une pensée ou d’une émotion qui ne s’est pas encore exprimée. »214

A cette époque, la découverte de Wagner, par Baudelaire d’abord, par Edouard Dujardin et Théodore de Wyzewa dans la Revue Wagnérienne ensuite, joue un rôle non négligeable dans la conception symboliste de l’œuvre mythique. L’influence

213 Pierre MARTINO, Parnasse et Symbolisme, op. cit., p. 32.

214

wagnérienne est triple : Wagner lègue une théorie esthétique, une imagerie et une création unique. Baudelaire, dans son article « Tannhäuser à Paris », cite cette définition du mythe par le compositeur allemand :

« Le mythe est le poème primitif et anonyme du peuple, dans le mythe en effet les relations humaines dépouillent presque complètement leur forme conventionnelle […] et montrent ce que la vie a de vraiment, d’éternellement compréhensible »215

.

Pour Wagner, le mythe est la « matière idéale du poète »216. Tout art véritable émerge des profondeurs de l’âme du peuple et recherche l’unité et la totalité du mythe. La tragédie grecque fournit l’exemple de l’œuvre d’art totale. Conçue autour du mythe, elle donne l’expression de la vie en l’union de la musique, de la danse et de la parole. Cependant, l’artiste moderne ne doit pas se contenter d’imiter le modèle antique. Il doit recréer le mythe sur une base entièrement moderne et nationale. Ceci étant, Wagner reconnaît au fond du mythe germanique et des légendes médiévales une expression particulière de sujets communs à toutes les mythologies. Tout mythe revient, de fait à parler de l’homme, de ses espérances, de son destin tragique. Le poète est appelé à compléter la tâche de chercheurs comme Feuerbach : « purifier la légende de l’influence hétérogène, afin de nous permettre de pénétrer la pure humanité de l’éternel poème »217

. L’opéra de Wagner, dramatique, musical et mythique, « ne représente pas, il incarne ; il manifeste ses idées en un langage émotionnel autonome et intraduisible, un "enchantement" magique et non logique »218. Le rapport de la musique wagnérienne avec l’émotion a été évoqué par Champfleury dans son article « Richard Wagner » en 1860. Pour Baudelaire encore, la musique a pour fonction de rendre l’indéfinissable sentiment et d’introduire dans le monde des correspondances219. L’art de Wagner exalte la passion qui déchire la destinée humaine220. L’alliance entre Eros et Thanatos, résultant de l’influence conjuguée de Feuerbach et de Schopenhauer, a été fréquemment

215

WAGNER cité et traduit par BAUDELAIRE, Richard Wagner et Tannhäuser à Paris, E. Dentu, Paris, avril 1861.

216 Pierre ALBOUY, Mythes et Mythologies dans la Littérature française, Colin, Paris, 1969, p. 103.

217

Richard WAGNER, „Eine Mittheilung an meine Freunde“, 1851, Auswahl seiner Schriften, Insel Verlag, disponible sur : http://gutenberg.spiegel.de/buch/auswahl-seiner-schriften-840/4 :

„… von dem widerspruchsvollen Wesen dieses Einflusses sie [die Legende] so zu läutern, daß wir das rein menschliche, ewige Gedicht in ihnen zu erkennen vermögen,, […].“ (Nous traduisons.)

218 B. FELDMAN et R. D. RICHARDSON, The Rise of Modern Mythology 1680-1860, op. cit., p. 470 : “will not represent, but embody ; it will render its ideas in an autonomous and untranslatable emotional language, a magical nonlogical "enchantment".” (Nous traduisons.)

219 Voir les analogies chromatiques suggérées par Tannhäuser, in : BAUDELAIRE, « Lettre à Richard Wagner », 17 février 1860, Correspondance, tôme I, Bibliothèque de La Pléiade, 1973, p. 672 -673.

220

rappelée221. Pour Wagner, l’art a, en outre, une fonction sociale et politique, celle de rassembler le peuple autour de l’éternel humain présenté sous des figures composites extraites du fonds populaire222.

L’imagerie médiévale des mythes wagnériens dans Tannhäuser, Lohengrin,

Tristan et Isolde, Parsifal – comme celle des œuvres préraphaélites – met en faveur les

personnages des romans de la Table Ronde et des légendes de la quête du Saint-Graal avec leurs décors, entourés d’une atmosphère de brume et de rêve. Certains auteurs ont relevé le côté mystique de la création wagnérienne dans l’association d’un fonds païen