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R. K Films & Studios : comprendre son public et ses désirs

2) Le poète aveugle

L’arrivée du cinématographe en Inde ne remet pas en question la popularité du théâtre et une interaction s’installe entre les deux arts. Les compagnies, parsi en particulier, fournissent au cinéma acteurs, professionnels de scène et dramaturges devenant une source de créativité particulièrement influente au moment où l’avènement du son donne au cinéma la possibilité d’explorer de nouvelles formes d’expression artistique comme la musique, le chant et la danse.

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S. Gupt, The Parsi Theatre… op. cit., p. 71-73.

501 Ravi Vasudevan, The Melodramatic Public: Film Form and Spectatorship in Indian Cinema, Palgrave

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Le dramaturge parsi Agha Hashr Kashmiri502, l’un de ceux qui ont servi de pont entre le

théâtre et le cinéma, a écrit des pièces à succès pour les deux médiums. Il est connu pour avoir adapté au goût indien plusieurs pièces de Shakespeare, en privilégiant celles qui contenaient les éléments surnaturels comme Hamlet ou le Roi Lear503

. Une de ses nombreuses pièces s’inspire de l’histoire du poète aveugle Surdas (XVe- XVIe siècle). Elle a servi de trame pour la première fiction bengalie Bilwamangal ou Bhagat Soordas, réalisée par Rustomji Dotiwala et produite par Elphinstone Bioscope Co. de Jamshed Framji Madan, acteur et promoteur du théâtre parsi, fondateur d’un vaste réseau de cinémas à travers l’Inde504.

Bien que l’histoire du film (et de la pièce) Bilwamangal505 soit basée sur la vie d’un poète dévotionnel Surdas506, elle contient nombre de péripéties à rebondissements dignes d’un mélodrame romantique. Par ailleurs, ce mélodrame est structuré autour de l’incompréhension et de la confusion. Bilwamangal507 est l’histoire d’un héros, dont l’esprit est instable et

chaotique. Cette confusion, bhram, l’empêche d’appréhender la réalité. Il ne voit pas car ses yeux sont intoxiqués par le monde extérieur. Sa passion pour la courtisane Chintamani obsède et assujettit l’esprit du héros jusqu’à ce qu’il rencontre le dieu Krishna. Séduit par Krishna, Bilwamangal se vouera entièrement à son adoration. Il se privera de la vue extérieure corrompue par l’illusion, maya, et par la confusion, bhram, pour se laisser absorber par la vue intérieure qui, seule, peut saisir la vérité. Bien que Bilwamangal soit répertorié comme un film dévotionnel dont le thème est la vie d’un saint, les quelques séquences qui restent du film

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Agha Mohammad Shah Hashr Kashmiri (1879-1935).

503

Les adaptations des pièces de Shakespeare par Agha Hasr Kashmiri portaient des noms en ourdou ou hindi :

Khun-e Nahaq, [Meurtre injuste] (Hamlet), Bhul Bhulaiyan [Labyrinthe] (Twelfth Night), Dilfarosh [Marchand

des cœurs] (Marchand de Venise).

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Deux fragments de cette fiction sont conservés à la Cinémathèque française. Voir l’article de Jitka de Préval « Bilwamangal, ou l’énigme du premier long métrage de fiction bengali » dans Kinétraces Éditions n°2, 2017, p. 214-227.

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Selon France Bhattacharya « L’histoire de Bilwamangala et de Chintamani se trouve racontée dans

Bhaktimala (« La Guirlande du dévot »), ouvrage visnuite très populaire. Girish Ghosh composa sur le thème

une pièce édifiante Bilwamangala thakura qui fut jouée pour la première fois en 1886-87 ». Lyne Bansat- Boudon (dir.), Théâtres Indiens, EHESS, Paris, 1998, p. 236.

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Certains historiens de la littérature sanscrite pensent qu’il s’agit de poète Surdas Blue Mangal [celui qui monte à cheval] devenu aveugle (de son propre gré), qui a vécu dans le Sud de l’Inde deux siècles avant le Surdas considéré comme Saint Surdas (1478-1583) de la secte Vallabhacharya, aveugle de naissance. Surdas Blue Mangal signerait sa poésie sous le nom de Leelashuka. Srivastana, DR. S.N. (dir.), Surdas: Poetry and

Personality, Sur Smarak Mandal, Agra, 1978, p. 10-11. 507

Bilwamangal connaîtra de nombreuses adaptations filmiques, dont la plus célèbre de J.J. Madan (fils de J.F. Madan) de 1932, avec Patience Cooper, en couleur, sur le scénario de Agha Hashr Kashmiri, auteur de la pièce

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montrent qu’il s’agit également d’un mélodrame émotionnel508. Dans ce mélodrame, la

romance d’un personnage historiquement reconnu se pose en parallèle au thème de l’aveuglement, de l’incompréhension et de l’ignorance. L’histoire du poète aveugle reste populaire grâce aux adaptations cinématographiques jusqu’aux années 1950.

La vue intérieure

La recherche sur le mélodrame de l’incompréhension et sur la figure du héros aveugle dans le cinéma muet nous amène à nous intéresser au film Shiraz (1928) de Franz Osten, réalisé en coproduction avec Himansu Rai. Ce jeune aristocrate bengali, futur fondateur, avec Devika Rani, de Bombay Talkies, part en 1920 étudier le droit à Londres. Passionné par le théâtre et le cinéma, il joue de petits rôles au théâtre où il se lie d’amitié avec le dramaturge Niranjan Pal, qui écrit également pour le cinéma. Avec Niranjan, Rai se lancera dans une première coproduction internationale Light of Asia (1925) avec Emelka Film Company de Munich. Bien que ses films fassent partie du mouvement du cinéma indien nationaliste qui favorise les thèmes et les productions locales, ils sont réalisés dans une coproduction indo- allemande et distribués à l’étranger509. Une autre particularité de cette coproduction est le fait que tous les plans sont tournés dans d’authentiques extérieurs et intérieurs, avec l’éclairage naturel, utilisant des centaines d’animaux sauvages et des milliers de figurants. La production profite des largesses du maharaj de Jaipur qui offre ses palais, ses éléphants, chameaux et chevaux pour le tournage. Le succès de Light of Asia [Prem Sanyas]510

en Europe permet à Himansu Rai de monter deux autres projets : Propancha Pash [A Throw of Dice, 1929] et Shiraz (1928). Le premier est inspiré par une histoire tirée de Mahabharata où l’ainé des fils Pandava, Yudishtira, perd son royaume, ses frères, sa femme et soi-même, au jeu de dés. Lui aussi est aveuglé par la passion du jeu au point de tout lui sacrifier. Le second, Shiraz, raconte une histoire légendaire partiellement vraie du Shah Jehan qui a fait construire le Taj Mahal, en

508 À ce sujet Thomas Elsaesser rappelle qu’étant donné que les films muets étaient prévus pour être projetés

avec un accompagnement musical, tout film muet dramatique est mélodramatique. Thomas Elsaesser, « Tales of Sound and Fury: Observation on the Family Melodrama », dans Home is where the Heart is, Christine Gledhill (dir.), BFI, Londres,1987, p. 50.

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Alors que la majorité des films indiens du muet est détruite par le temps, grâce à la distribution à l’étranger, certaines copies des films de H. Rai ont survécu et existent dans différentes archives étrangères. Elles sont visibles en ligne sur le site de www.indiancine.ma.

510 Prem Sanyas [The Light of Asia], réalisé sur le scenario de Niranjan Pal a pour thème la vie de Bouddha, basé

sur le long poème éponyme d’Edwin Arnold. Le film bénéficie d’un budget confortable et d’une production fastueuse sur place, assurée par Himansu Rai. Franz Osten est venu en Inde avec son assistant Bertl Schultes et deux opérateurs Willi Kiermier et Josef Wirsching. B.D. Garga, So Many Cinemas: The Motion Picture in India, Eminence Designs Private Limited, 1996, p. 62.

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souvenir de son amour pour son épouse. Dans cette fiction, sa femme est également l’objet de l’amour platonique de l’architecte du Taj Mahal, Shiraz qui, bien qu’aveugle, créé la maquette du Taj Mahal en guidant ses mains par une puissante vision intérieure. Parmi tous les modèles présentés au Shah Jehan, c’est celui de Shiraz qui correspond à l’idée de la beauté du monument que le Shah imaginait pour honorer son amour. Il demande à ses officiers de crever les yeux de Shiraz pour l’empêcher de refaire la même œuvre d’art et, à la surprise de tous, l’on découvre que Shiraz est déjà aveugle. Ne pouvant plus compter sur ses yeux, l’architecte a puisé son inspiration dans son émotion, dans le souvenir qui lui a permis de matérialiser le projet et éterniser la beauté de Selima/Mumtaz Mahal qui l’avait envouté. L’image de l’artiste qui créé sans avoir recours à ses yeux est très ancienne et ne fascine pas seulement les orientaux. Raoul Ruiz dans son ouvrage Poétique du cinéma évoque un conte qui commence

vers la fin du XVe siècle : « Un contemporain de Piero Della Francesca – mais c’est peut-être

Piero lui-même – devient aveugle et décide de continuer à peindre selon un procédé de son invention, peu différent de la symétrie de Dürer. D’après cette méthode, il utilise des nombres pour dicter une peinture sans nul besoin de voir ou toucher la toile. Il dicte et ses disciples exécutent511 ». Peu importe la technique de la création « à l’aveugle », ce qui, dans cette évocation, est analogue au conte de Shiraz c’est la vision intérieure qui guide les mains de l’artiste ou sa parole qui donne les instructions.

Certains personnages d’aveugles dans les mélodrames inspirés par les drames classiques (Sakuntala) ou par des légendes persanes peuvent retrouver la vue grâce à une intervention magique. Rosie Thomas mentionne le film Gul-e-Bakavali512, premier « all-India super hit » de 1925, qui raconte l’histoire de la belle princesse Bakavali et du non moins beau prince Taj- al-Mulk qui part à la recherche de Gul-e-Bakavali [fleur de Bakavali], une fleur magique qui pourrait guérir la vue de son père aveugle513

. Gul-e-Bakavali combinait différentes formules qui garantissaient le succès du film dont l’histoire du film elle-même. Célèbre dès sa forme orale, l’histoire a circulé entre la Perse et l’Inde depuis des siècles. Le père/la mère dont la

511

Raoul Ruiz, Poétique du cinéma, Miscellanées, Traduction Bruno Alcala, Éditions Dis voir, Paris, 2005, p. 51-52.

512

Selon Virchand Dharamsey, les drames orientaux servaient de fond auquel on ajoutait les décors et costumes indiens ; le premier drame oriental Gul-e-Bakavali a été produit en 1924 à Bombay par Kohinoor Film Co., dirigé par Kanjibhai Rathode, premier réalisateur du milieu dalit (anciennement intouchable). Voir « The Advent of Sound in Indian Cinema: Theatre, Orientalism, Action, Magic », Journal of Moving Image n° 9, 2010, p. 22- 47. Grâce à Dharamsey et à sa collection personnelle de documents non-films indiens, le script de ce film a été publié dans BioScope: South Asian Screen Studies, July 2012; vol. 3, 2, p. 175-207. Le script prévoit nombre de trucages qui ont fait le succès de ce film.

513 Rosie Thomas, Bollywood before Bollywood: Film City Fantasies, State University of New York Press,

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vue est abîmée est une figure qui n’apparaît pas seulement dans les mélodrames parsi. Le « Livre de la forêt » de Mahabharata contient une histoire de la princesse Savitri, souvent adaptée au cinéma, qui épouse un prince condamné à vivre une vie très courte. Le père du prince Satyavan, roi Dyumatsen, est aveugle. Il est miraculeusement guéri par la dévotion de sa bru, princesse Savitri qui négocie la vie de son époux avec le dieu de la mort Yama et obtient, par ailleurs, la guérison des yeux de son beau-père. Cette histoire a inspiré plusieurs films : Sukanya Savitri de Kanjibhai Rathode (1922, Kohinoor), Sati Savitri de Baburao Painter (1927), de Chandulal Shah (1932), de Dinkar Bidkar (1931) et nombre d’autres adaptations postérieures à la période des années 1920-1930. Les films Lal-e-Yaman et la suite Noor-e-Yaman514 ont pour thème d’une part la voix et, d’autre part, la cécité et l’aveuglement.

Dans cette fable orientale, la voix met au défi le regard ; deux voix « divines » dominent la structure du film : la voix d’un fakir aveugle (personnage aux pouvoirs surnaturels) émanant de sa sagesse spirituelle, et celle du jeune prince Nadir, doué naturellement d’une voix mélodieuse [God-given gift]. En contraste avec les voix, Lal-e-Yaman représente le visible comme intrinsèquement insuffisant (non fiable) :

Dans la première scène, le fakir aveugle accuse le roi d’être aveugle métaphoriquement car il ne peut pas voir la méchanceté de la reine. Plus tard, alors que le roi admet qu’il s’était trompé et que le dessein maléfique de la reine est démasqué, il ordonne qu’on l’aveugle, littéralement. Ses yeux sont alors évidés par une tige d’acier. Riant hystériquement quand il voit la reine s’avancer trébuchante vers lui, le roi s’exclame : « Maintenant, nous sommes tous les deux aveugles. Ayant les yeux, j’étais aveugle, sans yeux, vous l’êtes maintenant. » En titubant autour de lui, incapable de voir, elle tombe d’une falaise et se tue. Tout le long du film, dans les dialogues et les chants, les vers répètent des phrases comme « vos yeux sont des bateaux vides » ou « mes yeux me jouent des tours515 ».

Rosie Thomas signale que les pouvoirs surnaturels du fakir sont suggérés par le trucage jouant avec la visibilité et l’invisibilité, utilisant les effets optiques comme la transformation des chaînes de prison et des serpents en guirlandes de fleurs, des arbres qui pleurent, des jets d’eau qui jaillissent de nulle part. Selon l’auteure, l’illusion spectaculaire règne en montrant, par exemple, de magnifiques nymphes légèrement vêtues qui se baignent dans un environnement irréel. Parviz, l’un des personnages, tombe amoureux en regardant une princesse endormie, (qui ne voit pas) et ne peut être réveillée qu’avec l’aide d’un procédé magique. Doté des pouvoir surhumains, Parviz peut se déplacer sans être vu et redevenir

514 L’auteur du scenario est Josef David, dramaturge du théâtre Parsi Imperial Theatrical Company. Le film a été

produit par le studio Wadia Movietone en 1933.

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visible grâce au couteau que Fakir lui a donné, etc. Thomas perçoit ce premier film sonore du

studio Wadia Movietone comme une réflexion sur « la voix et l’illusion visuelle516 ».

Le voyant aveugle

Plus encore que les figures inspirées par la mythologie, les fables perses ou le mélodrame parsi, c’est la présence d’authentiques aveugles qui introduit le mystère de la vision dans les films. Si la mythologie indienne accepte l’aveugle dans des fonctions royales et reconnait la spiritualité élevée de certains (Surdas), la doctrine hindoue dictée par les Lois de Manou désigne l’aveugle comme une personne nuisible, au même titre que voleurs, trompeurs, empoisonneurs etc. Nombreuses sont les mises en garde contre l’aveugle qui par sa seule présence diminue les mérites d’un brahmane pieux, lors de l’organisation d’un repas funéraire, par exemple, ou lors d’une délibération importante. Voici, par exemple, ce que dit le paragraphe 161, page 79 du Livre III : « Un épileptique, un strumeux, un (homme) atteint de la lèpre blanche, un délateur, un fou, un aveugle, un détracteur des Védas, (tous ces gens) doivent être exclus ». Manou interdit à l’aveugle l’accès aux livres sacrés (védas) et l’exclut de l’héritage : « N’ont aucune part (à l’héritage) les impuissants, les (gens) dégradés (de leur caste), ainsi que les aveugles et les sourds de naissance, les fous, les idiots, les muets, et ceux qui sont privés de quelque organe517

». Bien que la doctrine hindoue rejette l’aveugle de la société des « purs », le cinéma comme d’autres arts du spectacle (musique classique) leur ouvre grande la porte. Le chanteur/acteur bengali, Krishna Chandra Dey, figure marquante du studio New Theatres518, en est un exemple. L’avènement du son, avant l’utilisation du playback, et même longtemps après (jusqu’à la fin des années 1940) favorise la participation d’acteurs-chanteurs519. Ainsi, dès sa première apparition dans le film Chandidas, en 1934, K.C. Dey est engagé pour interpréter des personnages à son image, chanteurs ambulants ou mendiants aveugles.

Chandidas conte l’histoire d’une relation amoureuse entre un brahmane-poète vishnouite

du XVe siècle Chandidas et une lavandière de basse caste. Contrairement à de nombreux films,

dont le plus connu Achhut Kanya (Franz Osten, 1936, Bombay Talkies), où le couple de

516 Selon l’auteure, le film peut être également perçu comme l’allégorie de l’arrivée du parlant ou comme

l’intrusion du son dans le domaine de l’image. Ibid, p. 82.

517

Lois de Manou, Livre IX., page 286, paragraphe 201.

518 K.C. Dey (1893–1962) joue et chante dans une trentaine de films, de 1932 à 1954.

519 Vers la fin des années 1940, l’une des actrices-chanteuses les mieux payées était Surayia, partenaire de Raj

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castes différentes ne survit pas à la pression et à la haine des communautés, le poète Chandidas préfère accepter la destitution de son rang plutôt que nier son affection et laisser subir à la femme qu’il aime la violence physique (sa maison qu’elle partage avec sa sœur est incendiée et sa vie est mise en danger). Tous deux choisissent l’errance et quittent l’environnement hostile de leur village. Les personnages de caste inférieure (lavandière Rami, sa sœur et son époux Sriman interprété par K.C. Dey) vivent certes à l’écart du village mais possèdent la voix pour se défendre contre l’injustice. Rami n’a pas la langue dans sa poche et exprime aussi bien sa défense (contre une fausse accusation) que la critique contre le comportement licencieux du marchand Bijoynarayan de haute caste dont elle refuse les avances. Elle revendique haut et fort son droit d’aller au temple prier et défie l’autorité aveugle du conseil du village.

Revenons à K.C. Dey. En 1935, il interprète le poète aveugle Surdas dans les films Bhagya Chakra (sa version hindi Dhoop Chhaon), une des variations du thème de Bilwamangal. La même année, il joue également dans le film Inquilab où Raj Kapoor fait sa première apparition cinématographique aux côtés de son père, et dans Devdas de P.C. Barua. Les films avec K.C. Dey portent l’empreinte de sa différence, de son regard instable et désaxé. Sa présence, souvent détachée et tranquille, apporte une dimension spirituelle à l’histoire car son handicap ne l’empêche pas d’être lucide. La perspicacité de son regard est mise en miroir avec les personnages qui ont des yeux mais ne voient pas. Il souligne la relativité de la signification du « voir » en présentant le don de voir et comprendre l’invisible ou l’avenir. Le chant des personnages interprétés par K.C. Dey commentant l’histoire ou le comportement du héros, apporte une dimension intemporelle au récit. Il devient une figure mélodramatique type. Dans Devdas, K.C. Dey joue le personnage d’un chanteur aveugle, témoin des moments clés dans les relations entre Devdas et Parvati. Avant le départ de Devdas pour Calcutta K.C. Dey chante ces mots devenus prophétiques : « Mat bhul musafir tujhe jana hi parega » [N’oublie pas, l’étranger, qu’un jour tu devras t’en aller]. Si ce chant annonce la rupture de Devdas avec ses racines en accompagnant son départ dans la grande ville, il fait appel, bien avant Quit India Movement lancé par Gandhi en 1942, au départ de l’occupant britannique.

Dans une séquence de Gopinath (Mahesh Kaul, 1948), où l’incompréhension des personnages est vécue à plusieurs niveaux, la jeune Gopi est assise par terre, dos appuyé contre un lit, regard tourné à la fois vers le hors champ et à l’intérieur de soi, pendant que le

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chanteur aveugle520 à l’extérieur, dans son chant sur la séparation et l’inquiétude, évoque

ironiquement le raga malhar – le raga521 de l’union et de la joie522. Mahesh Kaul qui consacre

son premier film Gopinath à la problématique du regard, confie à la voix du chanteur aveugle l’ouverture et la clôture du film. Ce visionnaire voit non seulement ce qui se passe à l’extérieur mais son regard pénètre l’intérieur de la maison où vivent Gopi et Mohan, scrutant jusqu’au plus profond de leurs âmes. Les films qui engagent la présence d’un personnage ayant perdu la vue mettent en avant la lucidité de celui-ci pour souligner l’aveuglement d’autres personnages qui ne voient pas ou ne comprennent pas le véritable sens des mots et

des faits523. De toute évidence, cette capacité hors du commun que possède l’aveugle exerce

une fascination sur le public indien. On pourrait supposer que celui-ci est sensibilisé plus que d’autres publics aux phénomènes humains extraordinaires, à force de les côtoyer de près au quotidien ou lors des pèlerinages et des rassemblements religieux524. Dans les mélodrames hindi, le personnage de l’aveugle, musicien ou chanteur, est souvent celui qui « observe » et commente le déroulement de l’histoire. Ainsi l’aveugle, tel Homère, prend la place du