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Le héros qui perd temporairement ou définitivement la vue

R. K Films & Studios : comprendre son public et ses désirs

3) Le héros qui perd temporairement ou définitivement la vue

La perte temporaire ou définitive de la vue est, dans les films kapooriens, souvent signalée par un bandage qui couvre toute la tête, y compris les yeux. Il est impossible de voir à travers cette couche épaisse de tissus qui transforme le personnage en une momie vivante. Le héros d’Aag, après avoir mis feu à son théâtre et mutilé son visage se retrouve à l’hôpital, la tête enrubannée par le bandage qui l’empêche de voir l’héroïne de ses propres yeux. Lucide sous son bandage, il comprend qu’elle vient de lui annoncer qu’elle l’abandonne pour un autre, son ami Rajan. La cécité temporaire apaise le personnage et l’aide à accepter la réalité de la séparation. Dans Awaara, c’est la mère du héros, qui se trouve dans la situation où elle perd accidentellement la vue : venant d’assister en qualité de témoin clé dans le procès où son fils est accusé d’homicide volontaire, Leela, la mère de Raju, est renversée par le véhicule du magistrat de la partie civile. Elle est transportée dans une chambre d’hôpital, couverte par le bandage qui d’une part, l’aveugle et, d’autre part, empêche le juge de reconnaître en elle l’épouse qu’il avait rejetée jadis. Là aussi, la cécité apaise le personnage et le bandage dissimule l’émotion que la demande de pardon suscite chez Leela laissant le juge dans l’embarras et la culpabilité. Le bandage fait office d’un masque de protection et opère une mise à distance du monde extérieur désormais changé pour la personne blessée. Il marque ainsi des temporalités différentes – avant, pendant et après l’aveuglement – qui font basculer les valeurs auxquelles le personnage concerné était habitué.

Le moment clé survient à l’instant où le malade enlève son bandage et découvre sa nouvelle identité et son nouvel environnement : il est saisi par la surprise. Dans Anokha Pyar [Unique amour] (1948) de Dharamsey et dans Deedar [Glance, Regard] de Nitin Bose (1951), à la suite de la perte de la vue, le héros séjourne à l’hôpital où il est soigné. Ce séjour permet d’établir une relation entre le héros temporairement aveugle et l’héroïne, fiancée du médecin- sauveur qui guérit sa cécité (père dans Anokha Pyar et mari dans Deedar). Dans ces mélodrames, l’enjeu repose sur la capacité de voir du héros dès lors qu’il retrouve la vue. Ce

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moment est un moment crucial et détermine l’issue des relations triangulaires, souvent compliquées. Dans Deedar, le héros-enfant perd la vue à la suite de plusieurs événements traumatisants – une chute de cheval alors qu’il se promène avec son amie Mala, la perte de sa mère, une nuit de tempête dévastatrice. Il retrouve la vue à l’âge adulte puis la perd à nouveau, cette fois de son plein gré. L’aveuglement au figuré de Shamu (Dilip Kumar) et la force de son adoration pour Mala (Nargis) impressionnent le docteur Kishore (Ashok Kumar) qui soigne ses yeux. Il est prêt à renoncer à son amour et à Mala, qui est sa fiancée, car il trouve que l’amour de Shamu pour elle est d’un autre ordre : il est sublime. L’aveuglement physique de Shamu nourrit l’amour dévotionnel qu’il voue à son amie d’enfance. Dès lors que Shamu comprend qu’il ne peut pas regagner l’objet de son amour car elle est amoureuse d’un autre, il se retire et détruit le travail du médecin en s’aveuglant à nouveau pour retrouver son monde intérieur. Alors que Sunder (dans Sangam) aveuglé par le désir de Radha, ne voit pas qu’elle en aime un autre et donc ne renonce pas à elle, Madhava Prasad souligne la lucidité de Shamu avec laquelle il accepte, malgré sa souffrance, sa « défaite » amoureuse :

L’amoureux qui ne voit pas est une figure fréquemment employée dans les films hindi. Ce n’est que rarement, comme dans Deedar, qu’il est effectivement aveugle. Dans Deedar (1951) le héros aveugle rencontre son destin ce qui est une antithèse du tout puissant Sunder dans Sangam. Il découvre que son amour est incapable de regagner l’amour de la femme qui aime un autre, un docteur. Néanmoins, son impuissance signifie un sacrifice qui l’ennoblit et en fait le « saint » du couple. Ainsi dans

Deedar, l’amoureux aveugle, à travers son acte d’auto effacement (il finit par s’aveugler et se retirer

de la scène d’amour), crée un espace pour la constitution de la cellule de couple525.

Si le héros de Deedar, devient un être hors du commun face au couple des amoureux, docteur Kishore (Ashok Kumar) et Mala (Nargis), il est doublement aveugle (au sens propre et au sens figuré) en ce qui concerne Champa (Nimmi), jeune fille qui partage sa maison avec lui et l’assiste avec dévouement et abnégation depuis que le destin l’a fait échouer dans son village et sa maison. Il supporte la présence et le service de la jeune fille sans « voir » l’amour qu’elle lui voue. Au lieu de cela, il cultive l’image de Mala en son for intérieur. Redevenir aveugle rapproche Shamu à nouveau de Champa526. Dans le corpus kapoorien, nous verrons différents exemples de la violence contre soi, suite à un choc ou une déception (Aag, Jan Pahchan) mais cette violence n’est pas aussi radicale que celle de Shamu dans Deedar.

525 M. Prasad, Ideology of the Hindi Film… op. cit., p. 85, note 26. 526

Rappelons que dans la même période, en 1954, Douglas Sirk s’intéresse également à la problématique de la perte temporaire de vue et des relations complexes que cela provoque dans son mélodrame Le Secret magnifique (Magnificent Obsession). Il montre un chemin de rédemption parcouru par Bob Merrick (Rock Hudson ) qui a causé le malheur et la cécité de Helen Philips (Jane Wyman).

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Nos observations liminaires se terminent par deux occurrences du héros qui est aveugle physiquement. Si, à première vue, cette figure apporte au mélodrame de l’incompréhension une dimension tragique, ce n’est pas le message voulu de ces films. Dans le sillage des figures légendaires qui ont marqué l’histoire culturelle du pays, la cécité ouvre au personnage la voie vers une autre sorte de lucidité : la vue intérieure. Par ailleurs, ces films poussent la métaphore à son paroxysme : le héros ne veut pas voir le monde réel et se réfugie dans son aveuglement.

Force est de constater que malgré le nombre d’exemples célèbres qui établissent la pertinence de la cécité dans l’univers tragique, la spéculation de Peter Brooks sur la correspondance entre les divers types de drames et les divers types de handicaps semble ne pas fonctionner quand il s’agit du mélodrame indien. Rappelons que selon Brooks,

à la tragédie correspondrait la cécité, puisque la tragédie parle de vision et d’illumination ; à la comédie correspondrait la surdité, puisque la comédie se fonde sur les problèmes de communication, les malentendus et leurs conséquences ; au mélodrame, enfin, correspondrait le mutisme, en ce que le mélodrame parle d’expression527

.

Il est difficile d’appliquer ce raisonnement au mélodrame indien car il ne cesse d’abolir les frontières et de mélanger les genres mettant au cœur de l’intrigue divers types de handicaps. D’autre part, les problèmes de communication, les malentendus et leurs conséquences n’appartiennent pas uniquement à la comédie comme « conséquence de la surdité » mais relèvent aussi bien de l’aveuglement que du mutisme528. Si la présence de « purs signes psychiques » selon Brooks529 se manifeste par leur conflit et confère au mélodrame, à travers leurs interactions, un espace dramatique, la présence de personnages fragiles et vulnérables, auxquels il est difficile de s’identifier, attribue à cet espace dramatique une dimension symbolique ou allégorique. Créés pour représenter certaines qualités du peuple

527 P. Brooks, L’Imagination Mélodramatique… op. cit., p. 74.

528 Pour Peter Brooks, les muets occupent une place à part dans le mélodrame : « Le texte du mutisme est […]

largement répandu dans le mélodrame et constitue un élément central dans la représentation de ses significations les plus importantes ». Il relève également la nécessité du langage de « gestes de toutes formes » et le fait que le mutisme dans le mélodrame dérive du genre issu de la pantomime « par le biais d’une forme intermédiaire sous le nom oxymorique de “pantomime dialoguée” ». Ibid., p. 80.

529

Ces « signes psychiques » répertoriés par Brook sont Père, Fille, Protecteur, Persécuteur, Juge, Devoir, Obéissance, Justice. Ibid., p. 48.

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(mère, père, enfant, vieillard) mais aussi ses handicaps (sourds, muets, aveugles, infirmes), à travers ces différentes figures, le mélodrame fait « surgir le peuple » et en signale sa présence au public :

Le mélodrame se distingue en ce qu’il inclut explicitement le peuple comme destinataire et comme sujet, dès les premiers temps de son apparition au théâtre, puis au cinéma, mais également au fil des différentes déclinaisons que le genre a connues, au long de l’histoire du cinéma530.

Le public qui aime le cinéma pour son pouvoir d’évasion est traditionnellement attiré par de belles héroïnes et des héros vaillants. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il est aussi attentif et sensible aux représentations déglamourisées du peuple, montrant des personnages simples, souffrant d’un handicap physique. Le film Dosti [Amitié] de Satyen Bose – énorme succès populaire sans vedette – en est un exemple frappant car ses héros sont des personnages faibles et vulnérables, interprétés par des acteurs inconnus, Sudhir Kumar et Sushil Kumar. Dans cette histoire d’amitié entre deux infirmes, l’un des deux amis est aveugle et l’autre, victime d’un accident de la route, ne peut pas se déplacer sans béquilles. Ils se soutiennent dans la vie affrontant d’innombrables péripéties, difficultés et souffrances dues à leur fragilité physique531.

Les personnages kapooriens que nous allons accompagner dans le chapitre suivant ont un dénominateur commun qui est la souffrance d’être incompris alors que, pour la plupart, ils ne peuvent ou ne veulent pas voir le monde tel qu’il est.

530

F. Zamour, Le mélodrame dans le cinéma contemporain… op. cit., p. 175.

531

Le film Dosti emporte, lors de Filmfare Awards 1965, le prix de la meilleure musique et est apprécié au 4ème festival international des films de Moscou.

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HAPITRE

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ES MULTIPLES VISAGES DU HÉROS AVEUGLE KAPOORIEN

Les films appartiennent à une forme de communication qui fait que la signification est soulignée ; les regarder suppose non seulement que nous prenions du plaisir au récit mais également à la vue des corps et des mouvements expressifs, une jouissance face aux compétences actorales qui nous sont familières, ainsi qu’un intérêt pour les acteurs en tant que « gens vrais »532.

Comme le signale James Naremore dans la citation qui ouvre ce chapitre, les films amplifient la signification de l’action qui s’y déroule. Les corps en mouvements, la voix et le dynamisme des acteurs contribuent pleinement à nous procurer du plaisir au même titre que l’histoire. Mais pas seulement : ils attirent notre attention sur des anomalies ou des moments clés au cours du récit. Dans le cas du mélodrame kapoorien, les personnages types traversant les situations d’incompréhension nous indiquent qu’ils peuvent en être aussi bien les causes qu’en subir les conséquences. S’appuyant sur les codes d’interprétation définis par James Naremore, l’objectif ici est de démontrer l’incidence de la réalité individuelle de l’interprète, en tant qu’« ensemble d’attributs expressifs et de fonctions idéologiques533 », sur le discours qu’il véhicule dans différents films de notre corpus. Autrement dit, nous nous intéresserons à

la « créature cinématographique » telle que la définit Christian Viviani534, comme un acteur ou

une star « recomposé[e] » par une mise en scène assumant pleinement l’artifice, et associant l’esthétique et la technique dès l’origine du processus. Aussi, par son jeu, mobilise-t-elle tout

532

James Naremore, Acteurs. Le jeu de l’acteur de cinéma, PUR, Rennes, 2014, p. 10.

533

Ibid., p. 14

534

Il semblerait que le terme créature ait été utilisé, dans le même sens, par Jean Renoir. Viviani dans Projection

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ce qu’elle a transmis à l’inconscient du spectateur par ses précédents rôles535. La « créature cinématographique », dans notre cas, concerne bien sûr Raj Kapoor, principal interprète des personnages paradigmatiques créés sur mesure pour lui, Prithviraj, son père, mais aussi Nargis, Nutan, Padmini ou Vyjayanthimala, stars féminines et leading ladies de Kapoor, Leela Chitnis536

ou Lalita Pawar537

, actrices célèbres jouant les mères de héros, ou Pran, le vilain, pour n’en mentionner que quelques uns.

Les personnages qui nous préoccupent sont des personnages types ou, en empruntant l’expression de Peter Brooks « purs signes psychiques ». Ces figures sont signifiantes « par leur conflit, par l’espace dramatique créé à travers leur interaction, fournissant les moyens de leur résolution » souligne Peter Brooks. Selon lui,

Cet espace peut s’apparenter à la structure mentale, proche du sens que lui a donné Freud, ou à un médium comparable au texte du rêve, mais uniquement en ce qu’il fonctionne à travers le jeu de signes purs et extériorisés538.

Définis ainsi, ces signes caractérisent aussi bien le mélodrame occidental, exempt de psychologie, que son équivalent indien. Le drame indien, qui rappelle celui du mélodrame par sa forme basée sur l’inséparabilité de la poésie, de la musique, du chant et de la danse, s’appuie sur le concept des rasa établi dans le traité Natyasastra attribué au sage Bharata. Sylvain Lévi, exégète du traité, relève la typologie traditionnelle des personnages indiquée dans celui-ci :

Les personnages, indépendamment de la part qu’ils prennent à l’intrigue, se classent d’après leur valeur morale et d’après leur emploi professionnel. Les gens les plus vertueux et les plus cultivés forment la classe supérieure ; les fripons, les méchants, les misérables font la classe infime539.

535 Pour Viviani la distinction entre personnage et créature est du même ordre que celle entre personnage et type

établie par Stanislavski dans le domaine du théâtre. Christian Viviani, Le Magique et le Vrai. L’acteur du

cinéma, sujet et objet, Rouge Profond, Aix-en-Provence, 2015, p. 18-19. 536

Leela Chitnis (1909-2003), comédienne et actrice, commence sa carrière comme héroïne dans les années 1930, travaillant pour les studios Prabhat, Ranjit Studio et Bombay Talkies. À partir des années 1940, Leela Chitnis passe aux rôles de mères d’acteurs comme Dilip Kumar. En 1951, elle interprète la mère de Raj Kapoor dans Awaara et rejoue pour R.K. Films & Studios en 1978 dans Satyam Shivam Sundaram. Elle continue à travailler dans l’industrie de Bombay jusqu’aux années 1980.

537 Lalita Pawar (1916-1998) a une filmographie impressionnante ayant joué dans plus de sept cent films. Bien

qu’elle ait eu une belle carrière d’actrice vedette dans les années1930-1940, elle est essentiellement connue pour ses rôles de mère, souvent aux côtés de Raj Kapoor (Shree 420, Jish Desh Main Ganga Behta Hai, Anari,

Parvarish, Kanhaiya, Ek Dil Sao Afsane, Diwana, Sapnom Ka Kaudakar…) 538 P. Brooks, L’Imagination Mélodramatique… op. cit., p. 48.

539

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Si le mélodrame est défini, entre autres, par le mode de l’excès ou comme « concept opposé au naturalisme, avec ses émotions exprimées sous une forme onirique, théâtrale, avec

sa représentation de la quintessence du drame540 », nous devrons prendre en compte autant les

théories actorales occidentales que le concept des rasa541

qui place les émotions au cœur de toute représentation scénique. Si l’expérience esthétique peut être présentée comme une gustation (asvada) avec son éventail de métaphores (le lait, le jus de fruit qui éclate dans la bouche), l’équivalent généralement retenu pour rasa est saveur. Bien qu’il s’agisse d’un concept très ancien, l’expérience esthétique, le rasa, reste au cœur du mélodrame indien et l’acteur qui véhicule le rasa bénéficie d’une considération et d’une aura particulières selon Geeta Kapur :

Selon la tradition esthétique indienne définie dans Natya Sastra, l’acteur est un patra, un vaisseau qui transporte les attributs et l’émotion d’un « personnage » [character] vers le spectateur pendant que lui-même reste intact. Il est à la fois divinité et homme ; il est un couple de signes – iconique et indiciel – par le seul fait que ce qu’il transporte dans le spectacle est un discours542.

T.J.S. George, biographe de Nargis, reprend une déclaration de Kapoor sur l’importance des sentiments : « Il faut que mon public non seulement voit l’amour à l’écran mais qu’il le

ressente. Je ne suis pas intéressé par l’amour “à la Devdas”543

». Ceci confirme que le concept des rasa domine ses préoccupations fondamentales quant à la création cinématographique. Il est entendu que Kapoor n’est pas le seul réalisateur/acteur attentif aux émotions à l’écran pour satisfaire les attentes du public indien. Vijay Mishra souligne qu’une bonne dose de sentimentalité et d’émotion est nécessaire pour réussir un film en Inde :

Verser une larme avec le héros sentimental est le vrai test du film bollywoodien ; le rasa karuna est si bien compris par son spectateur Modèle, complètement fasciné par les chansons du maître des

540

Peter Brooks résume ainsi l’idée du mélodrame exprimée par Eric Bentley dans le chapitre « Melodrama » de l’ouvrage The Life of the Drama, New York, Atheneum, 1964, p. 195-218. Dans P. Brooks, L’Imagination

Mélodramatique… op. cit., p. 21. 541

Lyne Bansat-Boudon, Poétique du théâtre indien. Lectures du Natyasastra, Publication de l’École française de l’Extrême-Orient, Paris, 1992, volume 169, p. 97. Dans le traité de Bharata, les rasa sont au nombre de huit : L’érotique (crngâra), le comique (hâsya), le pathétique (karuna), le tragique (raudra), l’héroïque (vira), le terrible (bhayanaka), l’horrible (bibhatsa), le merveilleux (adbhuta). Le neuvième rasa, ajouté plus tard, probablement par Abhinavagupta, serait l’apaisé (santarasa). Ces huit ou neuf variétés peuvent s’employer ensemble, par exemple dans la comédie héroïque.

542

Geeta Kapur, « Mythic Material in Indian Cinema », Journal of Arts and Ideas 14-15, 1987, p. 89.

543

L’amour « à la Devdas », signifie l’amour platonique où le sentiment dominant est la souffrance karuna ou

viraha, la tristesse de la séparation. Le sentiment dominant que Kapoor cherche à rendre est l’érotique, crngara.

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chansons sentimentales, Mukesh : satayga kise tu asmam jab ham nahin honge [Qui tourmenteras-tu, toi, Oh grands dieux, quand je ne serai plus là ?]544

La théâtralité et le jeu appuyé, comme moyen d’atteindre le rasa, mais aussi la musique, la poésie et la danse sont des liens qui unissent solidement le théâtre et le cinéma en Inde et caractérisent le mélodrame kapoorien. Si l’attachement du cinéma populaire aux rasa peut être aujourd’hui plus ou moins contesté, la proposition de Christian Viviani qui considère l’ornemental comme registre du jeu dominant du cinéma indien, permettant de sortir du naturalisme, réconcilie la théorie ancienne des rasa avec la réalité des films indiens. Viviani consacre un chapitre de son ouvrage au « jeu ritualisé du cinéma indien » en s’intéressant en particulier à la séquence musicale qu’il définit comme intermède. Il complète celui de Naremore, en intégrant des analyses de jeu d’acteurs du cinéma indien entre autres. Ainsi, nous disposons d’un outil supplémentaire qui différencie trois registres du jeu gestuel d’acteur : le crédible (proche du réaliste), l’ornemental et le théâtral, qui s’entremêlent au cours d’un film avec souvent la prédominance d’un registre particulier545.

Si, comme l’affirme Kapoor dans son communiqué, il faut que son public ressente l’amour montré à l’écran, nous explorerons les dispositifs qu’il déploie pour que le spectateur intériorise ce sentiment d’incompréhension. Quelle est la part du jeu d’acteur, de la mise en scène ? Quels types de personnages privilégie-t-il ? Quelles situations met-il en place ?

Dans cette partie, nous nous intéresserons aux personnages types du corpus kapoorien dont la seule présence indique que nous sommes face à des situations de malentendu, d’aveuglement ou d’incompréhension. Dans le panel de ces personnages paradigmatiques qui n’ont pas la capacité de voir/comprendre pour différentes raisons, nous trouverons le plus souvent l’artiste, le marginal, l’amoureux, la mère, ou alors le personnage qui perd la vue.