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la plus grande promotrice du low tech

Dans le document Au-delà du low-tech : (Page 131-134)

L’accès aux outils, dont les technologies numériques, est un enjeu important ; d’autant plus que le Pérou ne produit presque aucun outil numérique. Dans la logique de la théorie économique de l’avantage comparatif, les pays du Sud basent leur économie sur l’extraction des matières premières, ensuite transformées grâce au savoir-faire étranger, qui accapare alors la plus-value. Puis, ces objets transformés, manufacturés, industriels, sont revendus au pays du Sud à un prix équivalent à celui pratiqué en Europe. Ainsi, si un ordinateur vaut 500 euros en France, il vaudra au minimum

[2] L’indépendance du Pérou, comme celle de tous les autres pays d’Amérique latine sauf Haïti, ne s’est pas construite sur une « révolution » qui modifierait les structures sociales. Au contraire, ce sont les élites dites « créoles », nées en Amérique de parents espagnol·es, qui se soulèvent contre le strict contrôle exercé par la métropole et qui les empêchaient d’accéder à certains postes clés de responsabilité. L’État et la république péruvienne naît donc d’une continuité assez forte entre l’ordre socio-économique et politique colonial puis républicain. Dans cette organisation sociale, ce sont les Blanc·hes, descendant·es des Espagnols, installé·es à Lima et sur la côte, propriétaires de très grandes étendues de terres et des semi-esclaves qui y sont associé·es, qui occupent la place centrale, alors que les peuples autochtones notamment andins et amazoniens sont relégués à une position périphérique et dépendante.

1 750 Nuevos Soles péruviens (puisqu’un euro équivaut en moyenne à 3,5 Nuevos Soles). En outre, les frais de transport et le relatif monopole de l’importation de ces technologies vers le Pérou implique que le prix réel pratiqué soit parfois encore plus élevé qu’en Europe. De même, un ciseau à bois à 9 euros dans les grandes surfaces européennes se vend entre 50 et 60 Soles (14-16 euros). Or les Européen·nes gagnent en euros et non en sol péruvien : une heure de travail en France vaut trois heures et demie de travail au Pérou, du fait du taux de change. Pour les Péruvien·nes, il faut travailler 3,5 fois plus pour accéder aux même outils et aux technologies numériques – cet accès est donc profondément inégal au niveau international.

Parce que cet accès est limité, c’est la nécessité économique et matérielle qui pousse à la mise en place de stratégies de sobriété, de réappropriation et de durabilité qui se rapprochent de ce dont on parle à travers le terme low tech.

Tout d’abord, par manque de moyens ou d’alternatives, les Cusquénien·nes utilisent ce qu’ils et elles ont sous la main pour répondre à leurs besoins quotidiens. Une anecdote personnelle reflète cette idée : en déplacement dans une communauté andine, et après avoir aidé les comunerxs (membres de la communauté) à déplacer des pierres pour « retourner » les plants de pomme de terre, notre groupe s’est assis pour manger et se rafraîchir. Un jeune sort de son sac un tube en plastique percé de petits trous et commence à jouer une mélodie locale. Surprise que la flûte ne soit pas en bambou (ce qui serait plus « traditionnel »), j’ai dû me rendre à l’évidence : une flûte en plastique se dégrade moins du fait de l’humidité, a moins de risque de se briser dans le sac et est virtuellement éternelle. Auparavant, les musicien·nes faisaient avec ce qu’ils et elles avaient sous la main, du bambou ; aujourd’hui, les restes de tubes en plastique sont plus résistants et tout aussi pratiques. Au diable les clichés touristiques immuables sur les peuples autochtones avec leurs instru-ments en bambou. À Cusco, c’est aussi par manque de moyens qu’on utilise des matériaux locaux pour ses activités quotidiennes.

Par nécessité matérielle, les Cusquénien·nes gardent précieusement tous les restes, matériaux et rebuts possibles et imaginables. Les pelures de pomme de terre vont aux animaux (si on n’en a pas, on les garde pour les animaux du cousin ou de la voisine) et les sacs en plastique sont soigneusement pliés et entreposés : imper-méables, étanches, souples et légers, ils se révèlent d’une incroyable utilité au quotidien. Les morceaux de bois et de fer s’accumulent à l’infini dans les garages, au cas où cela pourrait servir. Dans ce contexte, la récupération et la réutilisation sont des pratiques quotidiennes, au point que les installations électriques publiques souffrent des vols répétés de câbles en cuivre. L’exclusion du marché de la consom-mation de masse rend la relation aux objets beaucoup plus précieuse : les stands de réparation de vêtements, de chaussures, mais aussi de téléphones portables et d’ordinateurs, font légion dans une ville comme Cusco ainsi que dans les petites villes avoisinantes. On garde, on récupère, on répare, on réutilise, car remplacer une machine ou un objet défaillant reviendrait trop cher.

La mutualisation des biens et des services numériques en particulier est une réa-lité quotidienne. Les cybercafés qui proposent, pour un sol de l’heure, l’utilisation d’un, deux ou trois ordinateurs connectés à Internet pullulent aux quatre coins de la région. Dans les petits villages reculés, on les trouve dans les échoppes multi-fonctions, où l’on peut également acheter des babioles chinoises en plastique pour peigner son enfant ou acheter du pain fabriqué dans l’arrière-cour. Pourquoi acheter soi-même un ordinateur quand on peut l’utiliser, de temps en temps, pour y faire des opérations précises et concrètes ? Dans une société peu numérisée, la plupart des services se font en face à face, au terminal de bus pour acheter des billets, à la banque pour retirer son salaire ou déposer sur le compte d’un parent, ou encore au guichet du coin de la rue pour payer ses factures d’eau et d’électri-cité. La mutualisation des machines est donc plus logique et économique pour les utilisateur·rices, comme en témoignent les « ventes d’appel » dans la rue par des femmes aux gilets fluorescents, qui font payer quelques Nuevos Soles les appels depuis les trois ou quatre téléphones portables qu’elles portent autour du cou.

L’absence d’un marché légal de consommation de produits culturels (livres, musique, films, etc.) a donné lieu à une explosion de vente de disques par téléchargement illégal. À Cusco, même les livres achetés sur les marchés sont des copies illégales, comme en témoignent les nombreuses fautes de frappe. Les logiciels qu’on installe sur l’ordinateur sont des copies illégales de Microsoft et les bidouilleurs électro-niques sont nombreux. Le droit à la propriété intellectuelle privée est sapé par le

NICOLAS NOVA, CC BY 2.0

Un panneau annonce la présence d’un Internet café dans une boutique de la Vallée Sacrée des Incas, près de Cusco.

besoin pressant de nombreuses personnes sans grandes ressources d’avoir accès aux technologies numériques et par un contrôle de l’État très laxiste. De la même façon, pour obtenir un accès à Internet que l’entreprise commerciale refuse (dans les zones considérées « en périphérie » de la ville), il suffit de tirer un câble depuis chez les voisin·es et diviser la facture par deux.

C’est donc bien par nécessité économique que la plupart des habitant·es de Cusco et de sa région font avec les matériaux disponibles localement, réutilisent, recyclent, réparent et mutualisent les outils disponibles. Les enjeux de la question autour des technologies, et les questions sociales, environnementales et politiques qu’elle pose, prennent un visage différent ici et là : au Pérou, plus qu’un enjeu écologique, il s’agit d’un enjeu de décolonisation.

Décoloniser les imaginaires collectifs et les relations sociales,

Dans le document Au-delà du low-tech : (Page 131-134)