• Aucun résultat trouvé

Décoloniser les imaginaires collectifs et les relations sociales, un enjeu majeur du low tech au Pérou

Dans le document Au-delà du low-tech : (Page 134-137)

Par nécessité, la plupart des personnes qui vivent en marge du système économique et culturel mondial ont recours aux pratiques low tech, sans le nommer. Mais leur intégration progressive au marché, via des programmes publics ou privés de

« développement », va de pair avec une logique euro-centrée. En effet, qu’est-ce que le « développement » sinon l’adéquation avec le mode d’organisation socio-économique occidental, malgré tous les maux qu’on peut lui reconnaître ? Or, cette logique d’évolution sociale se traduit au Pérou par l’idéologie de la modernité, que le sociologue Anibal Quijano3 a amplement décrit par le concept de colonialité du pouvoir et du savoir : l’association du capitalisme, de l’euro-centrisme et du racisme.

Une idéologie de la modernité, qui cherche à remplacer des modes d’organisation et de production sobres, adaptés socialement et environnementalement et qui ont fait leur preuve dans l’héritage des sociétés pré-colombiennes, par des formes plus

« compatibles » avec le capitalisme à l’occidentale, introduit par le processus de colonisation et renouvelé par les pratiques de « développement ».

Ainsi, les maisons traditionnelles du Pérou, construites avec des briques de terre mélangées à du foin, gardent parfaitement la chaleur pendant les longs mois de

« harto frío » (froid intense). Cependant, vivre dans une maison de terre crue est aujourd’hui considéré comme un marqueur social de pauvreté, voire pire, d’« indi-généité ». Il convient au contraire de construire avec des « matériaux nobles », c’est-à-dire du ciment et du béton, même si la maison devient un frigidaire : c’est cela, le « progrès », qui associe plus la personne à l’occidental·e blanc·he qu’au·à la paysan·ne marron·ne. L’ascension sociale passe également par la consommation de produits de marques comme KFC, McDonald’s ou Starbucks, au mépris des produits locaux, bien qu’ils soient plus nutritifs et de meilleure qualité. Dans cet imaginaire, ce qui vient de l’étranger, d’Europe et des États-Unis, est

nécessaire-[3] Quijano Aníbal, « « Race » et colonialité du pouvoir », Mouvements, 2007/3 (n° 51), p. 111-118. URL : https://www.cairn.info/revue-mouvements-2007-3-page-111.htm.

ment meilleur. La résistance à des produits et des technologies gourmandes en ressources mais marqueurs de statut social (4x4, voyages réguliers en avion , etc.) implique d’identifier la rhétorique du progrès et de la modernité, afin de mieux y opposer des modes d’organisation socio-économique décolonisés, donc culturel-lement adaptés et environnementaculturel-lement viables. Cette idéologie est évidemment soutenue par le fait que le chauffage, absent de la plupart des maisons dans la ville de Cusco, est réservé aux hôtels pour touristes, tout comme la disponibilité d’eau 24 heures sur 24 , l’eau chaude avec une bonne pression dans les douches, l’accès à Internet à haut débit de façon illimitée dans chaque pièce. La lutte décoloniale, si elle doit passer par le biais idéologique, ne peut pas se passer de la dimension concrète de la colonialité du pouvoir : à l’heure actuelle, on ne demande pas à tout le monde de faire le même effort d’inconfort face à un monde dont les ressources s’épuisent ; et les fractures restent liées à l’organisation coloniale du monde.

De façon plus large, la position du Pérou dans la division internationale du tra-vail est celle d’un territoire pourvoyeur de matières premières : minerai pour les composants micro-électroniques, pétrole pour l’énergie, fruits et légumes issus de monoculture pour la consommation quotidienne, etc. Le modèle de développement extractif, nécessaire à l’accumulation, dans les Nords, de richesse et de technologies utilisant ces matières premières, est soutenu par un arsenal idéologique et maté-riel : une rhétorique de « Pérou, pays minier »4 et de diabolisation systématique de toutes les voix critiques, d’un côté ; de l’autre, un territoire national d’ores et déjà accordé à 60 % en concession à des multinationales étrangères, à des projets qui dégradent l’environnement et provoquent des conflits sociaux, soutenus par une police nationale qui sert de milice privée aux entreprises5 et fait régulièrement des morts en zone rurale. Parallèlement, comment parler de voiture low tech, plus légère et moins consommatrice, si les seules voitures accessibles à la population moyenne sont les vieilles voitures qui ne respectent plus les standards européens et sont envoyées en Amérique du Sud pour une seconde vie ? Ainsi, l’enjeu, pour le Pérou, d’une transition vers un modèle de société et de production low tech signifie nécessairement s’affranchir des relations capitalistes hiérarchiques issues de la colonisation, dans lesquelles ces territoires sont pillés depuis cinq siècles6. Mais le pendant de cette logique est également important. Dans un contexte de profonde dépendance vis-à-vis de l’Europe et de l’Amérique du Nord (la « théorie de la dépendance » en sciences sociales a montré que la pauvreté, l’instabilité poli-tique et le sous-développement des pays du Sud sont la conséquence de processus historiques mis en place par les pays du Nord ayant comme résultat la dépendance

[4] Cet adage, répété maintes fois par des responsables politiques et des journalistes, reflète l’idée que l’économie du Pérou soit basée sur et dépende de la rente minière pour vivre ; mais au-delà de ça, que l’identité même du Pérou soit lié à l’extraction minière, ce qui est symboliquement extrêmement chargé.

[5] Au Pérou, selon la loi, les policiers ont le droit de louer leurs services à des tiers privés en dehors de leurs heures de service, en utilisant leur équipement de la police nationale. Des conventions sont ainsi signées entre les entreprises extractives et la police, celle-ci servant de service de sécurité privée.

[6] Voir en particulier, « Les Veines Ouvertes de l’Amérique Latine » d’Eduardo Galeano, 1971.

économique des uns vis-à-vis des autres), se réapproprier les outils et les techno-logies est un acte fort de décolonisation. Comme le rappelle Loreto Bravo, anthro-pologue et spécialiste des communications communautaires, « il faut démystifier l’idée selon laquelle la technologie est un domaine exclusivement masculin, celui des spécialistes et des ingénieurs »7. Selon elle, pour se réapproprier les technologies, il faut rendre les connaissances accessibles : décoloniser le langage technique, les inter-relations sociales hiérarchiques, racistes et misogynes, récupérer les espaces de communalité existants dans les formes d’organisation autochtones, s’exprimer et s’organiser en marge de la société néo-coloniale qui nie ces droits au quotidien.

Conclusion

De nombreux théoriciens ont montré que la technologie n’est pas neutre mais qu’au contraire, elle est le produit du monde, qu’elle façonne à son tour. À l’évidence, les enjeux autour des outils et des technologies ne sont pas les mêmes dans des sociétés différentes, d’un côté ou de l’autre de la relation mondiale d’exploitation des ressources et de la main d’œuvre. À Cusco, de très nombreuses pratiques low tech existent déjà au quotidien, bien qu’elles ne soient jamais conceptualisées comme telles, ni dans une perspective écologique – mais partant des contraintes matérielles et économiques quotidiennes : dans cette région du monde, la résilience est un atout de survie dont on hérite de génération en génération.

Cependant, des enjeux restent similaires, notamment celui lié aux médias et aux technologies numériques. La recherche de la souveraineté technologique (autono-mie sur les infrastructures, production énergétique, autogestion dans des espaces numériques autonomes) est une réelle nécessité pour les luttes sociales. Par exemple, ces dernières années, les mouvements féministes ont réussi à faire irruption sur la scène politique péruvienne grâce aux groupes Facebook, aux hashtags sur Twit-ter et à la communication inTwit-terne via Whatsapp. Mais, au Pérou comme ailleurs, les risques de surveillance et de répression via Internet, ou encore de perte des contenus, sont réels. Comme le rappelle Loreto Bravo (voir son article dans cette publication), il est urgent de tisser des liens entre les communautés de hackeurs et les mouvements sociaux en ébullition, pour créer des espaces sociaux décolonisés, autonomes et durables.

[7] Dans : « Décoloniser les médias et les technologies numériques », dossier ritimo Médias libres : enjeux, défis et propositions, juillet 2018. Disponible en ligne.

Le Parti communiste chinois

Dans le document Au-delà du low-tech : (Page 134-137)