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Chapitre 3 : Développement du langage, compétences linguistiques et cognitives des

5. Plasticité développementale

caractéristiques structurelles et fonctionnelles de leur système nerveux central en retour, influencent certaines performances cognitives et perceptives.

5. Plasticité développementale

Bien que certaines propriétés du système auditif reposent sur des mécanismes génétiquement programmés, l’organisation cérébrale dépend également pour une grande part de l’expérience et pour notre propos, des effets des apprentissages auditifs. La présente section rend compte des données actuelles concernant les particularités du développement cérébral liées à l’absence de l’input auditif précoce.

5. 1. Développement et maturation neuronale

Des études menées chez l’animal ont montré que lorsqu’une oreille perd sa fonction par destruction des cellules ciliées, une perte d’activité est constatée au niveau du nerf auditif (Tucci, Born, & Rubel, 1987), ce qui induit, en aval, une cascade de conséquences au niveau central. Les neurones qui sont normalement excités par les cellules ciliées internes d’une oreille devenue inactive deviennent eux aussi inactifs et pour partie dégénèrent. L’étude du noyau cochléaire ventral de la gerbille entendante met en évidence une disparition naturelle de neurones de l’ordre de 22% entre le 10ème et le 12ème jour de vie, suivi d’une stabilité du nombre restant. Puis entre le jour 15 et le jour 140, la taille du noyau cochléaire augmente de 57% (Tierney & Moore, 1997). En revanche, si la surdité survient avant que l’audition ne soit fonctionnelle, de 50 à 90% des neurones du noyau cochléaire vont disparaître. Une perte de substance a également été constatée au niveau des colliculi inférieurs chez le furet (Moore, 1992) et le chat (Nishiyama, Hardie, & Shepherd, 2000). Par contre, la surdité n’affecterait pas le développement des structures ultérieures, les patterns de projections sous-corticales vers le cortex auditif primaire étant similaires chez les chats sourds congénitaux et les chats entendants (Heid, Jähn-Siebert, Klinke, Hartmann, & Langner, 1997). Chez l’adulte sourd profond humain, la déprivation sensorielle précoce et prolongée affecterait la taille des neurones du noyau cochléaire jusqu’à 50% inférieure comparativement aux sujets entendants (Moore, Niparko, Miller, & Linthicum, 1994). Ce phénomène s’explique par le fait que les mécanismes de synaptogenèse dépendants de l’expérience auditive ne sont pas mis à l’œuvre dans le cas de la surdité profonde : les synapses non appropriées ne sont pas éliminées et les connections essentielles ne sont pas formées et redistribuées dans l’arborescence dendritique (Kral & Eggermont, 2007). Au niveau cortical (potentiels évoqués auditifs corticaux), l’onde P1, marqueur de la maturité des voies auditives (myélinisation et croissance axonale) est très retardée chez les sujets implantés tardivement (Sharma, Dorman, & Spahr, 2002a) et suggère un ralentissement de la conduction de l’information. De plus la localisation d’apparition de cette onde est modifiée : chez les sujets entendants, elle est générée au niveau du gyrus temporal inférieur et à la jonction du gyrus temporal médian et du sulcus temporal supérieur,

tandis qu’en cas de surdité traitée tardivement, elle apparaît dans une zone du cortex tem

poro-pariétal, le gyrus post-central (Gilley, Sharma, & Dorman, 2008). De plus, chez les enfants implantés tardivement, cette onde n’apparaît que dans l’hémisphère controlatéral à la

stimulation, bien qu’une stimulation monaurale soit censée stimuler bilatéralement les cortex

auditifs. Ces auteurs émettent l’hypothèse qu’une période de surdité précoce et prolongée pourrait engendrer un dé-couplage des voies auditives. L’apparition de l’onde N1 est un autre marqueur de la maturité corticale. Elle apparaît vers l’âge de 5 ans chez l’enfant entendant et son développement se prolonge jusqu’à l’adolescence. Elle provient de l’activité synaptique

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de la couche corticale II et de la partie supérieure de la couche III. Cette onde N1 ne semble pas apparaître chez les enfants implantés tardivement ou tirant peu de bénéfices de leurs prothèses auditives (Eggermont & Ponton, 2003). Cette absence pourrait refléter un arrêt ou une altération de la maturation des couches corticales concernées, dont la maturation se traduit au niveau comportemental par l’habileté à traiter la parole dégradée ou la parole en milieu bruyant. Les couches corticales profondes pourraient suivre une maturation autonome en l’absence d’input auditif, tandis que la maturation des couches plus superficielles est soumise à l’expérience auditive. La plasticité des voies auditives centrales tendrait donc à diminuer avec la durée de la surdité : la dé-afférentation auditive conduit donc à une myélinisation moins importante, moins de fibres projetant vers et des cortex auditifs et/ou un plus grand pruning axonal.

Les structures des cortex auditifs ne semblent pas affectées par les mécanismes de dégénérescence constatées aux étages inférieurs. Cependant, chez les sujets sourds signants (i. e., utilisateurs de la langue des signes) issus de familles sourdes et utilisateurs occasionnels de leurs prothèses auditives, le ratio de substance blanche/grise des gyri temporaux supérieurs est augmenté (Emmorey, Allen, Bruss, Schenker, & Damasio, 2003). Le volume total des gyri de Heschl de la population étudiée n’est pas différent de celui des normo-entendants mais le volume de substance blanche est significativement réduit dans l’hémisphère gauche tandis qu’un plus grand volume de substance grise a été retrouvé dans l’hémisphère droit, différence également imputée à une réduction du volume de matière blanche. La myélinisation et la croissance axonale dans cette structure serait donc également dépendante de l’expérience sensorielle. Les fibres reliant les zones auditives aux zones motrices (faisceau arqué) seraient plus denses chez les sujets entendants. Ces auteurs ont aussi trouvé les volumes des planum temporale légèrement plus importants chez les sujets sourds comparativement aux contrôles entendants. Le volume de substance grise ne semble pas affecté par l’absence d’input sensoriel, ce probablement en raison de l’activation de ces structures par d’autres modalités sensorielles (plasticité cross-modale).

5. 2. Spécialisations cérébrales fonctionnelles et plasticité cross-modale

L’étude de patients sourds signants cérébro-lésés (AVC) a montré d’une part la latéralisation du langage dans l’hémisphère gauche mais aussi que la production et la réception de la langue des signes recrutent des zones analogues à celle des patients entendants. Ainsi, aux lésions de l’aire de Broca, sont associées des difficultés de production de la langue des signes, tandis que les lésions temporales gauches sont responsables de difficultés de compréhension et de jargonaphasie (Hickok, Bellugi, & Klima, 1998 ; voir Campbell, MacSweeney, & Waters, 2008 pour une revue). Ces résultats couplés à ceux de l’imagerie fonctionnelle de production et de réception du langage suggèrent que la zone de Broca et le lobe temporal seraient impliqués dans le langage quelle que soit la modalité

linguistique utilisée (signes versus oral). En revanche, l’activation d’autres régions cérébrales

apparaît directement liée à la modalité linguistique utilisée, comme les aires visuelles dans la réception en langue des signes. De plus, l’absence d’input auditif empêcherait la spécialisation fonctionnelle de certaines zones, en particulier au niveau du cortex auditif secondaire.

Mc Sweeney et collaborateurs (MacSweeney et al., 2002) ont comparé des adultes sourds signants, des adultes entendants signants et des adultes entendants non signants avec une tâche de compréhension de phrases. Les phrases étaient présentées en langue des signes pour les participants utilisateurs de la langue des signes et de manière audio-visuelle pour les utilisateurs de la langue orale. Les résultats ont mis en évidence des recouvrements

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d’activations dans les régions classiquement activées dans le traitement du langage. Cependant, les sourds signants se distinguent des entendants non signants par une implication des gyri occipitaux moyens et lobe pariétal inférieur gauche tandis que les entendants non signants activent bilatéralement les parties postérieures des gyri temporaux supérieurs jusqu’aux gyri de Heschl et le sulcus temporal supérieur droit. Les sourds signants diffèrent des entendants signants (pourtant même modalité linguistique) par un recrutement du gyrus temporal supérieur gauche. En l’absence d’input auditif, les régions auditives sont donc activées en réponse à des signaux visuels. Ces résultats sont confirmés par Pettito et collaborateurs (Pettito et al., 2000) qui ont remarqué la même activation bilatérale des planum temporale à la présentation de signes et de pseudosignes.

Cependant, l’activation des régions auditives ne semble pas limitée à des stimuli visuels linguistiques. Pour mettre ce phénomène en évidence, des adultes sourds congénitaux et des sujets entendants contrôles ont été soumis à une tâche dans laquelle ils devaient suivre le déplacement de points lumineux sur un écran (Finney, Fine, & Dobkins, 2001). L’IRM-f montre que le cortex auditif secondaire droit des sujets sourds est significativement activé ainsi qu’une partie du cortex primaire. Ce pattern d’activation persiste même lorsqu’ils reçoivent l’instruction d’ignorer le déplacement du point lumineux). Une observation plus surprenante a été effectuée chez un sourd congénital qui démontrait des activations bilatérales des cortex temporaux supérieurs en réponse à des vibrations produites par des sons non audibles recueillies au creux de sa main gauche. Ce participant présentait des patterns d’activités cérébrales spécifiques en fonction des fréquences sonores utilisées (Levänen, Jousmäki, & Hari, 1998).

En résumé, la déprivation auditive prolongée produit une dégénérescence des noyaux des voies auditives primaires et affecte les mécanismes de synaptogenèse à tous les niveaux de la conduction et du traitement des informations auditives. La conduction de l’information après réhabilitation de l’audition est ralentie. Au niveau cortical, la maturation des couches superficielles est retardée et affecte négativement le traitement des sons de la parole. Sur le plan fonctionnel, la modalité linguistique utilisée influence l’engagement des gyrus temporaux supérieurs qui sont activés par des signaux non auditifs.

6. Résumé

Le développement langagier cognitif, communicatif de l’enfant sourd est marqué par des facteurs qui relèvent de la déficience sensorielle elle-même et des conséquences du retard

de langage. L’absence d’input auditif au cours des 16 premiers mois de la vie (âge moyen du

diagnostic de surdité profonde bilatérale en France) conduit donc à une cascade de conséquences qui interagissent. Par son comportement vocal réduit, l’enfant sourd est moins

enrôlé dans les conduites d’échanges précoces qui permettent le développement de la

communication (compétences pragmatiques) mais aussi sollicitent ses compétences attentionnelles. La maturation neuronale des voies auditives étant dépendante de l’expérience auditive est marquée par une dégénérescence des noyaux des voies auditives primaires, une synaptogenèse imparfaite (réduction des processus de myélinisation, de développement de

l’arborescence dendritique, et de la croissance axonale), et, au niveau cortical, par un retard

de maturation des couches superficielles impliquées dans des traitements auditifs fins et des patrons électrophysiologiques spécifiques. On assiste à une adaptation fonctionnelle des zones associatives qui sont activées par des signaux transmis par d’autres modalités sensorielles. De plus, les limites technologiques des modes de réadaptation auditive (limitations spectrales en cas d’implant) et/ou lésions spécifiques de la membrane basilaire et limitations des

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possibilités d’amplification en cas de prothèses conduisent à un appauvrissement qualitatif du

signal sonore transmis. L’apparition du langage suit la réhabilitation de l’audition (prothèses ou implant cochléaire) et est retardée. Les capacités de développement du langage seraient également affectées, se reflétant par une progression annuelle inférieure à un an. Les compétences cognitives liées à l’audition et au langage, comme le traitement séquentiel et la mémoire verbale sont affectés négativement par les troubles langagiers.

Nous avons vu que le traitement médical de la surdité repose sur la suppléance de la perte auditive par des moyens audioprothétiques. Le traitement des conséquences de la surdité est éducative et rééducative. Actuellement, dès que le diagnostic de surdité est posé, une

éducation précoce, généralement au domicile de l’enfant, est assurée par une équipe

pluridisciplinaire. Elle vise à intervenir sur l’installation des conduites d’échange entre l’enfant et son entourage (communication). Dès que l’audition est réhabilitée, la fonction

d’alerte est sollicitée, mobilisant les possibilités attentionnelles indispensables aux

mécanismes d’apprentissage. Ces stratégies de sollicitation visent donc à modifier les réponses comportementales des enfants. Elles reposent sur une base théorique fondamentale que sont les mécanismes de plasticité cérébrale. Le chapitre suivant décrit les possibilités d’adaptation du cerveau aux modifications sensorielles et à l’expérience auditive.

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