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Chapitre 2 : Développement langagier chez l’enfant normo -entendant

2. Expliquer le développement des compétences langagières

Pour développer de telles compétences, divers mécanismes doivent être mis en œuvre, comme la capacité de segmenter le flux linguistique qui lui parvient. Les spécificités des interactions sociales et affectives que Kuhl et collaborateurs (2010) regroupent sous les termes de Social Gating Hypothesis jouent un rôle facilitateur. De plus, la possibilité de produire les

sons de la langue à laquelle les enfants sont exposés découlerait d’un couplage perceptivo

-moteur qui permettrait que soient stockés en mémoire des patterns auditifs qui guideraient les enfants dans leurs approximations motrices successives jusqu’à ce que la représentation auditive soit complètement matchée à la réalisation articulatoire.

2. 1. Apprentissage statistique

Pour apprendre le langage, l’enfant (mais aussi l’adulte confronté à une langue étrangère) doit extraire les unités pertinentes (mots) du flux continu qui lui parvient. Deux hypothèses ont été formulées : les individus, dès le plus jeune âge pourraient présenter une

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sensibilité à la fréquence de co-occurrence des évènements. Imaginons un corpus fréquemment adressé aux bébés, comme « oh, le joli bébé ! ». Les probabilités de successions (probabilités transitionnelles) des syllabes [jo] et [li] sont plus fortes dans le langage naturel que celles des successions [le] et [jo] ou encore entre [li] et [bé]. Cette hypothèse a été testée par Saffran et collaborateurs (1996) qui ont fait écouter à des bébés de 8 mois un flux continu constitué de quatre non-mots présentés aléatoirement et de façon a-prosodique. Les indices des frontières des « mots » étaient basés sur les différences de probabilités transitionnelles entre les syllabes, plus fortes en intra-mots qu’entre les mots. Après la phase de familiarisation, des mots de ce langage artificiel et de nouveaux mots ont été présentés aux enfants. Les enfants ont démontré une préférence pour les mots nouveaux de ce langage, ce qui indique une reconnaissance des mots entendus préalablement (Saffran, Newport, & Aslin, 1996).

L’autre hypothèse est soutenue par Perruchet et collaborateurs (Perruchet & Vinter,

1998), décrite dans le modèle PARSER. Les unités perceptives s’auto-organiseraient en

devenant de plus en plus consistantes, isomorphes à la structure du matériel par la mise en jeu de processus élémentaires du fonctionnement de la mémoire (oubli et interférence). La perception est conçue comme une succession de foci attentionnels. A chaque focus attentionnel, un nombre de syllabes est capturé. Si elles sont perçues suffisamment souvent, elles deviennent une primitive perceptive qui est renforcée à chaque fois qu’elle est entendue. Les unités les plus fréquentes dominent par le fait que les unités moins fréquentes sont oubliées par le phénomène d’interférence. La perception s’auto-organise à l’aide des processus de renforcement, d’oubli et d’interférence.

2. 2. Rôle des interactions sociales

La Social Gating Hypothesis suggère que les interactions sociales créeraient une situation d’apprentissage particulière en permettant d’augmenter le niveau d’éveil et d’attention de l’enfant, apportant de l’information mais aussi développeraient les compétences pragmatiques et activeraient les réseaux cérébraux de couplage perceptivo-moteurs.

Dans la plupart des cultures, les mères, s’adressant à leur bébé, utilisent un mode de communication spécifique, le motherese. Dès les premières semaines de vie du bébé et tout au long de la période prélinguistique, les échanges mère-enfant sont organisés en termes de tour de rôle et de réciprocité. Ces échanges se construisent à partir des productions vocales du bébé qui ont un effet déclencheur du comportement maternel. Les mères imitent puis interprètent les productions vocales des enfants. Leur voix est plus aigüe, les modulations des contours intonatifs exagérées, les formes mélodiques sont longues et douces. Les répétitions syllabiques sont fréquentes (Papousek, Papousek, & Haekel, 1987). Les mères accompagnent

souvent ces modifications vocales d’expressions faciales exagérées, de mouvements

rythmiques du corps ou d’ajustements de leur posture qui permettent de focaliser l’attention du bébé, le motiver pour favoriser les échanges (Pegg, Werker, & McLeod, 1992). En outre,

l’organisation prosodique du motherese permet de valoriser la structure phonétique et

rythmique des mots et des phrases. Les pauses rythmiques situées aux frontières des propositions jouent un rôle dans le développement de la segmentation des unités de sens de la parole continue (De Boysson-Bardies, 2005), l’acquisition du lexique et de la syntaxe (Millotte et al., 2010).

Le regard de la mère dans les échanges joue un rôle considérable dans la mobilisation de l’attention du bébé (capture attentionnelle). Le contact œil à œil initial se modifie au cours des premiers mois et les regards vont alterner entre les objets et les personnages de la dyade. L’adulte peut orienter son regard et ses commentaires vers ce qui retient l’attention du bébé,

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de même qu’il redirige l’attention et le regard vers un objet auquel le bébé n’avait pas prêté attention. Vers 9 mois, l’enfant est capable de diriger son regard dans la direction du tuteur (Brooks & Meltzoff, 2005). Cette compétence est à l’origine du développement de l’attention

conjointe. L’attention conjointe désigne un ensemble de compétences sociales qui permettent

de suivre efficacement ce que les adultes regardent mais aussi de s’engager dans des échanges. A un moment de son développement, l’enfant dirige son attention vers l’objet de l’échange et aux réactions du partenaire au fil de l’échange. C’est vers l’âge de 9 mois, que les

enfants s’engagent dans des comportements d’attention conjointe (Tomasello, 2005), période

à partir de laquelle ils commencent à devenir actifs dans la relation avec l’adulte, utilisent leur voix à des fins intentionnelles ainsi que des gestes déictiques (pointage, donner, montrer), leur

permettant de diriger et partager l’attention de l’adulte sur un élément tiers (Bruner, 1975). A

cette période apparaissent également des gestes de représentation (par exemple dormir, avion) et des gestes conventionnels culturellement définis (applaudir). Progressivement, ces premiers gestes qui font partie de routines quotidiennes vont être utilisés de manière référencée et désignent de nouveaux objets ou évènements indépendants. La co-orientation conjointe de l’attention conjointe et le pilotage de l’activité conjointe sont deux fonctions pragmatiques fondamentales impliquées dans le développement des habiletés pragmatiques ultérieures qui se manifestent dans les fonctions communicationnelles du langage.

La maîtrise du langage contribuerait fortement au développement du contrôle exécutif et de la capacité à inhiber un comportement spontané. Le contrôle exécutif est plus effectif chez les adultes bilingues (Wang, Kuhl, Chen, & Dong, 2009) mais aussi chez les enfants bilingues (Carlson & Meltzoff, 2008). Chez les enfants monolingues, le déclin de la sensibilité aux contrastes phonétiques non-pertinents (permettant aussi un développement plus rapide du langage ) est associé à une augmentation des mécanismes inhibiteurs, suggérant que des mécanismes cognitifs généraux joueraient un rôle dans l’augmentation des performances dans la langue natale et parallèlement supprimerait la sensibilité à des contrastes phonétiques non pertinents ( Kuhl & Rivera-Gaxiola, 2008).

2. 3. Le modèle DIVA (Guenther, Ghosh, & Tourville, 2006)

Le DIVA (Directions into Velocities of articulators) modèle est un modèle neuroanatomique et neurofonctionnel qui rend compte des transformations sensorimotrices soutenant le développement et le contrôle des mouvements articulatoires de la parole. Il précise le rôle du feedback auditif dans un rétrocontrôle global et l’ajustement des commandes de préparation du mouvement articulatoire (planification). Selon ce modèle, au cours de la période de babillage, les productions articulatoires permettent de développer les différentes connexions synaptiques des mécanismes de feedback auditif, tactile et proprioceptif et sont utilisés pour créer des représentations neuronales. Après la période de babillage, le modèle permet l’apprentissage de nouveaux sons à partir d’input auditifs et peut produire des combinaisons arbitraires de sons. Ce modèle comprend deux types de commandes en interaction: une planification (feedforward) et un contrôle (feedback). La production d’un phonème, par exemple /a/, débute par l’activation des cellules motrices spécialisées dans la production de ce phonème, situées au niveau du cortex prémoteur ventral. Cette aire entretient des projections avec les neurones miroirs qui sont activés par la vue ou l’audition de l’action d’autrui (Rizzolatti, Fadiga, Gallese, & Fogassi, 1996) et, selon le DIVA modèle, guideraient les mouvements articulatoires à produire. Ensuite, des informations sont envoyées depuis le cortex prémoteur aux aires corticales auditives et somatosensorielles qui encodent les attentes sensorielles pour ce phonème. Des projections vers le cortex moteur et le cervelet complètent la planification motrice. Des projections entre les cortex prémoteur et

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auditif encodent la forme sonore attendue. Ces projections sont exercées en écoutant les sons de la langue à laquelle on est exposé et par l’écoute des auto-corrections. Pendant la production du /a/ pour poursuivre avec notre exemple, le signal sonore planifié est comparé au signal acoustique reçu. Lorsqu’une erreur sonore est détectée, un signal est envoyé du cortex auditif au cortex moteur qui va réaliser une correction. Des connexions entre le cortex moteur et les aires somatosensorielles encodent les attentes proprioceptives qui découlent de l’expérience articulatoire correspondant à notre phonème /a/ et permettent de contrôler les conséquences somatosensorielles de la production articulatoire. Si une erreur articulatoire est repérée, une commande motrice corrective est envoyée via les projections entre les aires somatosensorielles et les aires motrices. La figure 2 présente le schéma du modèle réalisé par l’auteur (Guenther et al., 2006).

Figure 2 : Schéma du modèle DIVA par Guenther et collaborateurs (2006)

Selon ce modèle, la production de la parole serait donc contrôlée par deux mécanismes complémentaires (planification et feedback multimodal) qui se développent précocement. Ce modèle rend également compte des modifications neurologiques liées à l’expérience articulatoire, tant dans les aires auditives que prémotrices et motrices. Nous pensons pour

notre part, que les mêmes processus seraient à l’œuvre dans le développement du contrôle de

la voix (hauteur, intensité).

3. Résumé

En résumé, chez l’enfant normo-entendant, les compétences langagières émergeraient

des interactions entre un pré-équipement à traiter des informations auditives de façon sophistiquée, des interactions sociales qui permettent de guider l’attention des enfants vers les aspects pertinents de la parole et d’inscrire les échanges dans un but de communication, et le développement d’un mécanisme de production de la parole qui inclut, à partir de la formation

de représentation phonétiques liées à l’écoute et à la production phonétique, des processus de

planification et de contrôle auditif, kinesthésiques et proprioceptifs. Ces compétences se développent à des moments au cours desquels les possibilités de maturation neuronale sont

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maximales et propices (périodes critiques). On comprend dès lors, chez l’enfant sourd tardivement diagnostiqué, une carence à chacun de ces trois niveaux qui entraîne après

réhabilitation de l’audition non seulement un retard du développement de ces processus mais

aussi des difficultés pour les acquérir compte-tenu de processus de maturation neuronale liés aux caractéristiques de leur expérience individuelle.

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Chapitre 3 : Développement du langage,