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Le plaisir de reconnaissance : à la base des productions de fans

CHAPITRE V Discussion

5.2 Les signes : outils pour la reconnaissance

5.2.2 Le plaisir de reconnaissance : à la base des productions de fans

Dans la même lignée que la théorie du lectorat modèle, une autre théorie d’Eco nous permet de mieux comprendre l’abondance d’indices et de symboles présents dans les fan fictions. Nous avons remarqué que la continuité narrative pouvait également avoir comme objectif de participer au plaisir de reconnaissance.

Dans le cadre de ce mémoire, nous abordons cette notion de plaisir de reconnaissance selon la définition d’Eco dans De Superman au surhomme (Eco, 2012). C’est dans cet ouvrage dans lequel il traite des romans-feuilletons qu’il propose les bases pour une typologie de la reconnaissance. Selon lui, cette notion est « un ressort essentiel de l’intrigue » (ibid, p. 29). Elle permet de captiver le lectorat et de le pousser à continuer sa consommation du roman-feuilleton. Grâce à son étude, Eco distingue deux types de reconnaissance : la reconnaissance réelle et contrefaite. La première joue sur la relation mise en place entre la lectrice ou le lecteur avec le personnage principal. La personne qui lit s’identifie au personnage, à ses réactions et à ses comportements. De fait, les révélations narratives sont vécues par le public comme elles sont vécues par le personnage. Le deuxième type de reconnaissance concerne l’intrigue et sa construction, et joue sur la projection. Par exemple, la narration va informer le public d’éléments du récit que le personnage principal ne connaît pas encore. De fait, le lectorat, par sa compréhension ou maîtrise du style ou genre narratif, sera en mesure de se projeter et donc d’anticiper les révélations ou coups de théâtre. Cette reconnaissance, qu’elle soit réelle ou contrefaite, génère alors un plaisir qui va pousser le lectorat à suivre les histoires qui se développent dans les romans-feuilletons.

Il est possible d’envisager cette notion dans le contexte des univers transmédiatiques. Les productions d’un univers transmédiatique ne sont pas nécessairement réfléchies de manière linéaire telle qu’une série de romans, mais elles créent tout de même un ensemble cohérent. De plus, l’objectif principal de cette stratégie est de créer un investissement sur le long terme du public. Dans le cas d’Harry Potter, les productions

sont liées entre elles par des personnages en commun, des lieux ou encore les caractéristiques du monde magique. On peut alors imaginer que l’autrice ou les productrices et producteurs de l’univers cherchent à susciter ce plaisir de reconnaissance chez le public pour les pousser à consommer les différentes productions. Prenons l’exemple de la saga de romans. Il s’agit d’un roman-feuilleton qui s’étale sur 7 tomes dans laquelle nous suivons la rivalité entre Harry Potter et Voldemort. Cet arc narratif et les éléments que nous apprenons à chaque tome permettent au lectorat de se projeter dans le combat entre les deux personnages. On voit ici un exemple de reconnaissance contrefaite dont le but est de susciter le plaisir de reconnaissance du public pour leur donner envie de découvrir le dénouement de cet arc narratif.

De la même manière que pour les productions de l’univers, peut-on également retrouver le concept du plaisir de reconnaissance avec les fan fictions de notre corpus ? Nous allons ici aborder la reconnaissance contrefaite puisque la reconnaissance réelle se base sur un aspect plus personnel de la relation entre la lectrice ou le lecteur et les personnages des productions. Pour générer la reconnaissance contrefaite, les fan fictions doivent reprendre les codes de l’univers dans le but de créer une cohérence avec l’univers. Cette cohérence permet également au public de mieux se projeter dans l’univers. Dans le cas des fan fictions étudiées, nous avons vu qu’elles ont mobilisé des outils pour s’ancrer dans le monde magique en remplissant l’espace blanc du passé de Jedusor. Le public est alors en mesure de reconnaître au sein des fan fictions les codes du monde magique. Si les fan fictions parviennent à créer cette reconnaissance contrefaite, elles peuvent attirer un public qui connaît Harry Potter et qui désire consommer ces courts-métrages comme d’autres épisodes d’un roman-feuilleton. En l’occurrence, il s’agirait d’autres épisodes de l’univers transmédiatique sur le personnage de Jedusor. Le public visionnerait alors ces courts-métrages dans l’attente d’éprouver un plaisir de reconnaissance de retrouver le monde magique dans leur écran.

On peut également s’imaginer que le plaisir de reconnaissance n’est pas uniquement destiné aux publics des fan fictions mais à leurs créatrices et créateurs eux-mêmes. En effet, le travail créatif derrière la production de ces courts-métrages peut aller au-delà du simple but de combler un espace blanc. Nous pouvons envisager que les équipes de création ont recours à la reconnaissance également pour leur propre plaisir. Ce processus de création peut permettre aux fans de prolonger leur expérience de l’univers en interprétant, en modifiant et en jouant avec la narration canon. Dans le cadre des fan fictions de notre corpus, le terme jouer est d’autant plus éloquent. En effet, par le biais des courts-métrages, les fans s’offrent également une opportunité de « jouer » ou de s’immerger dans l’univers qu’elles ou ils apprécient. La dimension de plaisir de reconnaissance prendrait alors également en compte les propres créatrices et créateurs des fan fictions.

La méthodologie ne permet pas d’évaluer si les fan fictions du corpus parviennent à susciter un plaisir de reconnaissance chez les personnes qui les créent ou qui les visionnent. Néanmoins, notre analyse montre que les courts-métrages ont le potentiel de générer cette reconnaissance et le plaisir qui y est associé. Ce travail apporte donc une réflexion sur la notion de plaisir de reconnaissance développée par Eco (1989). En effet, alors qu’elle concernait à l’origine les romans-feuilletons, il est évident qu’elle est à actualiser avec les productions culturelles d’aujourd’hui, et notamment avec le transmedia storytelling. Alors que cette stratégie n’implique pas nécessairement la notion de sérialité dans les productions qui composent un univers, la reconnaissance est une notion qui peut permettre de créer des liens entre les productions, et par extension cet aspect de cohérence dont parlait Jenkins (2006) et Evans (2012) dans leur définition.