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de l’espace-temps du livre

III.5 QUE DEVIENT LA LECTURE ?

III.5.5 QUELLE PLACE POUR LE LECTEUR ?

L’utilisateur d’un livre en réalité augmentée est tour à tour et parfois simultanément lecteur d’un livre, spectateur d’une image animée et acteur d’une expérience de lecture plus ou moins « gamifiée ». Plusieurs termes ont été proposés pour désigner les formes de lecture nouvelles générées par les

dispositifs numériques de lecture, parmi lesquels « lecture-spectature 178 » ou « hyperlecture 179 ».

Chacun peut rendre compte d’une part de l’expérience de lecture en réalité augmentée, sans la recouvrir totalement : l’un met l’accent sur l’importance de la perception de l’image fixe ou animée, l’autre sur la non-linéarité et l’individualisation du parcours de lecture. Le caractère hétérogène et encore non stabilisé de cette expérience ne facilite pas son appréhension par un terme unique. Peut-on encore parler de lecture dans ce cas ? Roger Chartier part du constat des emplois multiples du terme au-delà du rapport aux textes écrits, notamment en ce qui concerne l’image, et justifie ainsi ce glissement : « les relations étroites nouées dans la tradition occidentale entre textes et images, lecture de l’écrit et "lecture" du tableau, incitent à poser comme centraux les rapports entre les deux formes de représentation, qui toujours s’excèdent l’une l’autre mais qui toujours aussi […] articulent le visible sur le lisible. » Cherchant ce qui peut justifier que l’on parle de « lecture d’un tableau », Louis Marin estime que « lire, c’est d’abord reconnaître une structure de signifiance 180 », en comprendre la signification et l’interpréter. La lecture

est une activité d’interprétation de signes écrits et/ou iconiques dans leur configuration et leurs relations. Le livre en réalité augmentée joue en permanence de cette articulation entre le visible et le lisible et sollicite particulièrement cette activité interprétative entre plusieurs niveaux d’écriture.

Si l’on admet que l’utilisateur d’un livre en réalité augmentée est bien un lecteur et que la consultation de cet objet est bien une forme de lecture, on a tendance néanmoins à estimer qu’elle n’est pas de même nature, que l’action du lecteur est sollicitée de manière plus explicite, plus intense, qu’on qualifie généralement d’« interactive ». Michel de Certeau parle de lectio pour désigner « l’activité liseuse », la production propre à l’activité du lecteur qu’il décrit ainsi : « Celui-ci ne prend ni la place de l’auteur ni une place d’auteur. Il invente dans les textes autre chose que ce qui était leur "intention". Il les détache de leur origine (perdue ou accessoire). Il en combine les fragments et il crée de l’in-su dans l’espace qu’organise leur capacité à permettre une pluralité indéfinie de significations 181. » Le lecteur se fraie un

chemin personnel dans un « système imposé 182 » et ce faisant crée sa propre signification. Cela

ressemble fort à la promesse de l’hypermédia : « un agencement non linéaire du discours multimédia », qui permet à chacun de tracer sa propre direction de lecture. Ce que Michel de Certeau souligne, c’est donc que la lecture est par essence active, créative et qu’elle permet déjà des lectures multiples ; ce n’est donc pas l’apanage des seuls dispositifs médiatiques numériques.

Si ce n’est pas une question de nature, ce serait donc une question d’intensité, ce que laisse entendre le terme « augmenté » : les chemins et les possibilités d’interprétation seraient plus nombreux, le choix offert d’actions plus large. C’est bien la promesse des concepteurs du dispositif : le lecteur peut avoir un rôle dans l’histoire, il la découvre et la conduit à sa manière. Mais en réalité, nous savons que tout est scénarisé et codé à l’avance, le programme informatique ne permet que ce que qui a été anticipé

178 Bertrand Gervais, Rachel Bouvet, Théories et pratiques de la lecture littéraire, Québec, Presses de

l’université du Québec, 2007, cité dans Nolwenn Tréhondart, « Le livre numérique « augmenté » au regard du livre imprimé : positions d’acteurs et modélisations de pratiques », Les Enjeux de l'information et de la

communication 2014/2 (n° 15/2), p. 31. 179 Adrian Mihalache, op. cit., p. 118-119.

180 Louis Marin, « Lire un tableau. Une lettre de Poussin en 1639 », dans Roger Chartier dir., Pratiques de la lecture, Payot, 2003, p. 135.

181 Michel de Certeau, op. cit., p. 245. 182 Michel de Certeau, op. cit., p. 245.

des actions de l’utilisateur. C’est la même illusion que celle produite par le jeu vidéo : seuls la sophistication et le nombre des chemins programmés donnent le sentiment au joueur d’agir librement dans un univers étendu. En ce sens, Adrian Mihalache estime que la lecture hypermédiatique réduit la liberté du lecteur plus qu’il ne l’augmente : « L’auteur a choisi d’avance les connexions qu’il propose. L’énoncé en hypermédia ne se borne pas à illustrer, mais se fait fort de guider l’interprétation 183. » Dans

les « Histoires animées », afin d’éviter la lassitude du jeune lecteur, certaines animations ont été rendues aléatoires : à la deuxième ou troisième lecture, les effets ne sont pas tout à fait les mêmes, donnant le sentiment que chaque lecture est différente. Dans les livres documentaires qui font apparaître un hélicoptère ou une grenouille en trois dimensions, le lecteur modifie l’angle de vue en déplaçant le livre selon ce qui l’intéresse ou l’intrigue. Pour autant, ces explorations restent limitées par la programmation informatique, elle-même conditionnée par les moyens techniques et économiques mobilisés. Au-delà d’un premier sentiment de liberté dans la découverte du dispositif, l’expérience de lecture peut s’avérer déceptive. Les enfants qui ont testé la première version de Chouette ! n’ont d’ailleurs pas manqué de reprocher à l’application le manque de possibilités d’action.

Ainsi la libération du geste interprétatif se limite rapidement aux possibilités ouvertes, qui donnent un sentiment de répétition, là où le lecteur attend un renouvellement. Trouvera-t-on le même plaisir à relire un livre en réalité augmentée que celui que procure la lecture sans cesse renouvelée d’un livre imprimé ? Cette question reste ouverte.