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de l’espace-temps du livre

III.2 UNE DIALECTIQUE DE LA PAGE ET DE L’ÉCRAN

Ce qui est en jeu dans le livre en réalité augmentée, comme dans d’autres formes éditoriales qui explorent les limites du livre, c’est l’irréductibilité sémiotique de l’écriture, le fait qu’elle ne peut exprimer l’ensemble des composantes (sonores, visuelles, haptiques…) du monde sensible. Le livre, dans son unité fondamentale qu’est la page, découle de la pensée de l’écran, telle qu’Anne-Marie Christin l’a définie. Il s’agit de tracer un espace et de l’extraire du monde sensible pour en faire un espace symbolique, dédié à l’activité d’écriture, qui deviendra ainsi un espace médiatique et médiaté. Pour autant, les créateurs ne renoncent pas à ce que cet espace puisse exprimer le monde dans ce qu’il a de vivant et de sensible et tentent d’y réintégrer les sens, l’espace et le temps. Dans le cas du livre en réalité augmentée, c’est dans une dialectique de la page et de l’écran que se situe notamment cette recherche.

Nous étudierons ce rapport particulier entre page et écran au travers des questions du cadre, de la surface et de la lumière, et du volume.

III.2.1 LA PAGE DÉPASSÉE ET RECADRÉE

Observons ce qui se passe dans le livre en réalité augmentée Chouette ! : l’unité de l’album imprimé est la double page, suivant en cela une structuration héritée de l’histoire du livre pour enfant. Cette forme visuelle, qui a depuis conquis bien d’autres secteurs éditoriaux (notamment la pédagogie), trouve son origine à la fois dans la reconnaissance de la spécificité de l’acte de lecture chez les jeunes enfants et dans les capacités techniques croissantes d’intégration du texte et de l’image des logiciels de PAO et de l’impression offset 138. Ici, chaque double page comporte un texte écrit intégré dans une illustration

qui occupe tout l’espace de la double page, à fond perdu, c’est-à-dire sans marge. C’est une maquette classique dans l’édition d’albums jeunesse. L’absence de marge fait du bord du livre le cadre qui délimite l’unité perceptive pour le lecteur, ce qu’on peut interpréter comme une volonté d’immersion du lecteur dans un univers narratif et graphique. Annette Beguin-Verbrugge explique que « les cadres et bordures sont en effet des signes à vocation métadiscursive qui donnent des indications à la fois sur les énoncés à lire et sur la direction de lecture 139 ». Les bordures ont ici une fonction indexicale, ce sont des signes

vecteurs qui « permettent de cibler l’attention du lecteur vers le lieu où se joue l’acte de communication 140 ». Mais le cadre a également une fonction partitive, il isole cet espace de son

contexte et souligne la coupure entre le monde des signes et celui des objets. L’album jeunesse crée

138 Annette Beguin-Verbrugge, Images en texte, images du texte, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du

Septentrion, 2006, p. 176-178.

139Ibid.., p. 35-36. 140Ibid., p. 42.

un espace de lecture identifié par l’image d’illustration, dont les limites se confondent avec celles de l’objet-livre : l’enfant est lecteur d’une unité iconique avant d’être lecteur d’un livre. Quand l’image occupe tout l’espace visible, Annette Beguin-Verbrugge remarque que l’effet est proche de celui du cinéma : « le lecteur en oublie encore plus volontiers l’opération d’extraction et tend à recréer mentalement un espace « hors champ » continu et homogène au monde représenté 141. »

À l’intérieur de cette image, le texte est cadré par des éléments de l’illustration sur fond clair dont les formes arrondies se fondent dans l’image : la lune, un rocher, le ciel, un nuage. Ces cadres intégrés dans l’illustration indiquent visuellement l’emplacement du texte, permettent sa lisibilité et l’intègrent comme une composante de l’image.

Sur l’écran d’un appareil mobile, la lecture de l’album en réalité augmentée anime la double page avec des éléments visuels qui sortent de son cadre et se déploient autour de l’image du livre. L’illustration est prolongée en dehors des limites de l’objet-livre, les éléments animés (papillons, feuilles…) sortent et entrent à nouveau dans la double page. Mais ces dépassements sont eux-mêmes cadrés par une bordure invisible mais bien présente : ils « s’arrêtent » à une distance précise des bords du livre, différente à chaque page. Selon sa position, il faut chercher à chaque nouvelle double page, de manière empirique, où sont les éléments en hors champ.

Il faut noter que l’une des pistes d’évolution de la collection « Histoires animées » est de modifier le rapport à la page et au monde extérieur aux limites du livre : en effet, il est question de réduire l’espace de la page qui pourra être scanné par le logiciel de reconnaissance d’image, la double page ne sera donc plus l’unité de visualisation par l’écran ; et en même temps, les animations pourraient se déployer dans un hors champ beaucoup plus étendu, bien au-delà du livre imprimé 142. La page du livre devient

alors elle-même le hors champ. De cette façon, le livre en réalité augmentée réconcilie deux modalités de l’affichage à l’écran : la page « infinie », comme la « page » web qui n’a potentiellement pas de limites, et l’adéquation du cadre de l’écran avec la page, comme ce que propose le format epub par exemple 143.

Le dispositif du livre en réalité augmentée permet de penser et d’appréhender différemment l’espace de la page, qui est poursuivi dans le hors champ, sur l’écran, par-dessus la page. Annette Béguin anticipe cette nouvelle spatialisation du texte : « il est probable que l’utilisation de produits multimédias et la généralisation du traitement par ordinateur des dispositifs graphiques contribueront à créer de nouvelles conduites perceptives et un retour à une conception du texte de plus en plus "spatialisée" 144. »

Si l’on prend un cran de recul supplémentaire, on observe que ces débordements, plus ou moins limités par une frontière invisible, sont eux-mêmes cadrés par l’espace de l’écran. On obtient ainsi un jeu d’emboîtements successifs, qui jouent avec le hors champ. Le cadre du livre est dépassé dans la limite

141Ibid., p. 66.

142 C’est le cas du livre Mur, dans lequel des éléments animés « sortent » du livre et se déplacent dans

l’environnement du lecteur selon ce qu’il cadre avec l’écran. Voir la vidéo de démonstration :

https://youtu.be/xcN55VGpGcs [consulté le 24/09/2017].

143 Julia Bonaccorsi, op. cit., p. 36-37. 144 Annette Beguin-Verbrugge, op. cit., p. 28.

du cadre de l’écran. La critique du caractère fini et délimité du livre se perçoit au travers d’un nouveau cadre lui-même « oublié » ou occulté par le lecteur, absorbé par ce qui passe « à l’intérieur » de l’écran. Il est d’ailleurs difficile d’appréhender par le regard cette succession de cadres quand on tient l’écran, car cela nécessite un recul important. Julia Bonaccorsi estime que « pour le lecteur-spectateur de l’écran numérique, le travail de la limite opéré par les bords mêmes de la machine a une part opératoire 145 ». Elle distingue « deux figures d’une rhétorique du cadre-écran : le cache et la mise en

abyme 146 », que nous retrouvons ici : dans un cas, le cadre de l’écran crée le hors champ en prélevant

au monde réel l’espace de la double page, plus ou moins exactement cadrée selon la distance et l’angle avec lequel on tient l’appareil. On pourrait détourner l’expression d’André Bazin à propos du cinéma : « Le cadre est centripète, l’écran est centrifuge 147 », en considérant que le cadre du livre qui apparaît

à l’écran indique ce qui doit être regardé, mais que l’image à l’écran construit une image mentale chez le lecteur qui « suggère une continuité de l’espace au-delà de ce qui est laissé à voir 148 ».

D’un autre côté, les emboîtements de cadres forment une mise en abyme qui « affirme avec obstination la légitimité du cadre, évince le hors champ pour l’installer dans l’image même, à cette frontière indéfinissable qui est celle du cadre dans le cadre 149 ». Le logo de la collection ou les infographies qui

la présentent mettent en avant ces emboîtements. Sur la couverture de Chouette !, le logo « Histoires animées » et le bandeau représentent le concept de la collection par la superposition du cadre de l’écran à un texte ou une image, qui délimite ainsi l’espace « animé » de celui qui ne l’est pas. Sur l’infographie du bandeau, le cadre du livre est dépassé et en même temps recadré par l’écran, dont s’échappent des notes de musique qui figurent un autre type encore de dépassement par le son.

Figure 15. Couverture de Chouette ! et bandeau.

III.2.2 TOUT EST SURFACE

L’écriture est l’invention technique et intellectuelle qui permet à l’homme de sortir de la relation orale et de se projeter dans le temps et l’espace. Elle se déploie sur différentes surfaces et matières au cours

145 Julia Bonaccorsi, op. cit., p. 29. 146 Julia Bonaccorsi, op. cit., p. 29.

147 André Bazin, cité par Annette Beguin-Verbrugge, op. cit., p. 66. 148 Annette Beguin-Verbrugge, op. cit., p. 67.

149 Citation extraite de Frédéric Lambert, « Télégramme. De l’emprunt à la citation », Les Cahiers de la

de son histoire : monuments, objets, parchemins, livres sous la forme de rouleaux, de codex, écrans, etc. Tandis que les supports de l’écriture ont eu tendance à se spécialiser pour cet usage, on observe que la réalité augmentée à l’inverse cherche à faire de toute surface du monde réel un support d’écriture potentiel, au travers de la surface de l’écran. On observe un jeu entre le papier du livre imprimé et l’écran d’affichage de l’appareil mobile : une surface plane et inerte à laquelle l’image à l’écran donne du relief, de la luminosité, du mouvement. Au travers de la surface plane de l’écran, toute surface du monde réel revêt potentiellement des qualités nouvelles et la capacité de s’animer.

III.2.3 DU VOLUME À LA PROFONDEUR

Le livre est souvent rappelé à sa planéité, parfois ressentie comme une platitude. On en oublierait presque que le livre lui-même est un objet tridimensionnel, ce que le terme « volume » évoque. Michel Melot rappelle que « le livre est né du pli », qui crée le volume 150 (ce que le livre pop-up réalise

pleinement). Yvonne Johannot estime quant à elle que le livre « donne à voir sous forme de volume le lieu du codage de l’écrit », et que le geste d’appropriation de l’objet lui-même symbolise la saisie de la pensée qu’il contient. Elle souligne également que les dimensions et le poids de l’objet-livre « veulent exprimer quelque chose sur la valeur du texte qu’il contient 151 », ce à quoi on pourrait ajouter le choix

de papier, le soin porté au façonnage, à la reliure, etc.

L’une des caractéristiques du livre en réalité augmentée, qui a été beaucoup exploitée par les éditeurs, est le passage de la planéité de la page au volume simulé à l’écran. Il s’agit alors de faire apparaître un dinosaure, un poisson, un hélicoptère ou même du texte en trois dimensions, à partir d’une surface plane. Le livre est donc un objet en volume qui porte un texte en deux dimensions, auquel le dispositif de réalité augmentée ajoute un volume simulé au travers de la surface plane de l’écran.

La distance réelle entre le livre et l’écran, et le volume simulé à l’écran qui lui-même intègre cette distance créent un effet de profondeur sur la surface bidimensionnelle de l’écran. Julia Bonaccorsi observe que les métaphores du volume et de la profondeur sont très présentes dans la sémiotisation des activités d’affichage à l’écran, alors même que « la page numérique résiste à techniquement à une pensée du texte en volume 152 ». Ce qu’elle constate dans le passage du texte potentiel au texte affiché

à l’écran, métaphorisé dans la figure du volume, nous pouvons le transposer à l’image en réalité augmentée qui par essence place des éléments simulés dans un univers tridimensionnel, et simule ainsi la profondeur.