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du livre en réalité augmentée

II.2 TROIS CROYANCES SUR LES MÉDIAS INFORMATISÉS

II.2.2 DE L’INTÉGRATION À L’HYBRIDATION

La deuxième notion régulièrement mise en avant dans les TIC et qu’Yves Jeanneret remet en question est celle de l’intégration. Selon lui, les médias informatisés agrègent des unités textuelles de formes variées dans un « dispositif unique de "gestion du texte105" » et les présentent dans un espace visuel

unique : l’écran. Ce faisant, ils peuvent masquer l’hétérogénéité des formes textuelles d’origine et en même temps les transformer. L’intégration ne crée pas une homogénéisation des textes, il faut rester attentif à leur complexité culturelle sous-jacente.

Dans le cas du livre en réalité augmentée, cette notion d’intégration que réaliserait le dispositif se rencontre surtout sous la forme de l’hybridation : la constitution d’un tout signifiant par l’assemblage de parties hétérogènes. C’est ce que sous-entend l’expression « réalité mixte » comme perception unifiée d’éléments réels et virtuels. Nous nous attacherons à repérer les valeurs associées à l’hybridation et de quelle manière elle est située au cœur de la conception des livres en réalité augmentée.

Le mariage des contraires

Nous avons relevé de nombreuses occurrences exprimant le caractère composite du livre en réalité augmentée par les métaphores du mariage ou du pont 106 : mariage improbable de l’imprimé et du

numérique (« unlikely marriage of print and digital »), pont entre réalité physique et réalité virtuelle (« to

bridge the physical with the « virtual » reality »), mélange entre technologies de pointe et contes

traditionnels (« combination of advanced technologies in classic tales »), « mariage du papier et du pixel », « le mariage parfait entre le papier et le numérique », etc. La métaphore matrimoniale renvoie au rôle qu’avait le mariage arrangé entre grandes familles ou propriétaires terriens : pacifier les relations entre deux ennemis potentiels et/ou étendre son domaine. Le pont, lui, évoque la création d’un passage entre deux territoires séparés par un obstacle infranchissable, la possibilité de rencontres, d’allers- retours et d’échanges. Par la seule combinaison d’éléments de nature différente dans un même dispositif, le livre en réalité augmentée est doté du pouvoir de réconcilier les contraires, de résoudre les contradictions et de pacifier un champ de bataille dans lequel les protagonistes s’épuisaient. L’édito du blog de l’application Collibris, consacrée aux livres, affirme ainsi : « Le livre augmenté est, selon moi, un moyen de pallier à l’antinomie trop souvent évoquée entre livre papier et évolution technologique. Plutôt que de les opposer et chercher à démontrer leur caractère contradictoire, il est préférable d’imaginer des manières de les combiner afin de créer une expérience de lecture encore plus agréable 107. »

105 Yves Jeanneret, Y a-t-il (vraiment) des technologies de l’information et de la communication ? Villeneuve-

d’Ascq, éditions du Septentrion, 2007, p. 163.

106 Voir le corpus en annexe 1, p. 82.

107 « Le livre de demain sera-t-il en réalité augmentée ? », Collibris, 25/01/2016 : http://blog.collibris-

La réalité augmentée est le fruit de recherches guidées par un puissant imaginaire de l’hybridation, qui se manifeste à plusieurs niveaux dans le cas du livre en réalité augmentée : d’un point de vue matériel, il consiste en l’association d’un livre imprimé et d’un système technique lui-même composé de plusieurs éléments (appareils, logiciels). D’un point de vue industriel, il nécessite l’association des métiers de l’édition et du design numérique (conception, développement). Du point de vue socioculturel, il conjugue les valeurs symboliques du « livre papier » (tradition, plaisir du toucher, lecture) et du « numérique » (innovation, interactivité…). D’un point de vue commercial, il repose sur le système de diffusion traditionnel des libraires et les plates-formes de téléchargement d’applications de l’économie numérique. D’un point de vue sémiotique, enfin, la réalité augmentée vise à créer une réalité mixte, dans laquelle cohabitent environnements réel et simulé ; le livre en réalité augmentée associe tangible et intangible, fixité et mouvement, mat et lumineux, etc. L’association des contraires semble en être constitutive et créer sa valeur propre.

Un avatar de la cyberculture

L’attente qui s’exprime à l’égard de la réalité augmentée appliquée au livre s’inscrit dans les évolutions que celui-ci a connues dans les décennies précédentes. L’apparition des médias informatisés a permis des dispositifs complexes « créant des œuvres hybrides où textes et nouveaux médias se côtoient de manière métaphorique, thématique et structurelle, dans un jeu d’interactions toujours renouvelées 108 ».

Anaïs Guilet considère que cette hybridation médiatique, présente dans toute la chaîne du livre, « entraîne ce que nous appellerons une culture du cyborg 109 ». Elle continue : « En effet, ces objets,

que nous avons qualifiés à plusieurs reprises d’"à la croisée des chemins", peuvent être considérés comme des êtres mi-organiques (du côté de la culture du livre) et mi-machiniques (du côté de la culture numérique). L’avènement de la cyberculture est liée à l’ère du cyborg, c’est-à-dire de l’hybridation. » Ainsi, le livre en réalité augmentée, qui associe en son sein des formes médiatiques héritées de l’histoire du livre (codex, genres éditoriaux) et des médias informatisés (images virtuelles, manipulation, jeu vidéo), appartient à ce que l’auteur appelle la « cyberculture », cet ensemble de créations culturelles hybrides que l’on retrouve par exemple sous les termes généraux de « livre numérique », « livre augmenté », « livre enrichi ». Anaïs Guilet ajoute qu’« être performant aujourd’hui implique de se faire hybride, de relever à la fois de la culture persistante du livre et de cette cyberculture qui émerge depuis déjà plusieurs dizaines d’années et avec laquelle il faut désormais compter ». Les multiples manifestations de la valeur donnée à l’hybridation dans la persistance du livre nous paraissent confirmer cette analyse. Le livre en réalité augmentée est dans cette perspective une création à la fois symptomatique et idéale, hybride dans sa nature même, une créature digne d’un Dr Frankenstein de l’édition, qui porte ses espoirs et sans doute ses faiblesses. On retrouve cette utopie de l’hybridation dans le nom de certains éditeurs et concepteurs de livres enrichis : les Apprimeurs, les éditions Volumique.

108 Guilet Anaïs, « Éditer, publier et écrire 2.0, Persistance de la culture du livre sur Internet » dans Polizzi

Gilles, Réach-Ngô Anne, Le livre, « produit culturel » ?, Paris, Orizons, 2012, p. 298.

L’alliance de l’humain et de la technique

Anaïs Guilet fait un parallèle entre les personnages fictionnels de cyborgs que sont Wolverine, Iron Man ou Robocop et les livres générés par la cyberculture. Selon elle, c’est la même interdépendance de l’humain et du technique en chacun qui les fonde 110. De la même façon, on pourrait envisager le livre

en réalité augmentée à l’aune de ce que dit Édouard Kleinpeter de l’« humain augmenté » : « Ce que recouvre le vocable "homme augmenté" ne se limite pas à un accroissement des performances (motrices, physiques, intellectuelles, etc.) ou à un allongement de la durée de vie, mais cristallise la forme la plus actuelle de l’ambiguïté du rapport que l’être humain entretient avec les technologies qu’il crée 111. » Pour l’humain comme pour le livre, l’augmentation est étroitement liée à l’hybridation.

Jacques Perriault indique que l’association entre l’organique et les fonctions fournies par la technologie peut être « directe, par des implants, par exemple, ou indirecte, par des pratiques et des discours. L’augmentation est de l’ordre de la finalité, l’hybridation par contre est de l’ordre de la modalité112 ». De

la même manière, pour voir ses capacités augmentées, le livre doit passer par la greffe d’un système technique, à la fois implant (les marqueurs invisibles qui figurent dans le livre lui-même), pratique (mise en œuvre du dispositif par le lecteur) et discours (paratexte qui indique les modalités d’utilisation du dispositif d’augmentation).

Une étape du « devenir machinique des livres » ?

Une modalité du caractère hybride du livre en réalité augmentée serait donc l’association du livre et de la machine, sous-entendant que le livre est du côté de la création humaine, de l’organique. C’est l’analogie que fait Anaïs Guilet dans l’extrait cité p. 45 entre culture du livre et organique, par associations implicites successives entre livre et papier, papier et organique, organique et humain, et – à l’opposé – « numérique » et technique. Le livre est ainsi un produit culturel dont l’aspect technique est régulièrement occulté. Mathieu Triclot relève l’effort qu’implique de le sortir de ce statut « infra- ordinaire » : « Que la technicité du jeu vidéo ou du cinéma nous frappe aujourd’hui plus que celle du livre, cela n’est possible que parce que nous avons oublié toutes les contraintes de l’objet-livre, toutes les rigueurs de l’écriture ou encore le dressage qu’implique pour la pensée la "raison graphique". Il faut tout un effort du regard pour faire réémerger la technicité de l’écriture et du livre, celle dont joue précisément la lecture 113. »

Prenant en compte précisément son caractère de plus en plus technique, Frédéric Kaplan 114, docteur

en intelligence artificielle, propose de considérer le livre comme une représentation régulée, c’est-à-dire soumise à un certain nombre de règles qui tendent progressivement à être mécanisées. C’est le cas de la production du livre, aujourd’hui entièrement mécanisée, et ce sera, selon lui, le cas de ses usages, qui feront des livres des machines.

110Ibid.

111 Édouard Kleinpeter, op. cit., p. 11-12.

112 Jacques Perriault, « Le corps artefact. Archéologie de l’hybridation et de l’augmentation » in Édouard

Kleinpeter, op. cit., p. 41.

113 Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, cité par Stéphane Vial, op. cit., p. 266. 114 Kaplan Frédéric, « Les trois futurs des livres-machines », 10 février 2012 :

Dans un billet de blog paru en 2012, il imagine alors trois « futurs des livres-machines » possibles, parmi lesquels l’hypothèse selon laquelle « après les écrans, les livres papier deviennent des interfaces structurantes pour accéder à l’ordinateur planétaire ». Dans ce scénario du « papier comme interface », « non seulement le livre papier ne va pas disparaître, mais il pourrait bien devenir une interface privilégiée pour d’autres activités que la lecture. »

Ce scénario, qui affirme la nature intrinsèquement hybride du livre du futur, est de l’ordre de la prospective. Mais il n’est pas sans effets de réalité. Dès 2009, interviewé dans Livres Hebdo, Frédéric Kaplan affirmait115 : « Le livre constitue déjà, en soi, une interface. Simple, robuste, transportable et qui

a fait ses preuves. Alors pourquoi ne pas l’utiliser pour accéder à nos contenus numérisés et pour interagir avec eux ? » Il décrivait alors un prototype, créé à l’École polytechnique de Lausanne où il était enseignant, de lampe qui contiendrait un projecteur et une caméra, une lampe dont « la lumière est interactive, elle projette des images sur ce que vous lisez ». Ce qu’il décrit ressemble beaucoup au système technique conçu par un étudiant de cette même école pour le livre expérimental Le Monde des

montagnes, premier livre en réalité augmentée que nous ayons recensé, en 2008 116. Cette vision d’un

livre-interface, d’un livre-machine support à des contenus numériques, trouve donc une réalisation très concrète qui reste d’ailleurs à ce jour une des plus abouties en matière de livre en réalité augmentée.