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2. L ES DIFFICULTÉS LIÉES À L ’ ENSEIGNEMENT DE LA LECTURE DE L ’ ŒUVRE LITTÉRAIRE

2.2 Les spécificités des textes littéraires étudiés

2.2.3 La place inégale faite aux différents angles d’entrée dans les œuvres

Les œuvres imposées en Écriture et littérature s’inscrivent dans ce qu’il est convenu d’appeler le corpus de canons littéraires français, autrement dit, les œuvres qui s’inscrivent dans ce que certains nomment la « grande littérature » (Aron, Saint-Jacques et Viala, 2010, p. 430), non sans connotation. Nous reviendrons ultérieurement sur une définition plus exhaustive du caractère littéraire de l’œuvre (chapitre 2, p. 89), mais mentionnons à ce stade que le texte littéraire se caractérise par le fait qu’il engage à le lire en adoptant un « régime de lecture littéraire », c’est-à-dire à ne plus lire sous la loupe d’un sens référentiel premier (Marghescou, 2009), mais sous ce qui apparait dans différents ouvrages relever de cinq angles, lesquels nous semblent recouper les enjeux rationnels et passionnels déjà identifiés par Dufays, Gemenne et Ledur (2005), à savoir les angles esthétique, institutionnel, historique, subjectif et formateur. De façon synthétique19

, les trois premiers réfèrent à un regard sur l’œuvre sous la loupe des qualités formelles de celle-ci, de sa reconnaissance dans le champ littéraire ou de son importance au moment de sa création et par la suite dans l’Histoire. Les deux autres angles d’entrée dans l’œuvre engagent le lecteur, l’impliquent directement en lui permettant d’établir des liens entre le propos de l’œuvre et ce qu’il est comme sujet lecteur et en lui donnant l’occasion de se former, d’apprendre.

Les professeurs du collégial font le choix d’insister plus ou moins en classe sur l’un ou l’autre des angles d’entrée dans les œuvres complètes, mais la préoccupation importante du PFGC pour l’esthétisme du texte pourrait influer sur ce choix. Les critères de performance centrés sur les « manifestations thématiques et stylistiques » ou les « procédés stylistiques et littéraires » (Gouv. du Québec, 2009a) se retrouvent souvent seuls à soutenir l’analyse des textes, au détriment d’autres angles d’entrée dans l’œuvre littéraire qui, eux aussi, peuvent présenter des difficultés pour les étudiants compte tenu de leur bagage acquis (ou non) au secondaire. Les données collectées par l’équipe de la recherche à la source de cette thèse indiquent par exemple que tous les répondants au questionnaire

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(n = 95) déclarent faire des activités d’analyse thématique ou stylistique (Dezutter, Goulet, Maisonneuve et Babin, 2012b), probablement justement en raison des obligations ministérielles.

Les critères de performances du ministère n’évoquent pas, par ailleurs, la lecture de l’œuvre sous l’angle institutionnel, sa place dans le champ littéraire. Si une large majorité de professeurs en tiennent néanmoins compte au moment de choisir les œuvres à traiter en classe, semble-t-il (Ibid.), le traitement de cet aspect en classe demeure à documenter. Le caractère historique de l’œuvre complète, qui constitue un autre angle sous lequel aborder la littérature, n’est pas non plus intégré au programme du cours d’Écriture et littérature20

. Par ailleurs, compte tenu du manque de connaissances recensé chez les étudiants du collégial sur ce contexte d’écriture, on ne s’étonnera pas des 97 % de répondants à l’enquête de Dezutter et al. qui ont déclaré, dans les trois cours de FLL, « consacrer du temps à l’étude du contexte sociohistorique des œuvres enseignées ainsi qu’à l’étude des courants littéraires auxquels elles appartiennent » (Goulet, Maisonneuve, Dezutter et Babin, 2013, p. 91). Il est aussi possible que cette pratique soit héritée de la version de 1994 du PFGC, laquelle imposait effectivement d’aborder les courants littéraires dans les cours de français au collégial. Or, toujours dans l’enquête menée par l’équipe de Dezutter,

certains enseignants interrogés expriment leur méfiance à l’égard d’une transmission de savoirs historiques qui tomberait dans l’encyclopédisme, […] ils se sentent néanmoins responsables de transmettre à leurs étudiants les connaissances suffisantes pour que ceux-ci développent une perspective historique qui chez plusieurs, selon eux, fait défaut. (Goulet et al., 2013, p. 91)

Pour aborder les œuvres complètes travaillées en Écriture et littérature, l’angle historique constitue peut-être un défi d’enseignement supplémentaire pour les professeurs, et ces derniers lui accordent peut-être trop d’importance au détriment d’autres angles qui

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En Ensemble 2, les étudiants seront tenus par un critère de performance de mentionner « des éléments significatifs du contexte culturel et sociohistorique (Gouv. du Québec, 2009a, p.11) ou, en Ensemble 3, de décrire de façon « appropriée des représentations du monde contenues ou exprimées » dans le texte (Ibid., p. 12)

engagent l’affectivité du lecteur (Goulet, 2000) comme l’angle subjectif ou formateur. Les analyses de vidéoscopies réalisées en classe de FLL par l’équipe de la recherche source (Babin, Dezutter, Goulet et Maisonneuve, 2013) révèlent d’ailleurs en ce sens que des approches davantage centrées sur le lecteur21

comme l’approche par le sujet-lecteur (Langlade et Fourtanier, 2007), l’enseignement explicite (Boyer, 1993; Gersten et Carnine, 1986) et l’enseignement stratégique (Richard et Lecavalier, 2009) ne sont pas convoquées par les professeurs ayant participé à l’étude.

La lecture de l’œuvre littéraire contribue pourtant à la formation de l’individu (Legros, 1998), ce que reconnait le PFGC dans ses intentions générales : fréquenter la littérature « permet à l’élève […] de s’inscrire dans une culture vivante, actualisée et diversifiée. Elle favorise […] une plus grande ouverture à la culture et au monde » (Gouv. du Québec, 2009a, p. 7). Or, une limite du PFGC concerne justement, d’une part, l’opérationnalisation de cette ouverture au monde et, d’autre part, la place qu’il accorde (ou n’accorde pas) aux angles subjectif ou formateur. En ce sens, le programme d’études – tout autant que la présence d’une épreuve de sanction terminale – inciterait les professeurs du cours d’Écriture et littérature et leurs collègues de FLL à centrer leurs enseignements sur les critères de performance relatifs aux angles esthétique, institutionnel ou historique, en négligeant possiblement les angles affectifs d’entrée dans les œuvres littéraires. Il faut ainsi retenir que, dans l’enseignement du français au collégial, les angles d’entrée dans les œuvres littéraires sont susceptibles de ne pas être mobilisés de façon uniforme, notamment en raison de la place inégale que leur fait le programme d’études.

Au final, compte tenu des savoirs en jeu dans la lecture des œuvres intégrales, particulièrement celles imposées en Écriture et littérature, comment les professeurs responsables de ce cours peuvent-ils intervenir avec des étudiants dont une partie éprouvent de réelles difficultés en lecture? Quelle est, dans leur perspective, leur responsabilité au collégial par rapport à celle des enseignants du secondaire au regard de la formation des

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Les auteurs situent les approches centrées sur le lecteur en opposition à celles centrées sur le texte, lesquelles convoquent, pour reprendre la division de Dufays, Gemenne et Ledur (2005), des enjeux rationnels.

étudiants à la lecture particulière qu’exige l’œuvre littéraire complète? Se pose notamment ici la question de l’identité professionnelle des professeurs du collégial.