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2. L ES DIFFICULTÉS LIÉES À L ’ ENSEIGNEMENT DE LA LECTURE DE L ’ ŒUVRE LITTÉRAIRE

2.3 Les fondements susceptibles d’influencer les pratiques des professeurs

Il n’en est pas autrement pour les professeurs de FLL que pour les autres corps professionnels : la vision qu’ils ont de leur mandat influence leurs pratiques (Petitjean, 1998). Cet ancrage identitaire (Ibid.) étant notamment construit au fil de la formation initiale, il convient d’attirer l’attention sur, premièrement, les enjeux didactiques que soulève cette formation offerte aux personnes qui s’orientent vers une carrière de professeur de français au collégial et, deuxièmement, sur les défis qui découlent de la situation au regard de l’interrelation entre la pratique, la formation et la recherche universitaire.

2.3.1 L’influence des études littéraires sur l’ancrage identitaire des professeurs et sur leurs pratiques

Quelle que soit la discipline d’enseignement, la formation la plus souvent exigée par les cégeps pour l’embauche des professeurs s’inscrit dans une perspective disciplinaire (Alexandre, 2013; CSE, 2000; Galaise, 2009; St-Pierre, Martel, Ruel et Lauzon, 2010). En

FLL, les personnes employées détiennent ainsi en large majorité un diplôme de premier

cycle en études littéraires22

, suivi d’une maitrise amorcée ou terminée dans ce même champ disciplinaire au vu des données collectées dans le cadre de la recherche à la source de cette thèse (Dezutter et al., 2009-2012). Une telle formation dans un champ disciplinaire spécialisé ne mène certes pas d’office à l’enseignement au collégial, mais cette dernière avenue peut s’avérer pour certains un débouché professionnel plus facile (Galaise, 2009): les possibilités d’embauche, notamment celles de professeurs de FLL, sont actuellement reluisantes dans les cégeps (Repentigny et Sabourin, 2011).

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Le nom du programme varie selon les institutions : études françaises, littérature, lettres, lettres et communication, etc.

Enseigner au collégial s’avère pour d’autres professeurs un choix professionnel assumé, mais ceux qui souhaitent une formation spécifique étaient confrontés jusqu’à tout récemment au fait que « malgré les progrès considérables de la pédagogie collégiale, il n’exist[ait] toujours pas de formation reconnue à l’enseignement de la littérature » au Québec (Richard et Lecavalier, 2009, s.p.). Un examen sommaire de l’offre de cours en didactique du français (ou de la littérature) adaptés à l’ordre collégial montre que les programmes de premier cycle en études littéraires n’incluent aucune activité de formation en ce sens, à l’exception de trois universités où est offert en option un cours d’enseignement de la littérature (Université de Sherbrooke, 2016; UQAC, 2016; UQAM, 2016). Certains étudiants pourraient compléter un baccalauréat en enseignement du français au secondaire et se spécialiser au deuxième cycle où l’offre de cours est plus étoffée. Des universités québécoises proposent depuis quelques années des cours ou des programmes entiers offerts en complément à la formation initiale spécialisée des professeurs du collégial et prévoient – outre la rédaction d’un essai, d’un mémoire ou d’une thèse – entre 3 et 9 crédits obligatoires en didactique. Ce nombre peut s’élever jusqu’à 30 crédits si certains cours à option spécifiques sont choisis, comme c’est le cas pour le programme de maitrise en didactique du français à l’Université Laval (2016).

Au vu des critères d’embauche des cégeps autant que de l’offre de cours des milieux universitaires, il semble donc que la formation en didactique du français soit essentiellement du ressort individuel. Envisager dans ces circonstances une carrière comme professeur au collégial implique de facto l’adoption – consciente ou non – d’un ancrage identitaire à l’égard de la profession qui parait, à la lecture d’articles scientifiques autant que de documents ministériels ou syndicaux, s’inscrire dans un spectre très large. Cet ancrage oriente nécessairement les pratiques en classe (Bucheton, 2008; Petitjean, 1998) au regard de l’œuvre littéraire complète et entraine des disparités quant aux activités mises en œuvre, aux savoirs priorisés et aux angles d’entrée choisis pour aborder l’œuvre. En France, par exemple, « l’écart se creuse entre les conceptions théoriques issues des études littéraires universitaires et l’enseignement de la littérature » en ce qui a trait aux pratiques enseignantes (Daunay, 2007a, p. 40).

À un bout du spectre, un ancrage identitaire comme professeur de littérature semble décrire les individus qui, à l’instar de leurs collègues d’autres disciplines dans les cégeps, « se sentent légitimés de persister dans une orientation strictement disciplinaire » (Lauzon, 2002, p. 42). Compte tenu de la formation que nous avons décrite, il est raisonnable d’estimer que cet ancrage se retrouve fréquemment chez les professeurs du cours d’Écriture et littérature. Les entrevues (n = 18) réalisées par l’équipe de Dezutter, Goulet, Maisonneuve et Babin (2012a) ont d’ailleurs permis de dégager la figure de l’ « être cultivé » dans le discours des professeurs : ces derniers se perçoivent presque tous « responsables » de promouvoir la littérature et de « transmettre » des savoirs historiques et culturels ». Dix des personnes rencontrées se décrivent aussi comme des experts démonstrateurs, dont l’une des fonctions est « d’amener les étudiants à comprendre les textes ». Le spécialiste disciplinaire parait ainsi calquer en classe les modèles d’enseignement de l’œuvre littéraire complète hérités des études littéraires, à savoir une centration sur le pôle texte, des pratiques transmissives de savoirs sur le monde, sur la langue et sur la littérature et une priorité à des angles d’entrée historique, institutionnel ou esthétique dans l’œuvre. D’autres chercheurs en France (Bertucci, 2004; Chanfrault- Duchet, 2001; Renard, 2011; Schmitt, 1994) et aux États-Unis (Ericson, 2001; Franzak, 2006; Hamel, 2003) ont également observé des manifestations de cet ancrage chez les professeurs du secondaire supérieur.

À l’autre bout du même spectre, certains professeurs adoptent davantage un ancrage identitaire qui s’inspire non seulement des études littéraires, mais aussi des sciences de l’éducation (pédagogie et didactique). N’excluant donc pas les pratiques associées à ceux qui adoptent l’ancrage de professeurs de littérature, ils sont néanmoins susceptibles de se préoccuper davantage des modèles didactiques les plus appropriés pour développer les compétences ciblées par le programme. Chez sept professeurs rencontrés (sur 18) par Dezutter et al. (2012a) se dégage par exemple la figure du « maïeuticien », à savoir celui qui veut faire accoucher les étudiants d’une pensée autonome, qui éveille leur esprit critique. Malgré ces bonnes intentions, le discours de certains peut révéler des pratiques encore fortement influencées par un ancrage d’expert de la littérature : l’un d’eux affirme en entrevue qu’en « expliquant le plus possible les textes peut-être difficiles, on amène les

élèves à être plus autonomes dans la lecture de textes difficiles ». Néanmoins, les professeurs qui adoptent un ancrage tenant compte d’un plus large éventail de disciplines contributoires incluent aussi du travail sur le lecteur en plus de celui sur le texte. Certains considèrent par exemple le traitement de savoirs sur les processus cognitifs impliqués dans la lecture de l’œuvre complète et celui des autres savoirs; ils peuvent aussi opter pour des angles d’entrée subjectif ou formateur dans l’œuvre. Leurs activités s’appuient ainsi sur la nature composite de la didactique du français et peuvent convoquer des approches issues des sciences cognitives comme l’enseignement explicite (Falardeau, 2002b, 2003b; Turcotte, 1997b) ou stratégique (Richard et Lecavalier, 2010) de la lecture, du socioconstructivisme comme les cercles de lecture (Ibid.), ou de la littérature comme l’approche par le genre (Canvat, 1999b) et l’approche par le sujet-lecteur (Ouellet, 2012; Sauvaire, 2015). La lecture littéraire telle que la définit Dufays (Dufays, 2006; Dufays, Gemenne et Ledur, 2005) pourrait également être convoquée (Garand, 2009; Sauvaire, 2015; Waszak et Dufays, 2015).

La division qui précède en deux conceptions de l’enseignement s’avère pourtant réductrice. Des auteurs américains comme Lee (2011), notamment, considèrent la nécessité de convoquer dans l’enseignement de la littérature les multiples champs contributifs à la discipline, à l’instar de Dufays (2007b), et Guiney (2012) affirme même qu’il n’y a plus, aux États-Unis, « “un” enseignement de la littérature mais plusieurs, opposant souvent les enseignants entre eux » (p. 121). Spratley Burtin (2009), s’appuyant sur un classement antérieur, considère dans cette veine non pas deux visions opposées, mais trois orientations qui correspondent chacune à la « perspective à partir de laquelle les enseignants approchent l’enseignement de la littérature »23

: 1) une orientation sur la compréhension (centrée sur la compétence lectorale en général, peu importe le type de texte); 2) une orientation littéraire (considérant des façons de lire adaptées aux différents genres de textes littéraires) et 3) une orientation interprétative (basée sur la lecture d’un point de vue critique). Tous ces horizons théoriques mettent ainsi en exergue la complexité des enjeux relatifs à l’enseignement de la littérature aux jeunes adultes, et l’ancrage identitaire dans lequel s’inscrivent les

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professeurs du collégial se construit à partir de leur formation, en interrelation avec la recherche sur l’enseignement de la littérature et l’expérience en classe.

2.3.2 La place de la didactique dans les cours de FLL

La situation qui prévaut au collégial en matière d’enseignement de la lecture de l’œuvre littéraire complète suscite chez certains professeurs le désir de réfléchir à la question dans le cadre d’une étude; des recherches sont ainsi produites par des praticiens du milieu, mais le Conseil supérieur de l’éducation (CSE) constate que les recherches réalisées en contexte collégial – peu importe la discipline – traitent souvent davantage de pédagogie et que leurs « résultats […] sont peu diffusés dans le milieu » (CSE, 2006, p. 47). Ainsi, malgré l’existence d’un champ de la didactique du français et l’émergence d’une didactique de la littérature depuis quelques années, l’orientation didactique – peu importe la discipline à laquelle elle s’applique – ne semble rejoindre le monde du collégial que depuis très récemment24

; la « pédagogie » prend plus régulièrement le pas sur la « didactique ». Lorsque le mot est recensé, il est souvent limité au « matériel didactique ». Des professeurs et des chercheurs du réseau PERFORMA, faisant le même constat, se sont certes penchés sur la didactique en milieu collégial et ont proposé un cadre de référence à partir du travail de Lapierre (2008), cadre qu’ils souhaitent « faire connaitre » (Bizier, 2014, p. 17), mais les percées demeurent difficiles (Ibid.).

En ce qui a trait au FLL plus particulièrement, une équipe de « recherche-action- formation » propose aux professeurs un site web, La lecture au collégial, dans lequel elle adopte (nous soulignons) le sous-titre « Approche pédagogique et stratégies de lecture pour aider les étudiants à lire et [à] comprendre ». Le propos dans l’ensemble du site est néanmoins clairement ancré dans une posture qui relève de la didactique de la lecture et met l’accent sur une approche didactique précise, le Reading Apprenticeship (Blouin, Choinière, Dubé, Ouellet, Pothier, Rivard et Roger, s.d.). Cette dernière approche, conçue

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Une recension réalisée dans les revues destinées aux professeurs du collégial (Correspondance et

Pédagogie collégiale) montre l’émergence du terme « didactique » en 1997, mais un essor un peu plus

au départ pour soutenir la lecture pour apprendre, est mise en relation avec la lecture de la littérature dans une section du site (Ouellet et Despeignes, s.d.). D’aucuns pourraient croire que de telles recherches mises en œuvre dans les milieux d’enseignement ou par les professeurs eux-mêmes contribuent à la formation continue des autres professeurs de FLL et à l’ajustement de leurs pratiques, en l’occurrence au regard de l’œuvre littéraire complète. Or, ces derniers, à l’instar de leurs pairs d’autres disciplines, ne seraient pas tellement préoccupés par l’accès aux résultats des études réalisées ou par le réinvestissement de ces résultats dans leurs pratiques, ce qui inscrit la présente thèse dans un contexte particulier en matière d’interrelations entre recherche, formation et pratique professionnelle. Ce non-retour des recherches en didactique vers la formation des professeurs, cet « éloignement » (Desgagnés et Bednarz, 2005, p. 247), soutient notre réflexion.

Au terme de cette deuxième section, il ressort une problématique sociale dont les assises reposent sur l’hétérogénéité des étudiants fréquentant le premier cours de FLL, la spécificité des œuvres littéraires complètes imposées dans ce cours, la formation en études littéraires des professeurs et le peu de retombées qu’ont les recherches en didactique sur ces derniers, même si la recherche « est censée être au service » de la pratique (Bru, 2002b, p. 134). De surcroit, nous verrons dans la prochaine section comment les travaux scientifiques recensés sur la didactique du français au collégial ne nous renseignent que peu sur les pratiques réelles d’enseignement entourant l’œuvre littéraire complète en

Écriture et littérature.

3. L’ÉTAT DE LA RECHERCHE SUR L’ENSEIGNEMENT DE LA LECTURE DE