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DE LA MAISON NOBLE AU DOMAINE DE PONT DE LANGON

II.1.3. Pierre Dulorié, visiteur de Pont de Langon

La vente du domaine est réalisée au profit de Pierre Dulorié, « avec toutes ses circonstances, appartenances et dépendances, fief, cour, rentes, droits et devoirs seigneuriaux y [étant] attachés et exprimés, tant dans les hommages rendus au roi, à cause de son duché de Guyenne, que dans les dénombrements fournis en conséquence, sans aucune exception ni résignation. »277 L’acquisition est « payée en une rente annuelle et viagère de 1 400 livres à commencer ce jour [du 17 mars 1748], [et en plus de la somme] de 22 000 livres, [que] le sieur Dulorié, acquéreur, a payé réellement comptant audit seigneur de Bourran, vendeur. »278 Ces conditions de vente inquiètent d’ailleurs Jean de Reilhac, seigneur de Sieurac et beau-frère de Joseph de Bourran qui, « au nom et comme mari de Dame Anne de Bourran, [manifeste] son besoin d’avoir connaissance de ce contrat par rapport à leur affaire de famille ».279

La maison noble du Pont de Langon que laisse Joseph de Bourran à Pierre Dulorié est donc « très dégradée et détériorée ». « Tous ses biens exigent, en totalité ou en partie, plusieurs réparations pour éviter la ruine […] : les planchers de la maison [sont] en majeure partie pourris [tandis que] ses portes-fenêtres et contrevents ont besoin d’être refaits à neuf. Les couvertures des bâtiments [d’exploitation] ont besoin d’être rétablies et [présentent] plusieurs gouttières ; la grange de la métairie s’écroule : [sa] couverture et [sa] charpente étant [en] majeure partie [au sol]. » Vouées au même sort, les terres sont dans un état d’abandon total : « les fossés des prairies sont comblés et les autres fonds ont besoin d’être refaits à neuf ».

Pierre Dulorié présente-t-il les qualités requises pour rendre à la maison noble du Pont de Langon, ses lettres de noblesse d’antan ? Bourgeois de Bordeaux, demeurant en la paroisse Sainte-Colombe, ce négociant fait montre, en tous les cas, de tous les talents nécessaires pour exceller dans sa pratique du commerce280. Ses marchandises sont nombreuses et variées : « fromage, produits coloniaux, produits graisseux mais aussi, cacao, café, coton, indigo ou bien encore, sucre, beurre, huile, savon, chandelle et suif ». Son activité le met en contact avec

277 AD33, 3 E 17550, Étude maître Perrens, notaire à Bordeaux, acte d’achat, 17/03/1748.

278 Joseph de Bourran étant décédé avant 1755, cette rente viagère s’est éteinte assez rapidement.

279 D’abord refusée par maître Perrens, « une expédition en bonne forme dudit contrat de vente lui est délivrée sur autorisation du procureur général du Parlement de Bordeaux ». AD 33, 3 E 17550, Étude maître Perrens, notaire à Bordeaux, acte d’achat, 17/03/1748.

280 Le fonds des négociants, conservé aux Archives départementales de la Gironde, contient un dossier relatif à l’activité commerciale menée par Pierre Dulorié, entre 1734 et 1750. Sur plus de 18 dossiers, ces sources sont réparties en deux domaines : 1°) la correspondance commerciale (7 B 1322 à 7 B 1326) et 2°) le commerce maritime et sa comptabilité (7 B 1327 à 7 B 1340).

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plusieurs correspondants de différents pays, tels MM. Aché et Goris, d’Amsterdam et Balguerie, de Middelbourg (Pays-Bas) ; MM. Bourdaux d’Ù Jacmel (Domingue) et Laborde de Saint-Pierre (Martinique) ; MM. Clermont et Linvood, de Londres ; MM. Galwey, de Cork (Irlande) ou Galart, de Cadix (Espagne). En France, Pierre Dulorié fait commerce avec MM. Grateloup, Arquyer et Durax, à Bayonne ; M. Marcadé, à Dunkerque et M. Guillon à Marennes ainsi que M. Embry à Paris. Il sait porter conseils à « M. Suverbie à La Martinique, désolé depuis la déclaration de guerre contre l’Angleterre, [à qui] il prédit des bouleversements [et auquel il enjoint] de battre en retraite, dépensant peu pour n’être pas forcé de faire beaucoup d’affaires qui tourneraient en ruine. » 281

Dans toute la pratique de son métier, il informe « M. Elie Leysson à La Martinique, que la présente [cargaison] [lui] parviendra par le navire Le Roi David, capitaine Fouroy, dans lequel [il a] chargé aussi à [son] adresse 08 tonneaux et demi de vin rouge de Cahors, de la meilleure qualité, 100 barils de bœuf d’Irlande ; aussi ci-joint le connaissement et la facture. Il y a aussi un tonneau de vin, marque EL, qui est un peu plus faible que l’autre mais qui, tout de même, est aussi fort bon. »282 Sa missive adressée à « M. Marcadé, à Dunkerque », en 1746, est la source précieuse indiquant que l’expérience de Pierre Dulorié dans le négoce est déjà longue : « Je vais joindre ma Maison à celle de Pierre Desvignes, mon beau-frère, peu après la foire […] ; moyennant quoi nous serons à portée de faire un commerce plus étendu et moins fatiguant. Son caractère paisible et de bonne foi me promet une entière satisfaction pour l’avenir […]. 25 années de travail m’ont un peu instruit (pour le commerce), à la vérité bien à mes dépens, ayant été en plusieurs occasions dupé par trop de bonne foi. J’ai voulu profiter de ce qui m’a couté

281 AD33, 7 B 1324, Fonds des négociants : Fonds Pierre Dulorié. Copie de lettre en date du 07 avril 1744, 1744-1746. Une autre liasse montre un Pierre Dulorié vindicatif à l’égard de « M. Audat, à Port Royal : N’ayant reçu aucune de vos nouvelles depuis le 06 décembre 1743, avec juste raison je puis me plaindre de vous. Il faut que vous soyez sans religion et sans crainte de Dieu pour agir comme vous faites à mon égard. Voilà la reconnaissance dont vous me payez après vous avoir confié mes fonds et ceux de mes amis qui m’accablent de reproches de les avoir mis entre de si mauvaises mains. Il n’y a pas votre semblable. Je vous ai dit en commençant à correspondre avec vous, que j’avais été prévenu que vous ne remettiez les fonds de personne. J’ai cru que c’était quelque [grief] qu’on avait contre vous mais malheureusement, me faille vous faire éprouver de la vérité et me plaindre de mon funeste penchant à favoriser les enfants de Bordeaux, mes patriotes. » AD33, 7 B 1324, Fonds des négociants : Fonds Pierre Dulorié. Copie de lettre en date du 17 janvier 1745, 1744-1746.

282 AD33, 7 B 1325, Fonds des négociants : Fonds Pierre Dulorié. Copie de lettre en date du 03 septembre 1748, 1747-1749.

Dans l’exercice de son métier, Pierre Dulorié sait aussi jouer de son influence dans ce monde du négoce qu’il connait bien. Ainsi s’adresse-t-il à « M. André Mertens, à La Martinique : Le porteur de la présente est Jacques Peyrelade. C’est un jeune homme qui a toujours eu projet de passer à la Martinique et le reste chez moi (sic). Depuis 4 ans, il passe dans le navire l’Etoile du Nord ; nos amis lui ont donné son passage gratis. Vous m’obligerez beaucoup de le placer dans quelque bonne Maison. Il a une belle main pour l’écriture et aime beaucoup le travail. Je vous le répète, vous me feriez bien plaisir de lui accorder un secours autant que vous le pourrez. Il m’a promis de se comporter bien [et de] contenter ceux qui l’occuperont. Il a quelques lettres de recommandation mais je lui ai recommandé de ne faire que suivre vos conseils que je vous prie de lui donner. Il compte beaucoup sur ma recommandation auprès de vous et moi sur votre amitié. » AD33, 7 B 1325, Fonds des négociants : Fonds Pierre Dulorié. Copie de lettre en date du 29 novembre 1748, 1747-1749.

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bien cher, soit en inquiétude que la perte ou bien en écartant de mon commerce celui de travailler par commission. »283

Consciencieux et rigoureux, le négociant se soumet aux impératifs administratifs requis par les connaissements, polices d’assurance, permis de décharger, billets ou lettres de changes et autres quittances de droit d’entrée. Il tient tout aussi régulièrement son « Livre journal » ainsi que celui « de dépenses ». Il réceptionne ou charge les marchandises des navires nommés La Fortune, Le Christophe de Saint-Denis, Saint-Vincent, Saint-Michel, Le Jeune Lambert, L’Étoile du Nord, L’Hyphigénie, Le Grand Dauphin, Le Vigilant. Au détour de livraisons ou expéditions effectuées, sont déclarés « pour le compte de M. Dulorié, armateur à Bordeaux : 17 barriques de sucre terré, 04 barils beurre vieux de n°1 à 4, 05 barriques beurre, 56 pipes entières d’huile fine, 20 tonneaux et 3/8e de tonneaux, 362 barils bœuf, 50 cochons, 100 barriques jambons, 12 tonneaux et 03 barriques vin rouge, 27 demi barriques vin blanc, 02 tonneaux bierre (sic), 40 frequins beurre, 30 caissons chandeles (sic), 18 caissons bougie de table, 60 barils farine, 40 caissons fromage, 06 tonneaux fromages gruyère, 50 paniers liqueur, 01 caisse contenant 100 boîtiers de thé, 02 barriques sel »284. Les permis de décharger comme les quittances de droits d’entrée montrent le circuit qu’effectuent les marchandises de Pierre Dulorié : d’abord « dirigées au Bureau de la Douane, pour y être vues, visitées, pesées et plombées, [elles sont ensuite] conduites par la Porte de Saint-Pierre ou Saint-Jean, en direction du Magasin de l’Entrepôt, des Epiciers »285, loué par le négociant bordelais.

Son aisance matérielle, son sens de l’investissement, ont, en toute logique, conduit Pierre Dulorié vers la maison noble de Pont de Langon, en 1748. Les intérêts économiques qu’il en attend se mêlent sans doute à "l’anoblissement" dont son rang de bourgeois de Bordeaux veut tirer profit. Seulement, une dizaine d’années plus tard, le nouveau seigneur de Pont de Langon est devenu un homme d’affaires en grandes difficultés financières. C’est un Pierre Dulorié ruiné par des transactions commerciales que nous retrouvons, au milieu de Pont de Langon tombé en ruines. En 1757, un arrêt du Parlement de Bordeaux établit le décret de saisie de son domaine, « à la requête des sieurs Isaac Marc Chauvin et Jean Karney, négociants aux Chartrons ».

283 AD33, 7 B 1326, Fonds des négociants : Fonds Pierre Dulorié. Copie de lettre en date du 08 octobre 1746, 1740-1749. Sa pratique du métier bien éprouvée n’entame en rien, chez Pierre Dulorié, son goût pour les affaires. Il s’en confie à « M. Galart à Cadix : Quoi qu’il en soit, il me tarde de l’avoir finie [cette affaire] pour en entamer d’autres, plus lucratives et moins embarrassantes ». AD33, 7 B 1326, Fonds des négociants : Fonds Pierre Dulorié. Copie de lettre en date du 23 septembre 1747, 1740-1749.

284 AD33, 7 B 1327, Fonds des négociants : Fonds Pierre Dulorié. Connaissements et polices d’assurance, 1739-1750.

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